Comment un ouvrage sur Calcutta peut-il commencer à Lübeck ? Que vient y faire le Comte de Saint-Germain ou encore un prisonnier originaire d’Alsace promettant à ses bourreaux allemands pendant la Première Guerre mondiale que, dans quelques années, tous leurs compatriotes seront millionnaires ? Pourquoi y croise-t-on le Juif errant ? Que vient faire dans cette histoire un ingénieur indien venu pour une conférence internationale à Paris et résidant dans un hôtel à Montmartre, près de la place Jules Joffrin ? Ou encore ce restaurant pakistanais derrière la mosquée (et la synagogue) de Withechapel si ancienne que, dit-on, Jack l’éventreur y a mangé des kebabs [1] ?
Il faut s’y attendre : pour composer son portrait de la métropole bengalie, le graphic-novelist indien Sarnath Banerjee a transcrit ce qu’est Calcutta : une ville-monde, une mosaïque de cultures venues de tous les horizons. A travers elle, il décrit avec une érudition amusée la colonisation de l’Empire des Indes par les Anglais : l’arrivée par vagues successives des fonctionnaires de l’Empire britannique totalement inadaptés au climat et aux us et coutumes du pays (« Calcutta coûte plus de sujets à l’Empire que trois Waterloo réunis »), le sentiment d’ennui, voire de détestation qu’en ont les colons ; la création d’une caste de bureaucrates indiens anglophiles, « indien de chair et de sang, et anglais par le goût et l’opinion » (Lord Macaulay, gouverneur général du Bengale), les « Babu »…
Un livre mystère
Dans son dessin sommaire, voire franchement moche mais ça n’a aucune importance, il évoque aussi un « Juif syrien » dont les ancêtres furent chassés de Sepharad en 1492, puis vécurent sous le califat fatimide et sous l’empire ottoman, avant que la route du commerce ne les mène dans le port de Calcutta, où le dernier rejeton de la lignée fait commerce d’articles de luxe. Le soir, il retranscrit secrètement et fidèlement les ragots et les scandales de la ville, sous un titre énigmatique : « Les tribulations du chat-huant »,un ouvrage rarissime que Sarnath cherchera tout au long du récit, par fidélité à son grand-père qui vient de décéder et dont il suit les obsèques. « Tous les fondateurs des grandes cités le savent, peut-on y lire : même si donner son nom à des rues et des avenues est une grande joie posthume, cela peu vous rendre un peu fou. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre qu’à chaque pleine lune, Job Charnock, le fondateur de Calcutta, répandait le sang d’un coq sur la tombe de son épouse, conformément aux rites païens. » Il évoque aussi l’un des duels fondateurs de l’histoire de la ville, pour une affaire de femme, entre Warren Hastings et Sir Philip Francis. « Le plus important spectacle mondain du siècle » qui a lieu sous les arbres séculaires – les « jumeaux meurtriers »- de Belvédère Estate.
Cet aller-retour entre le passé et le présent, entre souvenirs personnels et chroniques officielles, entre impressions locales et anecdotes exotiques ramenées de voyages successifs en Europe, traduit exactement ce que l’on ressent lorsqu’on se promène dans une ville chargée d’histoire (et d’histoires, chez Banerjee !) comme Calcutta. Dominique Lapière qui nous a longtemps vendu une image misérabiliste de la ville, avec Mère Teresa en icône mariale (mais c’était pour la bonne cause), avait mis en exergue de son livre, La Cité de la joie, cette sentence de la sagesse indienne : « Celui qui ne donne pas, n’a rien ». En l’occurrence, ici, Sarnath Banerjee nous donne tout de la ville qui l’a vu naître. D’où le sentiment de richesse qui ressort de la lecture de son livre-somme.
(par Didier Pasamonik - L’Agence BD)
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Lire aussi : Une interview de Sarnath Banerjee sur ActuaBD.
La chronique de son précédent ouvrage, Corridor.
On peut lire également sur Calcutta :
– Captifs du chaos, Ceppi, Casterman, 1986
– La malédiction de Surya, Ceppi, Casterman, 1983
– Les routes de Bharata, Ceppi, Casterman, 1982
– India dreams - 1. Les chemins de brume, Maryse & Jean-François Charles, Casterman, 2002
– Bonjour les Indes, Dodo - Ben Radis - Jano, La Sirène, 1991
Lire aussi : La Mexico City de Jessica Abel.
[1] Dans cette séquence, on sent l’influence du From Hell d’Eddie Campbell et Alan Moore, le scénariste de Northampton constituant sans aucun doute une des influences cardinales du graphic-novelist indien.