Dans Fred, l’histoire d’un conteur éclectique (Dargaud), celui-ci se dévoile avec la collaboration de Marie-Ange Guillaume, notamment ancienne secrétaire de rédaction du magazine Pilote. L’ouvrage ne laisse à nul autre que Philémon le soin d’interroger son créateur sur sa vie et son parcours professionnel, relatés avec moult détails et à grand renfort de superbes illustrations. Il est agrémenté d’une préface rédigée par un vieux compère : François Cavanna. Avant même la publication du livre, Fred avait accepté de revenir pour nous sur certaines de leurs étapes marquantes.
« DES GRECS DE CONSTANTINOPLE »
Pouvez-vous nous en dire plus sur vos origines familiales ?
Moi, je suis d’origine grecque. Mes parents ont quitté la Grèce après la Première Guerre mondiale et le conflit gréco-turc qui s’ensuivit. Ils n’étaient pas ensemble alors. Ma mère avait dix ans. Elle se trouvait avec toute sa famille, tous ses frères et sœurs. Et puis, pour mon père, c’était pareil.
Vos parents étaient des Grecs de Constantinople, aujourd’hui Istanbul, je crois…
Oui, des Grecs de Constantinople. Ils sont arrivés… Ce qu’ils appelaient, pour eux, l’Europe. C’était Marseille. Bon, ils ne connaissaient pas. Ensuite, ma mère a continué, avec sa famille, jusqu’à Londres. Parce que mon grand-père maternel, que je n’ai jamais connu, était parti un peu avant, pour préparer le terrain et accueillir les siens, à Londres, donc. Je ne sais pas pourquoi, il était attiré par Londres ! En tout cas, ma mère a fait toutes ses études en Angleterre.
Faut-il y voir la raison pour laquelle vous aimez préciser que vous appréciez l’humour anglais, une sorte de legs familial chez vous ?
Oui, oui… Quand j’étais tout petit, ma mère me racontait des tas d’histoires. C’est elle qui m’en a fait découvrir beaucoup, en mélangeant toutes les mythologies : anglaise, grecque et Les Mille et une nuits.
Peut-on penser qu’elle y rajoutait des choses du genre de Peter Pan de James Matthew Barrie ?
Voilà ! Et tout ça m’a aussi appris à inventer des histoires ou, après, à avoir du plaisir à les écrire ! Pendant des années, des années vraiment, je ne m’endormais jamais avant d’avoir inventé une histoire. Il n’y avait pas de télé à l’époque ! Je ne sais même pas si on avait la radio. Ça durait peut-être vingt minutes. Je ne sais pas combien de temps on met à s’endormir. Quand l’histoire était très bonne, passionnante, je m’endormais encore plus tard. Des fois, ça s’enchaînait en rêves très bizarres !
Mais je laisse partir les choses. Justement, je les laisse partir : essayer de les contrôler, mais pas trop, quoi ! Je les laisse évoluer un peu de façon naturelle, indépendante. Je veux que les histoires soient vraiment indépendantes. Parce que si l’on réfléchit trop, si l’on veut faire le malin, ça se sent ! Des fois, ça marche. Mais il faut avoir beaucoup de talent. Alors moi, finalement, j’ai le talent de laisser partir le personnage et c’est moi qui le suis ! Je ne sais, souvent, d’une page à l’autre, ce qui va se passer. Ça peut changer ! Selon ce qui m’arrive dans la vie. Et la fin des histoires… Un album, vous savez, on met à peu près au moins un an, même les dessinateurs les plus rapides, pour réaliser un album d’une cinquantaine de pages. Il y en a qui travaillent très vite, qui savent exactement. Ils ont un plan très serré.
Par exemple, Goscinny, il aimait… C’était très, très précis… Ses scénarii d’Astérix et autres, c’était très très précis, écrits impeccables : il n’y avait rien à changer !
Alors que moi, ça peut changer tout le temps. Ça n’est pas écrit. C’est en tête. Comme ça, personne ne pourrait reprendre la suite de l’histoire que je suis en train de finir, que j’essaye de finir. Parce que personne ne la connaît. Je l’ai racontée plusieurs fois, mais elle est déjà changée, dix fois !
C’est un processus de création original. N’êtes-vous pas le seul à travailler comme cela ? La priorité donnée à la liberté de création…
Je pense qu’il n’y en a pas beaucoup. C’est ça parce qu’il faut que ça soit naturel. Ce n’est pas un truc qu’on peut apprendre. On est comme ça ! Moi, je suis à l’aise en travaillant comme ça et j’ai confiance en moi. Je sais que l’histoire va arriver, jusqu’au mot fin et que ça va être cohérent. Et tout ce qui a été écrit avant la fin de l’histoire se justifie.
« DANS LES BUREAUX DE PAUL WINKLER »
Lorsque vous étiez enfant, vous avez habité rue de la Paix, à Paris. Votre père y était cordonnier et c’est là qu’un de vos amis, le fils de la concierge voisine, vous emmena dans les locaux d’Opera Mundi. C’était l’Occupation. Vous auriez ainsi découvert votre vocation pour la bande dessinée…
Oui, c’est vrai !
Cette révélation se serait donc effectuée via Popeye et autres Mandrake le Magicien, je suppose ?
J’ai découvert ça et j’avais dix ans à l’époque. On allait à l’école communale ensemble, avec ce camarade.
S’agissait-il, précisément, des séries publiées via l’agence Opera Mundi de Paul Winkler et les débuts du Journal de Mickey ?
Oui, c’est ça ! Oui, oui ! Mickey, Hop-là !, Robinson et tous ces trucs-là, issus de bandes dessinées américaines. Quand tous ces gens sont retournés aux États-Unis.
Peut-être faudrait-il rappeler que Paul Winkler était un juif français d’origine hongroise ?
Oui. Donc, il ne faisait pas bon rester là…
En somme, c’est dans les bureaux de Paul Winkler que votre vocation s’est dessinée, pourrait-on dire ?
Ah, oui, oui ! En effet… J’avais lu quelques bandes dessinées. Comme ça… Je trouvais ça très bien. J’avais neuf, dix ans, hein ! Et puis là, ce petit garçon, ce fils de concierge, qui était un ami, un jour, il avait pris les clés des bureaux d’Opera Mundi qui étaient dans l’immeuble dont ses parents étaient les gardiens.
« Tiens, je vais te montrer un truc ! » Alors là, c’était extraordinaire ! On sentait que tout avait été abandonné dans l’excitation. Des albums traînaient. Il y avait sûrement des originaux, de Mandrake et autres. Mais je ne m’en rendais pas compte, évidemment, à l’époque. Et j’avais emmené plusieurs albums.
Pris dans les bureaux, donc ?
Je ne les avais pas volés : le fils du concierge me les avaient donnés. Il avait dit : « Tiens, prends-les ! ». Ils étaient là, à traîner… Ça aurait fini dans les poubelles de toute façon !
« GOSCINNY, C’ÉTAIT UNE GRANDE AMITIÉ »
Dans la monographie publiée récemment, vous ne pouviez manquer également d’évoquer, entre autres incontournables, Hara-Kiri, Pilote, ou René Goscinny ?
Et Cavanna, Choron, Cabu, Wolinski et tous les amis des débuts.
Goscinny n’avait-il pas rédigé la préface du Naufragé du A à l’époque de sa publication ?
Oui, oui !
Confirmez-vous que lui avait accepté de publier Philémon, tandis que Yvan Delporte vous l’aurait refusé ?
Tout à fait ! Vraiment, en une demi-heure, c’était fait ! Mais, il a pris des risques, Goscinny ! Parce que Philémon, ça n’était pas évident ! Ça sortait des sentiers battus.
Vous vouliez être publié dans Spirou et, finalement, vous vous êtes retrouvé dans Pilote…
Oui, mais c’était très bien ! J’étais allé voir Spirou en premier. Parce que, à l’époque, c’était le numéro 1 dans le genre, comme journal pour adolescents. Puis, comme j’avais été refusé, je me suis rabattu sur Pilote, qui venait en second, comme objectif, pour moi. Puis, là, ça a marché, et je ne regrette pas du tout !
En plus, Goscinny, c’était une grande amitié, quand même ! En dehors du talent qu’il avait, c’était quelqu’un d’adorable, qui avait beaucoup de goût. Surtout !
Vous entreteniez manifestement de très bons rapports avec lui ?
Ah, oui ! Très bien ! Dans le travail et comme ami. C’était un plaisir de travailler avec lui. On a travaillé presque tous les jours ensemble. On a aussi fait une émission de radio qui a duré presque trois mois sur Europe 1 : Le Feu de camp du dimanche matin. Et puis, c’était une heure de grande écoute, hein ! Le dimanche matin !
(par Florian Rubis)
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En médaillon : Fred, lors de la cérémonie de clôture du Festival d’Angoulême 2011 © 2011 Florian Rubis
Fred, l’histoire d’un conteur éclectique - Par Fred & Marie-Ange Guillaume – Dargaud – 224 pages, 29 euros
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