Décidément, la caricature à la française vit un sale moment. Alors que l’on est encore dans l’émotion et le souvenir suite à l’assassinat, il y a un an, de l’équipe de Charlie Hebdo, alors que plus d’une centaine d’ouvrages ont été écrits à la suite de cet événement, voici que le journal satirique se rappelle directement à l’actualité en publiant un dessin contesté de Riss, l’un des dessinateurs réchappés du massacre.
Tripoteurs de fesses...
"La misère humaine a une dimension inhumaine" disait Coluche. Charlie Hebdo tente pourtant d’en rendre compte, par le rire. Apprenant l’odieuse agression perpétrée auprès de femmes pendant le réveillon du Nouvel An à Cologne et dont, selon les sources officielles, la majorité aurait été le fait d’immigrés illégaux ou des demandeurs d’asile, Riss a réagi à sa façon en se saisissant d’un dessin dont il était l’auteur et qui avait déjà choqué la communauté internationale à l’époque montrant le petit Aylan, un réfugié syrien mort noyé, à côté d’un McDonald. Cette fois, il recycle l’icône en interrogeant cette hypothèse : que ce serait-il devenu le petit Aylan s’il avait grandi ? "Tripoteur de fesses en Allemagne", écrit le dessinateur.
Le dessin a immédiatement soulevé le tollé. "C’est l’histoire d’un dessin pas très clair, et un peu stupide. Un dessin de Riss, un dessin parmi tous les dessins parfois très drôles, parfois pas du tout, qu’on peut voir chaque semaine dans Charlie Hebdo" écrit Libération. "Un dessin révoltant. Quelle saloperie d’imaginer un gosse-mort dans de telles conditions -en futur violeur. Ignoble caricature ! En plus, très facile de dézinguer un gosse de pauvres dans sa tombe" peut-on lire sur Médiapart.
Rania Al Abdulah, la reine de Jordanie elle-même s’est fendue d’un tweet indigné où elle écrit : "Aylan aurait pu être un médecin, un professeur, un parent aimant..." et de reproduire une autre caricature, de son compatriote Ossama Eid Ajjaj, un caricaturiste peu amène avec les intégristes islamiques, où il illustre cette sentence.
Le rôle des réseaux sociaux
Bien que ce dessin maladroit -mais qui s’explique par le volonté de choquer qui est depuis toujours dans la ligne "bête et méchante" de Charlie Hebdo- ne soit pas vraiment défendable, dans le même article de Libération, Daniel Schneidermann explique le rôle particulier des réseaux sociaux dans la diffusion de cette affaire : "Le dessin aurait pu passer totalement inaperçu, dans [la] page intérieure [du journal], au milieu de la livraison de la semaine, qui s’en prend à Sarkozy, à Depardieu, à Johnny, aux curés pédophiles, aux barbus, bref aux usual suspects de Charlie. Mais Aylan, les migrants, l’agression sexuelle : trois tabous fracassés en un seul dessin, c’est beaucoup. Quelques anti-Charlie le postent sur Twitter. Et voilà reparti, contre Charlie et Riss, le procès en islamophobie, en migrantophobie, en aylanophobie..."
Il ajoute : "Et s’il n’y avait que les twittos ! Chaque dessin du directeur de Charlie Hebdo est reçu comme un communiqué officiel d’on ne sait trop quelle institution. On fait réagir politiques et penseurs. Jusqu’à la tante du petit Aylan, à Vancouver, interrogée par un journal canadien et dont le chagrin - « nous tentons de mettre cela derrière nous. Pourquoi veulent-ils nous rappeler notre douleur ? » - est immédiatement porté, lui aussi, par les mêmes réseaux sociaux. Dans les années 70, c’étaient les institutions, qui s’offusquaient de Hara Kiri, jusqu’à la censure du numéro fatal sur le « Bal tragique à Colombey ». Aujourd’hui, ce sont les communautés minoritaires, plus ou moins stigmatisées, qui se dressent, douloureuses, contre la statue de la liberté d’expression."
Disproportions
Dans L’Obs, l’historienne Annie Duprat trouve ces réactions disproportionnées, soulignant que la violence fait partie de l’histoire de la caricature et que l’on fait erreur à donner trop de sens à ces dessins : "Contrairement à ce qui est souvent dit, la caricature n’est pas là nécessairement pour faire rire ou réfléchir, dit-elle. L’équation faite paresseusement entre caricature et rire n’est même jamais pertinente. La caricature joue sur le ridicule, qui peut entraîner un rire, mais aussi sur l’effroi, la peur, et toutes sortes de ressorts qui engendrent le sarcasme... Le seul impératif de la caricature, c’est plutôt d’être toujours "d’attaque", de s’en prendre, par exemple, aux mœurs, aux personnes... Et c’est bien le cas du dessin de Riss."
Amalgames
D’aucuns cependant soulignent le côté néfaste de ce douteux amalgame. "Le même dessin publié par le Front National lui aurait valu un procès cinglant" entend-on. Le dessin deviendrait contre-productif car il est précisément utilisé par les #JeNeSuisPasCharlie pour critiquer la feuille satirique.
Mouloud Akkouche, dans un article intitulé "Riss m’a tuer" publié sur Mediapart, en convient mais il objecte : "Riss , Siné, les caricaturistes vivants et les morts, ont raison de ne pas prendre de gants avec la merde et le sang. Riss a-t-il assassiné ce gosse échoué sur la plage ? Les vrais assassins d’Aylan courent toujours . La plupart bien connus. Comme nous tous, Riss a pris ça en pleine gueule. Peut-être même chialé ou gerbé… Comment traduire l’horreur ? Quels angle pour dénoncer nos petits et grands travers ? Chacun fait comme il peut et veut. Certains préfèrent le compassionnel, d’autres la cruauté plus provocante. Au risque d’être instrumentalisé parfois par des gens aux antipodes de leurs convictions. Provoquer n’est pas sans risques ; des barbares l’ont prouvé le 7 janvier. La caricature, pour parodier les écrits d’un tyran sanguinaire d’une autre époque, n’est pas un dîner de gala. Ne pas hésiter à choquer sa propre famille et ses amis de longue date. Un humour noir à faire grincer des dents. Secouer le cocotier de nos certitudes. Rester irrévérencieux et transgresser."
Et d’ajouter : "Avec leurs crayons, ces joyeux fêlés tordent le monde, transforment la réalité, pour déranger les regards, générer de la révolte ou, à minima, susciter des interrogations. Inoculer le virus du doute sur les autres et soi. Nous mettre le nez dans la boue contemporaine. Une boue détournée par un crayon caustique. Une plume qui peut-être aussi critiquée et blasphémable. Caricaturer ne protège pas de la connerie. Et même de basculer dans le camp de l’extrême-droite. Aux lecteurs de juger..."
À vous de juger, donc...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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