Retour aux « basics »
Le créateur est un sculpteur de doutes. A partir de ses angoisses, de ses interrogations, il propose à l’humanité une vision qui marque une étape ou qui, plus rarement, indique une direction. Du temps de Victor Hugo, l’artiste était ce « voyant », ce « guide » éclairant les générations futures, au nom d’un don qui lui permettait d’émerger de la masse anonyme. Mais aujourd’hui que les idéologies ont fait faillite, détruites autant par l‘évidence obstinée des faits que par l’analyse, que le cynisme tient lieu de foi et que, selon la prophétique définition de Marshall Mac Luhan, « Le médium est le média », c’est-à-dire que la communication est devenue le véhicule obsessionnel de son propre discours, le créateur en revient aux questions basiques. Comment créer et surtout pourquoi ?
La trilogie du « Sommeil » procède-t-elle du chef d’œuvre ou de la fumisterie post-moderne ?
Avec sa narration ponctuée de « cuts » intrigants, son graphisme oscillant du tempo croquis à l’envolée picturale, sa ligne narrative syncopée dont le fil rouge est un « amour » que les personnages portent l’un à l’autre et qui semble être le dernier lien qui fasse vérité, cet album de Bilal subjugue autant les lecteurs que ses personnages. La trilogie du « Sommeil » procède-t-elle davantage du chef d’œuvre que de la fumisterie post-moderne ? Le diable seul connaît la réponse. On a l’impression que le procédé de Bilal consiste à mettre à chaque épisode la barre au plus haut. Le premier panneau du triptyque mettait en place un « Obscurantis Order » qui interpellait, en plaçant les protagonistes à Sarajevo, une guerre de religion qu’on croyait rangée dans les étagères poussiéreuses de l’histoire. Bilal, puis Ben Laden, sont venus démentir ce credo.
Identités
Le deuxième panneau interroge le statut du créateur, sa capacité de pouvoir faire « le mal absolu ». Un thème déjà sollicité par Sartre dans « Le Diable et le Bon Dieu » et auquel Camus avait répondu à sa façon dans « La Peste ». L’athéisme du premier répondait avec violence à l’absence du divin. Si Dieu existait, suggérait-il, il lui cracherait au visage. L’agnosticisme du second poussait à la sainteté laïque (« être un saint sans Dieu »). Les deux penseurs existentialistes avaient oublié une dimension que le XXIe siècle rappelle à propos : la notion d’identité, précisément celle que toute religion, tout système politique ou idéologique aimeraient bien faire disparaître à coup de botte au profit d’un rêve collectif idéal. Quand Bilal fait dire à un de ses protagonistes (p.30) : « Hatzfeld, c’est de quelle origine, ça ? » et que, par ailleurs, le propos de cet épisode consiste justement pour Hatzfeld à contrôler ses identités éparpillées de par le monde, on sent bien que la réponse à cette énigme est précisément dans cette question.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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