Même si Goscinny et lui se connaissent depuis 1949, sur Lucky Luke, le futur scénariste d’Astérix n’arrive qu’au tome 9 dans Des Rails sur la prairie, en 1955. Il est à l’essai. Cette intégrale s’ouvre sur le tome 10, Alerte aux Pieds-Bleus dont le scénario n’est pas de Goscinny, se poursuit par Lucky Luke contre Joss Jamon, où Goscinny reprend la plume, et surtout avec Les Cousins Dalton. Entretemps, Morris signe le scénario et le dessin de deux histoires courtes pour Risque-Tout : Grabuge à Pancake Valley et Lucky Luke et Androclès, toutes deux présentes dans ce recueil. Goscinny restera ensuite le scénariste de la série jusqu’à sa mort en 1977.
Avant le technicien René Goscinny, les histoires de Lucky Luke avaient une pagination variable, la politique de l’album n’étant pas encore systématique chez Dupuis. Avec Goscinny, elles se conformeront au standard optimisé de 44 planches, toutes géniales, produites avec une régularité de métronome.
J’adore ces intégrales, parce qu’à chaque fois, nous avons le droit à une introduction savante réalisée par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault qui ont le chic pour trouver dans les archives familiales des éclairages nouveaux.
Alerte aux Pieds-Bleus
Tous ces épisodes sont mythiques. Le recueil s’ouvre sur la seule longue histoire que Goscinny n’a pas scénarisée dans ce recueil : Alerte aux Pieds-Bleus. Goscinny fait à ce moment-là des allers-retours aux États-Unis pour Georges Troisfontaines où le patron de la World’s et les Dupuis ont le projet de lancer un magazine : TV Family.
Cet épisode, Morris doit le faire seul. Ce n’est pas un problème : il va faire comme d’habitude, puiser dans les grands westerns de l’époque et les parodier. On n’est donc pas dans cette histoire à l’abri des poncifs : Indiens alcooliques, Mexicains fourbes, etc.
Et, dans une séquence, celle où la ville est complètement cernée par les Indiens qui lui font un siège impitoyable, il y a une scène qui sera longtemps reprochée à Morris : il n’y a plus rien à manger, le General Store est fermé, mais son propriétaire, un petit bonhomme adipeux au nez « caractéristique » à la Rastapopoulos et au patronyme non moins caractéristique puisqu’il s’appelle Goldsky, cache ses victuailles pour mieux les revendre sous le manteau alors que ses compatriotes meurent de faim… Ce genre de cliché malencontreux, on ne les reverra plus chez Goscinny, qui prend soin de les tourner en dérision afin qu’aucun peuple (Indiens, Mexicains, Italiens, Espagnols, Anglais, Corses, Helvètes, Russes…) ne se sente plus rabaissé.
Lucky Luke contre Joss Jamon
La bande de malfrats de Joss Jamon qui sont les premiers à mettre une ville entière sous leur coupe réglée met en scène Pete l’indécis, responsable des finances de la ville et traître patenté. Il prend les traits de Goscinny. Pourquoi « l’indécis » ? Parce que Goscinny est à ce moment-là en pleine montée en puissance, travaillant à la fois pour le Journal Tintin où il va être scénariste à tout faire, notamment pour Franquin ? Ou parce que, depuis 1951, il est un des principaux collaborateurs de la World’s Press de Georges Troisfontaines où il a rencontré un certain… Albert Uderzo ? En tout cas, sans doute par autodérision, il endosse sans problème cette apparence. Comprend-il le message ? Il ne restera plus indécis puisqu’il sera fidèle à la série Lucky Luke jusqu’à sa disparition en 1977.
Le retour des Dalton
Surtout que son idée la plus brillante, il l’a dans le troisième grand récit de ce recueil : celle de ressusciter les Dalton que Morris avait occis un peu imprudemment (comme ils l’ont été dans la réalité) dans Hors la loi, six ans plus tôt, en 1951.
Goscinny a compris que l’essence du scénario est avant tout une convention passée avec le lecteur, comme dans un jeu d’enfant : « On dit que les Dalton sont de retour… Mais ils sont morts ! Non, ce sont leurs cousins… » Et hop, c’est reparti pour trois décennies et davantage de gags et de fous rires.
Dans ces trois albums aussi, le dessin de Morris se perfectionne. Dans sa période américaine, il avait remarqué l’élégance stylistique des dessinateurs du New Yorker, et en particulier Virgil Partch, qui signait VIP, son favori. Il adopte définitivement son sens de la caractérisation distanciée et son efficacité dans les jeux visuels (comme dans cette couverture des Dalton) en contraste avec le graphisme sur-documenté de l’école d’Hergé. Un tournant dans l’histoire de la BD franco-belge.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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