Il s’agit bien d’une question d’héritage. Sans Hugo Pratt, la bande dessinée en noir et blanc n’aurait jamais atteint l’un de ses sommets les plus éminents ; sans Claude Moliterni et l’amitié qui le liait au créateur des Scorpions du désert, cette exposition n’existerait pas. Ce sont ses héritiers, Silvina Pratt, la propre fille de l’artiste, et le collaborateur de Claude Moliterni, Cecil McKinley reprenant au pied levé un flambeau que le pionnier de la reconnaissance de la BD en France [1] avait rendu prématurément en janvier 2009. Un héritage et une passion car, sur les cimaises, on retrouve intactes la jeunesse et la curiosité qui ont amené l’artiste et l’encyclopédiste à transcender une expression populaire méprisée pour en faire un « 9e Art ».
Avec sa collection de documents et d’agrandissements de planches (parmi lesquelles celles-là même réalisées par Pierre Couperie et Claude Moliterni pour l’exposition de janvier 1974 à Angoulême), confortée par une cinquantaine de splendides originaux, l’exposition vise non pas à une exhaustivité mais à une bonne représentativité des principaux artistes du noir et blanc, qu’ils viennent d’Amérique du Nord : Winsor McCay, George Herriman, Pat Sullivan, Cliff Sterrett, Noël Sickles, Milton Caniff, Frank Godwin, Frank Robbins, Will Eisner… ou d’ailleurs. Les commissaires posent cette curieuse question : « Y-a-t’il une vie après Caniff ? »
Oui, sans conteste, le « Nouveau Testament » du noir et blanc est écrit par ses apôtres italiens : Guido Crepax, Hugo Pratt, Dino Battaglia, Sergio Toppi… et Sud-Américains Alberto Breccia, José Munoz, Solano Lopez, Carlos Trillo,… Avec leurs héritiers européens : le Français Tardi, le belge Comès… Il n’est pas jusqu’au génial Franquin avec ses Idées noires qui ne vienne y jouer sa partition.
« L’approche est chronologique, nous dit Cecil McKinley, et le choix, même s’il est subjectif, s’est porté sur les plus grands maîtres : Caniff, Pratt, Toppi… Mais aussi sur des incontournables qui ne sont pas assez mis en avant comme Cliff Sterrett, George McManus, Hal Foster… Il y a aussi évidemment un rapport avec ce qu’aimait Claude Moliterni. Ce qui lui tenait à cœur est là. Mais cela ne s’arrête pas à l’âge classique. On y a rajouté des œuvres contemporaines, car le noir et blanc continue ! »
« Tout l’art est là, ajoute Silvina Pratt. On s’aperçoit que quand on agrandit une case, comme l’avait fait Claude en 1974, on obtient quelque chose d’extrêmement poétique car avec juste deux tonalités on peut rendre quelque chose de magique. On oublie cela aujourd’hui avec la profusion des couleurs de Photoshop. On a voulu revenir à une base, à l’essentialité du dessin et du talent de l’auteur. »
« Le noir et blanc est à replacer dans les contraintes éditoriales de l’après-guerre, théorise Michel Jans, le patron du petit label Mosquito et principal éditeur de Sergio Toppi en France. Tout le monde était obligé de publier en noir et blanc. Les supports n’arrivaient à publier quelque chose de propre que comme cela. La technique était trop brute. Beaucoup d’auteurs en ont pris leur parti, en Italie en particulier où toute l’industrie de la bande dessinée était dirigée vers la vente en kiosque avec des supports bon marché, en petit format. A partir de cette contrainte matérielle, ils en ont tiré le meilleur d’eux-mêmes. Ils ont découvert toute la force de ce moyen d’expression. Cela a été la même chose avec les labels indépendants des années 1990. Tous autant qu’on était, on ne pouvait pas se permettre la couleur. De cette contrainte matérielle, on en a sorti aussi toute une esthétique. Toppi dit souvent que le noir et blanc ne permet pas de tricher. Si le dessin ne tient pas, on ne pourra pas bidouiller ou cacher ses faiblesses. A partir de là, cette espèce d’honnêteté et de force expressive s’impose naturellement. Ce que montre l’expo, c’est qu’avec les auteurs contemporains comme Marc-Antoine Mathieu, Chabouté, Tanquerelle, Pedrosa ou Danijel Zezelj, on n’est pas encore au bout de ce moyen d’expression. »
Nous en reparlerons en tout cas à la prochaine rentrée car le Festival BD-FIL de Lausanne s’apprête à faire une autre exposition sur le même thème, décidément dans l’air du temps.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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La bande dessinée, un art en noir et blanc. Médiathèque Jacques Demy, 24 quai de la Fosse – Nantes.
Du 5 juin au 28 août 2010, du mardi au samedi, de 13h00 à 18h00.
Le jeudi 24 juin aura lieu une table ronde d’auteurs avec Marc-Antoine Mathieu, Patrice Serres, Cyril Pedrosa, Tanquerelle. Salle Jules Vallès à 19h00.
Réservations et ateliers pour enfants : Tel : 02 40 41 95 95.
Site Internet de l’expo
[1] Co-créateur du Festival d’Angoulême, Claude Moliterni fut l’animateur des premières revues spécialisées en France et surtout l’initiateur des premières grandes expositions sur la BD.
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