L’ancien et le nouveau testament du Journal Tintin

Nous vous l’avions annoncé dès le tout début de l’année : la rentrée littéraire 2023 allait être marquée par l’anniversaire du Journal Tintin, et non des moindres, vu qu’il s’agit de son 77e anniversaire.

« 76, 77 ou 78 : qu’est-ce que cela change ? » Eh bien, cela change tout, en tout cas pour tous les anciens lecteurs de ce magazine qui reste l’un des piliers de la bande dessinée franco-belge.

Rappelons que l’hebdomadaire est né le 26 septembre 1946 avec Hergé comme directeur artistique, et sous la houlette de Raymond Leblanc, l’éditeur qui a imposé sa maison du Lombard comme l’un des piliers du franco-belge. En septembre 2023, c’est donc un double anniversaire qui se fête : d’un côté celui du Journal Tintin dont le slogan du « journal des jeunes de 7 à 77 ans » reste une marque de fabrique, de l’autre la longévité d’une maison d’édition qui a su se réinventer ces dernières années pour redevenir un pôle de création et un creuset de talents.

Basé sur ce slogan qui a traversé les années, il fallait donc célébrer dignement ces "septante-sept" ans. Et en plus de l’exposition déjà évoquée la semaine dernière, deux ouvrages marquent cet anniversaire et répondent largement à nos espérances.

Pas de Journal Tintin sans Tintin !

Rappelez-vous : pour les 70 ans de la maison d’édition, Le Lombard et Moulinsart s’étaient déjà associés pour livrer un imposant ouvrage de 777 pages regroupant des courts récits et des articles tirés des quarante années de publication du Journal Tintin.

Intitulé Escale en France, ce second tome de la Grande Aventure du Journal Tintin, toujours dotée de 777 pages, s’intéresse plus particulièrement à la version française du magazine. En effet, après leur rencontre en 1948, Raymond Leblanc et Georges Dargaud imaginent cette version française du Journal Tintin, qui sera effectivement un peu différente de son pendant belge, surtout pour anticiper un projet de loi qui visait à garantir 75% de création française dans les illustrés publiés dans l’Hexagone.

Dans ce premier numéro du 28 octobre 1948 entièrement reproduit dans ce volume, on comprend comment les lecteurs français ont accueilli le journal : avec certaines séries relancées rien que pour eux, ainsi que d’autres qui continuaient. Et surtout de nouvelles aventures de Tintin, à commencer par Au Pays de l’or noir interrompu huit ans plus tôt par la Seconde Guerre mondiale, un épiside qu’Hergé redessinait pour l’occasion.

Tintin est d’ailleurs au cœur de cette première partie avec près de cent pages qui lui sont consacrées. L’occasion de revenir sur les chromos Voir et Savoir, de détailler des couvertures d’Hergé réalisées spécialement pour le Journal Tintin français et surtout de comparer les deux versions françaises et belges avec leurs apports distinctifs.

Ce passionnant travail d’analyse est à mettre au crédit de Michel Vandenbergh. L’ancien collaborateur du Centre Belge de la Bande Dessinée a ainsi traqué toutes les particularités pour les rassembler dans cet épais volume de 777 pages. On retrouve de courts récits réalisés par des auteurs mythiques avec des personnages tout aussi emblématiques de la vie du journal, de récits illustrés et des pages d’annonce qui seront certainement des découvertes pour la plupart des lecteurs même s’ils mettent en scène des héros qu’ils connaisssent bien.

Prolongeant ce principe, Michel Vandenbergh ne se limite pas à placer des récits à la queue leu leu : il crée de passionnants chapitres pour illustrer des moments charnières du journal : la rivalité Tintin-Spirou avec des récits publiés qui lorgnent sur la concurrence, comme Attila ou Les Dalton, ainsi que des crossovers entre les séries avec ce bel exemple entre Jari et Michel Vaillant. Des couvertures rassemblant des héros des deux magazines témoignent aussi de la complicité et de l’amitié des auteurs par-delà cette frontière de papier.

Extrait d’un court récit des Casseurs

Puis bien entendu, chaque lecteur y trouvera des pépites, en fonction de ses affinités. Citons pêle-mêle ce gag en une planche de Thorgal, ou encore ce récit réalisé pour les 30 ans de Ric Hochet où quatorze auteurs différents ont chacun réalisé une planche. Ainsi que des courts récits des héros vedettes du journal, dont un de Bruno Brazil rappellant furieusement l’album de XIII, Là où va l’indien. C’est aussi l’occasion de reproduire des inédits en album issus des Tintin Pocket Sélection et des Super Tintin, comme ce récit de Van Hamme et Rosinski de douze pages. Un must pour les amateurs du genre !

Enfin un dernier chapitre est consacré aux méchants !! Un aguichant prétexte pour rassembler plein d’auteurs et d’héros mythiques du journal, afin qu’ils soient (presque) tous présents. Autant de madeleines de Proust qui nous émeuvent et nous surprennent.

L’hommage des hommages

Si ce second tome de La Grande Aventure du Journal Tintin nous a passionné, l’autre numéro spécial concocté par Le Lombard nous a tout simplement subjugué ! Avouons déjà que le défi était imposant : inviter des auteurs contemporains à choisir un personnage ou une série du magazine qui continue de les faire rêver. afin de lui rendre hommage. Et quelle affiche ! Plus de 77 autrices et auteurs ont accepté le défi, rassemblant au final près de 400 pages de création autour des séries les plus célèbres de l’hebdomadaire.

Au coeur de cet imposant ouvrage broché, qui évoque les recueils du Journal Tintin, on retrouve tout d’abord ceux qui avaient débuté ou percé grâce l’hebdomadaire du Lombard. Ainsi, Cosey qui n’en a définitivement pas fini avec son Jonathan puisqu’il lui consacre une nouvelle histoire, Derib imagine une rencontre entre Corentin et Buddy Longway, Dany rend hommage à Ric Hochet et ses amis Tibet & Duchâteau, Hermann reprend Comanche après plus de quarante ans d’interruption, Turk dessine un Luc Orient réinventé sous un scénario de Zidrou & Falzar, Magda & Chris Lamquet ressuscitent Gilles Roux & Marie Meuse, Crisse retrouve Nahomi après des dizaines d’années, etc.

Immanquable : Cosey et Jonathan !

On déplore naturellement quelques auteurs absents, tels qu’Andreas et Rosinski par exemple, mais ils participent néanmoins à l’aventure par le truchement de leurs personnages, repris respectivement par Clarke et par Fred Vignaux. Ce dernier n’est d’ailleurs pas le seul auteur qui prolonge ici la reprise d’une série déjà instituée : Blake & Mortimer sont à nouveau servis par Jean Van Hamme et Teun Berserik, Christophe Simon livre une nouvelle histoire de Corentin avec les couleurs d’Alexandre Carpentier, Vasco fait un dernier bout de route avec Dominique Rousseau, Luc Révillon & Chantal Chaillet et Dimitri Armand renoue avec Bob Morane quelques années après réalisé un diptyque au Lombard. Sans oublier Denis Lapière & Vincent Dutreuil, le tandem de Michel Vaillant - Légende qui reprennent ici le héros de Jean Graton dans la veine des récits des années 1970.

Le premier des hommages : Denis Lapière & Vincent Dutreuil reprennent Michel Vaillant.

Toute une série d’invités ont aussi la charge de reprendre à leur manière les héroïnes et les héros qui les ont fait vibrer. Philippe Foerster ranime Clifton avec sa vision fantastique caractéristique. Nob donne sa propre vision de Yakari, idem pour Godi avec Spaghetti. Après Thorgal, Robin Recht livre une troublante interprétation d’Alix en manque de repères alors qu’il est dans le lit d’une jeune romaine. Et que dire de cet incroyable récit de vingt pages signés par Dellac, Hamo, Zidrou & Falzar ? Il incarne magnifiquement le sentiment des lecteurs qui se ruaient semaine après semaine chez leurs libraires ou leurs kiosquiers pour connaître la suite des aventures de leurs héros favoris. Un À suivre... sur lequel ne manquent également pas de jouer Jean Van Hamme et Turk, Zidrou & Falzar dans d’autres récits.

Si certains auteurs revisitent ces séries mythiques à leur sauce, d’autres se les approprient d’une manière presque confondante. Ainsi, Philippe Xavier et Matz, qui réalisent ensemble Tango l’une des séries-phares actuelles du Lombard, se sont attelés à l’un des héros emblématiques du Journal Tintin, à savoir Bernard Prince. Même si l’on sait que Philippe Xavier est le digne héritier d’Hermann, jamais une reprise de cet univers n’avait été si cohérente : le tandem Jordan-Prince fonctionne magnifiquement, on retrouve les personnages secondaires de la série à commencer par les éléments naturels qui montrent une nouvelle fois qu’ils sont insurmontables, et surtout Xavier est tout simplement au summum de son art du début à la fin du récit. Le tout est porté par les très belles couleurs de Jérôme Maffre. Quelle claque !

La mythique série de Greg & Hermann, ressuscitée par Matz, Xavier & Maffre

On est reparti pour 77 ans !

Près de 400 pages de reprises, cela peut sembler lassant à la longue. Étonnamment, c’est un sentiment complètement différent qui nous saisit à la lecture. Tout d’abord parce qu’aucune planche ne cède à la facilité, chaque autrice et auteur s’est impliqué, livrant le meilleur d’eux-mêmes. Dans la poésie par exemple avec cette merveilleuse reprise d’Olivier Rameau par Grenson, dans le sentiment avec des Pom et Teddy enchanté par Quentin Zuttion. Sans oublier cet humoristique fil rouge tiré par le talentueux François Boucq, qui balade son trublion Jérôme Moucherot d’une série à l’autre, avec autant de cohérence que de décontraction.

Les hommages sont très différents les uns des autres, tant dans la forme que sur le fond. Ainsi, si certaines aventures auraient vraiment pu se retrouver dans le journal, d’autres sont plus revendicatives, comme celle liées à la place des femmes dans la bande dessinée ou l’évocation de l’homosexualité. Certaines jouent sur les spécificités des séries : le mobilier de Modeste et Pompon pour Nob, l’évolution des codes de la bande dessinée dans un magnifique détournement de Capitan par Nicolas Juncker, le ressenti des auteurs à la réception de leurs albums dans le magnifique hommage d’Ers & Dugomier à Macherot et sa Chlorophylle, sans oublier Trondheim et son inséparable Lapinot qui égratignent gentiment les récitatifs de Jacobs. Pour ne citer qu’eux...

Et justement, dans ce dernier récit, Lewis aborde par le biais le héros d’Hergé... qui brille bien entendu par son absence dans ces hommages. En effet, pour respecter son désir, Fanny et Nick Rodwell n’auraient jamais permis une reprise du reporter à la houppe. Il trône néanmoins en couverture, mais pas seulement ! Une série d’articles l’évoquent de bout en bout de l’imposant ouvrage (qui reste heureusement léger et manipulable à l’envi) : plusieurs articles liées au Journal Tintin lui-même, une belle introduction à l’œuvre d’Hergé réalisée par Daniel Couvreur et surtout un panel d’artistes qui ont tous commenté une case de Tintin, de Richard Gotainer à Cédric Klapisch.

Au final, ce numéro spécial 77 ans est si riche qu’il faudrait presque écrire un article sur chaque histoire et chaque auteur. Dans ce genre de collectif, on s’attend toujours à être subjectivement déçu par une histoire ou un auteur qui serait tombé dans la facilité ou dont le propos ne nous parlerait pas. Et pour le coup, ce n’est jamais le cas !

Bien entendu, les invités sont tous des proches du Lombard, de près ou de loin, mais c’est l’occasion de pouvoir découvrir le travail de plusieurs générations tout en profitant de clins d’œil bienvenus à des séries qu’on ne se lasse pas de retrouver. En effet, parmi les auteurs présents, on peut compter sur Alix Garin reprend Modeste et Pompon en livrant une magnifique et émouvante histoire liée à Franquin. Clara Lodewick qui nous offre sa vision de Bob et Bobette, Buddy Longway est vu par Mobidic, et Bastien Vivès revisite Julie, Claire & Cécile. On ne regrette pas non plus le joli tiré à part de la couverture du premier numéro du Journal Tintin encarté en fin d’ouvrage.

Bob et Bobette, par Clara Lodewick

À n’en pas douter, Le Lombard a dépassé nos attentes avec cette réalisation qui fera date. L’équipe éditoriale et ses auteurs confirment non seulement leur implication, mais aussi la manière dont ils s’inscrivent dans l’Histoire de cette maison prestigieuse. Gauthier Van Meerbeeck et son équipe démontrent que la flamme du Lombard n’est pas prête à s’éteindre. Ce numéro spécial dépasse la simple démonstration de leur vision, c’est une véritable consécration !

À ne surtout pas rater si vous avez été un jour ou l’autre un lecteur assidu du Journal Tintin. Et si vous n’avez jamais connu cette période, voici la meilleure façon de s’imaginer l’extraordinaire mélange des genres de « l’hebdomadaire pour les jeunes de 7 à 77 ans », servi par une pléiade d’auteurs qui rivalisent sans peine (mais avec humilité) avec leurs aînés.