Vous étiez militaire à la Marine belge. Pourquoi avez-vous quitté les armes pour rejoindre le studio Peyo, en 1964.
J’étais tombé sur les coordonnées de Peyo par hasard. J’ai alors eu l’idée d’aller chez lui pour lui montrer mon travail. À l’armée, j’avais dessiné l’histoire complète d’un matelot milicien, de son incorporation à ses voyages à bord, en passant par sa formation militaire. Ces planches ont été publiées dans Nos Forces, le journal de l’armée belge, en 1957 ou en 1958. Je suis retombé sur ces planches dernièrement. Le scénario était maladroit, truffé d’erreurs. Et mes supérieurs avaient modifié des séquences pour en faire une publicité à la gloire de l’armée (Rires).
J’ai été chez lui, sans le prévenir, au culot ! Il m’a ouvert la porte. J’ai pu lui montrer du concret ! Cela devait faire cinq ans que je voulais quitter l’armée. Mais à l’époque, le ministre belge de la Défense refusait les départs des militaires pour différentes raisons. J’ai mis ces années à profit pour travailler mon dessin et me perfectionner. J’y suis resté de 1954 à 1965, soit de mes 18 ans à mes 29 ans. J’étais sous-officier de carrière dans la marine.
Très vite, Peyo vous utilise comme dessinateur, mais aussi comme homme à idées…
J’ai vraiment commencé à travailler sur des petits boulots ingrats. Parmi les jeunes du studio, personne ne savait faire un beau lettrage. Il faut dire que c’est un exercice difficile et exigeant ! J’ai commencé petit à petit à faire des décors pour les Schtroumpfs, puis du scénario pour Jacky et Célestin qui paraissait dans le Soir Illustré. Peyo a arrêté la série. Et j’ai embrayé sur Benoît Brisefer (Le Cirque Bodoni). François Walthéry dessinait alors ce personnage. Peu à peu, j’ai participé à toutes les séries de Peyo. Parfois, on ne le voyait pas pendant une semaine tellement il était pris par ses différentes activités. Je l’obligeais à se lever de bonne heure le samedi matin pour écrire, avec moi, du scénario pour Les Schtroumpfs et Benoît Brisefer. Si je n’avais pas agi de la sorte, nous nous serions tournés les pouces des semaines entières…
C’est donc à un de ces moments de creux que vous avez inventé Natacha pour François Walthéry ?
Oui. Je me souviens encore de ce fameux jeudi où Peyo nous a dit : « Ah ! Les jeunes, je pars aux sports d’hiver samedi ! ». Je lui ai demandé ce que nous allions faire pendant son absence. Il m’a rétorqué : « Vous trouverez bien quelque chose ! ». En réalité, on ne savait pas quoi faire ! J’ai donc téléphoné à Yvan Delporte, alors rédacteur en chef de Spirou. Il nous a dit, d’une voix charmante : « Nom de Dieu ! Il a fait ça … Mais tu sais, Roland, je ne peux pas vous filer du scénario. Peyo n’aime pas que l’on touche à ses personnages sans qu’il soit impliqué ! Il faut que vous trouviez quelque chose … ». C’est comme cela que j’ai inventé Boubou le petit puma et Roland la bricole.
Quelques temps plus tard, j’ai eu une idée d’une série mettant en scène une hôtesses de l’air. Yvan Delporte avait pas mal de copines qui exerçaient ce métier. Cela m’a inspiré. J’ai failli la dessiner moi-même, mais ma femme m’en a dissuadé. J’avais le Scrameustache en réserve. Et elle savait que je n’aurais pas été à mon aise en dessinant des voitures, des avions. La série de science-fiction était plus mon élément ! J’ai donc proposé Natacha à François Walthéry, qui travaillait également au studio. Il me demandait depuis longtemps de lui écrire des scénarios. J’ai rapidement arrêté de travailler avec François sur Natacha car j’avais trop de travail de mon côté, et lui, voulait être libre de gérer ce personnage à sa guise.
Que racontaient « Boubou le puma » et « Roland la bricole » ?
Boubou mettait en scène un puma végétarien qui était derrière les grilles d’une cage dans un zoo. Le fait qu’il ne mange pas de viande était évidemment le prétexte à des situations cocasses. Ce bricoleur maladroit était destiné à Walthéry. Ces histoires ont été publiées dans Spirou.
Quelle était l’ambiance au studio Peyo ?
Très gaie ! Mais on travaillait de manière épouvantable. Souvent, Peyo acceptait du travail alors que nous étions déjà débordés ! Du coup, nous étions obligés de travailler une nuit par semaine pour rattraper le retard. C’était terrible. Je me suis retrouvé à 28 ans avec des palpitations cardiaques anormales. Le médecin m’a demandé quel était mon métier. Lorsque je lui ai dit dans quelles conditions je travaillais, il m’a conseillé d’arrêter tout de suite !
Quels souvenirs gardez-vous de Peyo ?
C’est avec lui que j’ai le mieux fonctionné pour l’écriture de scénarios. Nous étions réellement faits pour travailler ensemble. On se renvoyait la balle tout le temps, comme dans un jeu de ping-pong. C’était aussi un homme d’affaires redoutable. J’ai appris beaucoup de chose en travaillant avec lui et je ne regrette pas une seule des secondes que j’ai passées là-bas.
Vous avez participé à l’écriture de « Panade à Champignac », une aventure de Spirou et Fantasio, pour Franquin…
Oui. André Franquin en avait ras-le-bol de Spirou et Fantasio. Il voulait arrêter, mais Dupuis l’en empêchait. Il se sentait prisonnier et commençait à déprimer. Peyo a reçu un appel téléphonique de Liliane Franquin lui demandant d’aider son mari, sinon il allait faire une dépression. Peyo est venu chez nous, et on a discuté de cela. Franquin avait déjà réalisé Bravo les Brothers, une histoire courte. Il était empêtré avec Panade à Champignac, il ne savait pas comment continuer cette histoire. On s’est dit qu’il fallait trouver une solution pour boucler l’histoire en un nombre limité de planches. En incluant Bravo les Brothers à l’album, Dupuis aurait sa nouveauté. Et cela laisserait le temps à l’éditeur de trouver un repreneur !
Nous étions alors en train de réfléchir à l’album Les Schtroumpfs et le Cracoucass. Nous avons demandé à André de venir au studio pour nous aider à définir les caractéristiques graphiques du Cracoucass. C’était bien sûr un prétexte. En deux coups de pinceau, André a cerné le volatile ! Nous avions notre Cracoucass. On l’a ensuite fait parler sur son histoire. Il en était à la page 14, où un type reçoit ses jumelles sur la figure. La suite était délirante et il aurait fallu trois albums pour raconter cette aventure de Spirou et Fantasio. André sentait que cela n’allait pas ! On lui a conseillé d’abandonner ses idées, et d’embrayer sur autre chose. Peyo lui a proposé de se charger du scénario. Franquin était soulagé par cette proposition. Quelques secondes après le départ de Franquin, Peyo me regarde en me disant : « Cela ira, Roland ? Tu vas t’en sortir ? ». (Rires). Peyo avait trop de boulot et il me chargeait de cette mission. J’ai donc écrit la fin de Panade à Champignac. On en discutait à trois, avec Peyo et André Franquin. Ce dernier venait me montrer ses pages comme un débutant. Je lui remettais mes textes, tapés à la machine. Bien entendu, Franquin retravaillait tout cela, en y mettant sa mayonnaise personnelle.
Peu de temps après, en 1970, vous reprenez le graphisme de Gil Jourdan.
Cette reprise fait suite à un gag ! Un jour, je demande à Maurice Tillieux quand paraîtra la prochaine aventure de Gil Jourdan. Il m’a dit : « Quand je trouverai un con comme toi pour la dessiner ! ». Je lui ai rétorqué : « Chiche ! ». Je travaillais toujours pour Peyo, mais je me suis dit qu’en dessinant une case par jour de Gil Jourdan, je pourrais boucler une page par semaine. C’était jouable. Maurice m’a demandé de faire un essai. J’avais pris l’habitude de dessiner des Schtroumpfs, des racines, des champignons, etc. J’ai donc appréhendé ces essais avec un certain trac ! Surtout que je n’aimais pas trop dessiner des voitures, des motos, des vélos. Et Maurice ne s’est pas gêné pour inclure ces différents moyens de locomotion dans son scénario (Rires).
Quel genre d’homme était-il ?
Charmant. Un véritable gentleman. Pas radin pour un sou, puisqu’il m’a augmenté trois fois ! Je réalisais trois ou quatre planches en crayonné, puis j’allais les lui montrer. Il les commentait en me disant ce que je devais les modifier tant au niveau de l’anatomie que de la dynamique. Je me souviens encore de ses explications sur la manière de dessiner une voiture en mouvement, pour faire « décoller les roues ». Souvent, pour les scènes de « cascades » où des voitures faisaient des embardées, il me laissait le champ libre. Il me décrivait la scène en un paragraphe, et il me laissait découper la scène comme j’en avais envie en une page ou en trois. Il s’adaptait ensuiet ! Il ne voulait pas m’imposer un certain nombre de cases.
Il s’est tué en voiture et m’a laissé avec une quinzaine de planche à terminer. Je n’avais pas de scénario. Pour mes premiers albums, Il me donnait un scénario complet. Ensuite, il me donnait un découpage de trois ou quatre planches, écrites souvent sur un bout de papier. C’était infernal !
J’ai dû boucler rapidement l’histoire d’Entre deux eaux. Maurice était en pleine réflexion sur la tournure de l’histoire et ne m’a pas expliqué la suite. J’ai terminé comme je pouvais. Je me suis aperçu que Tillieux avait une écriture particulière. Dans ses dialogues, il ne décrivait jamais ce que ses personnages faisaient. Ses personnages parlaient toujours d’autre chose. Or, la plupart des auteurs, à l’époque, avaient le réflexe contraire.
(par Nicolas Anspach)
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Dans le deuxième volet de l’interview, nous aborderons sa série, Le Scrameustache et sa collaboration avec Walt.
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– La chronique du T40 & T39 du Scrameustache
– Une interview de Gos réalisée en 2009 par Nicolas Depraeter.
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Photos : (c) Nicolas Anspach
Illustrations : (c) Gos, Walt & Glénat.
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