« Tous les genres sont en progression, écrit Gilles Ratier, chacun trouvant des segmentations et des publics nouveaux. Une maturation du marché qui se traduit par un approfondissement des positions acquises. » De fait, les mangas progressent de deux points de la part de l’offre, la BD franco-belge de 1%, tandis que les comics réduisent leur production de 1% et les indépendants de 3%. Autant dire que les positions sont restées étales. Mais cet équilibre tient sur un rapport de forces. L’offre franco-belge conserve son rang surtout parce que les acteurs présents ont remis leurs fonds sur le marché en rééditant les classiques forts (Gaston, Tintin, Corto Maltese, Astérix…) sous des formes nouvelles qui ont séduit le public. En face, les mangas approfondissent leur segmentation, tandis que les « produits dérivés » de la BD, livres d’illustration et essais, sont également en croissance, signe que les consommateurs ne sont pas des néophytes. Le vrai moteur du marché, cependant, est la bataille que mènent les leaders pour tenter de le dominer. La production éditoriale traduit ce combat acharné.
Le combat des chefs
On objectera, en lisant ce rapport, que ses chiffres reflètent une progression en nombre de titres publiés et en aucun cas l’état du marché, ni le chiffre d’affaires des éditeurs qui, selon nos informations, souffre de bouleversements profonds, notamment chez ceux dont les catalogues sont les plus anciens (essentiellement Média-Participations). Certes, mais en l’absence de données fiables (on attend les prochaines statistiques du Syndicat National de l’Edition et les indices d’IPSOS de GFK au début de l’année prochaine), on constatera que 64% de cette production, indicateur objectif et fiable de vitalité éditoriale [1], émane des cinq plus gros éditeurs du marché, des opérateurs que l’on ne peut pas qualifier de débutants enthousiastes et inconscients. Par ailleurs, du côté des éditeurs de mangas, des restructurations sont en cours, les plus faibles s’employant à consolider le haut de leur bilan en faisant entrer des partenaires plus puissants dans leur capital [2]. Gilles Ratier a donc raison de parler de maturation du marché : chacun des opérateurs confortant ses positions tout en restant à l’affût de nouvelles opportunités.
Le duo Delcourt-Soleil, premier producteur de BD de France
Pour autant, la crise se profile-t-elle à l’avenir ? C’est possible, car les chiffres montrent une vraie partie de bras de fer entre les leaders historiques Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Casterman et Glénat, et deux outsiders pressés : Soleil et Delcourt. Ce duo a créé il y a trois ans une filiale commune de diffusion, DelSol, reconnue comme l’une des forces commerciales les plus dynamiques du marché. S’appuyant sur ce nouvel outil, leur proposition éditoriale est passée en trois ans de 717 à 1042 titres tandis que les opérateurs traditionnels Média-Participations (Dargaud, Dupuis, Le Lombard), Glénat et Flammarion (Casterman, Fluide Glacial) sont passés, sous la pression de ces challengers agressifs, de 753 à 988 seulement, leur laissant donc la première place, Glénat réduisant même sa production, pour la première fois depuis six ans.
Certes le dynamisme d’une entreprise ne garantit pas pour autant sa rentabilité. Mais dans le cas de Delcourt, qui doit sa croissance cette année à une prise de contrôle prudente des éditions Tonkam, et qui a constitué pour lui cette année une source incontestable de marge, on ne peut que constater une habileté manœuvrière qui a lui permis de faire côtoyer dans son catalogue, sans choquer les observateurs, des œuvres aussi antinomiques que celles de Chris Ware et d’Alan Moore, de Trondheim ou de Sfar avec les Blagues de Toto dont les ventes feraient pâlir de jalousie plus d’un grand prix d’Angoulême. Du côté de Soleil, si décrié par une certaine critique, le fait est que sa filiale Futuropolis (une joint-venture avec Gallimard) a fait une percée remarquée récompensée dès la première année par un Prix Goscinny pour Lucille de Ludovic Debeurme, un Prix de la Critique pour les Petits ruisseaux de Pascal Rabaté quelques titres dans les meilleures ventes et une présence conséquente dans les nominés d’Angoulême.
Ces deux éditeurs ont incontestablement fait l’événement cette année par leur réactivité et leur créativité, leurs concurrents se contentant d’assurer leur chiffre avec des valeurs sûres. On notera que ces deux labels ont un catalogue dont le registre –également méprisé sinon agoni par une certaine critique- ressort des genres de la Science-fiction et de l’Héroïc-fantasy, une réalité culturelle présente aussi bien dans les mangas que les dans les comics, et qui prend en compte les formes scénaristiques favorites des adolescents, grands consommateurs de jeux vidéo, de RPG (jeux de rôle) et d’Internet. Leur réussite est tellement probante que Le Lombard (Groupe média) s’est enfin employé à développer un catalogue clairement destiné à les concurrencer.
Cette rivalité est, à notre avis, profitable au marché. Mais elle crée inévitablement des tensions qui sont parfois difficiles à supporter par les points de vente (qui financent indirectement cette partie de bras de fer) comme par les auteurs quelquefois secoués par ces mutations plus rapides que leur capacité d’adaptation. L’affaire Dupuis au printemps en a été un exemple éclairant.
Par ailleurs, indépendamment de « l’invasion » des genres étrangers comme les mangas, les comics ou les manwhas qui occupent désormais 52,4% de l’offre éditoriale en France, si l’on en croit toujours le rapport de Gilles Ratier, signe d’une ouverture aux autres cultures qui n’a son équivalent, ni aux Etats-Unis, et encore moins au Japon, des opérateurs étrangers puissants, comme Panini (Italie), commencent à s’installer durablement sur le marché français. Seuls les éditeurs correctement gérés et suffisamment capitalisés résisteront à cette situation sans précédent.
Un marché mature
La maturation du marché en France conduit à cette conclusion : La progression de la bande dessinée dans ce pays est arrivée à un seuil. Elle ne perdurera que si son activité colonise ou influence davantage des secteurs culturels périphériques comme la télévision ou les jeux vidéo (la multiplication de produits comme la Starac en BD ou les albums d’hommage aux personnalités du showbiz traduisent cette réalité), mais cette marge reste faible. En revanche, elle gagnera en force en conquérant les marchés étrangers, par le biais d’une synergie entre le livre et la production audiovisuelle et en adaptant son offre éditoriale à la norme mondiale, laquelle a majoritairement pris la forme de mangas et de comics.
Si la plupart des grands opérateurs, Média-Participations en tête, se sont investis dans des projets audiovisuels, seuls les Humanoïdes Associés, avec Shogun, et Dupuis, avec le Spirou-Manga de Morvan et Oshima Hiroyuki ou encore Dofus de Tot, ont marqué cette année par une proposition éditoriale innovante qui s’inscrit dans cette perspective. Nous verrons si l’avenir leur tressera des lauriers.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Les Mangas ont conforté leur position avec 42% de la proposition éditoriale de cette année.
Ph : D. Pasamonik.
[1] Contrairement aux déclarations de tirage des éditeurs qui relèvent parfois de la pure propagande.
[2] Cf. Soleil dans SEEBD et Asuka, Delcourt dans Tonkam. Selon nos informations, d’autres changements de cet ordre sont à attendre en 2007.
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