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Alain Berland : « Il n’y a plus de premier, ni de neuvième art ! »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 11 septembre 2010                      Lien  
Alain Berland est le conseiller scientifique de l’exposition « Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité » qui a lieu au Havre du 1er au 30 octobre prochain. Il est un des meilleurs connaisseurs des rapports entre les deux genres ? Rencontre.

Comment en êtes-vous venu à rapprocher Bande Dessinée et Art Contemporain ?

Ce n’est pas tant ce rapprochement qui m’a intéressé que le grand bain des Arts plastiques. À partir de ce moment-là, mon travail, c’est de m’intéresser à tous les genres. C’est compliqué, il y a une volonté encyclopédique, mais je crois qu’on ne peut pas faire l’impasse maintenant de travailler sur l’art contemporain, sur la bande dessinée ou sur les arts plastiques, sans s’intéresser aux arts vivants, à la danse, au cinéma, à la littérature,… Alors évidemment, c’est compliqué. Pour moi, il était essentiel de s’intéresser à la bande dessinée qui, quand même, a des liens avec les autres arts. Il y a des domaines plus éloignés que les autres, mais il me semblait que le roman graphique entretient de ce point de vue un rapport plus étroit. Et puis, il y a de plus en plus d’artistes d’art contemporain qui font référence à la bande dessinée. Anne-Laure Sacriste qui est une artiste importante, me dit : « Moi, c’est plutôt Tintin qui m’a inspirée plutôt que Picasso. » Et pourtant, quand on voit ses paysages, on ne voit pas bien le rapport avec Tintin. Mais elle était impressionnée par le système graphique de la case. Je crois que les peintres rejoignent ce type de préoccupation : « Qu’est-ce qu’on peut lire dans une case ? »

Alain Berland : « Il n'y a plus de premier, ni de neuvième art ! »
Peggy Adam – 2007 – © Atrabile

La bande dessinée a eu son quart d’heure de célébrité lorsque qu’Andy Warhol et Roy Liechtenstein s’en sont saisis dans le Pop Art. Mais c’est un malentendu, apparemment.

De mon point de vue, c’est un malentendu. Les artistes du Pop ont pioché dans les objets de consommation : les lessives Brillo, les soupes de Campbell et bien entendu dans la bande dessinée. Parce que ce qui les intéressait dans une période où dominaient les Minimalistes, où dominait l’Abstraction, c’était d‘être dans une forme agressive vis-à-vis de ces genres dominants et de faire venir des signes et des couleurs populaires sur la surface de la trame. C’était une volonté transgressive. Il n’y avait pas ce désir de considérer la bande dessinée comme un art. Je crois qu’au fond d’eux-mêmes, la bande dessinée était restée un genre mineur. C’était trop tôt à la fin des années 1950 et au début des années 1960 pour avoir cette reconnaissance.

Il y a eu un moment privilégié qui a été l’exposition Bande Dessinée et Figuration narrative au Musée des Arts décoratifs en 1967 où la bande dessinée est mise en perspective avec la peinture contemporaine. Qu’est-ce qui justifie cette rencontre à ce moment-là ?

La volonté des acteurs qui militaient pour la bande dessinée à l’époque, des gens comme Pierre Couperie, Remo Forlani, … qui voulaient valoriser un genre qu’ils considéraient comme méprisé. Ils y ont réussi.

Sauf que dans le catalogue, la peinture a finalement peu de place et on voit d’ailleurs difficilement le rapport avec les bandes dessinées présentées…

Tout à fait, mais le rapport y était, car les artistes de la Figuration narrative qui étaient présents, comme Errò ou Télémaque, un mouvement en France qui était chez nous l’équivalent du Pop Art, allaient chercher dans la culture populaire des éléments d’expression. Donc, c’était déjà une première tentative. Il y en eut d’autres. Après, les choses se sont mises en place. Les Situationnistes qui luttaient eux aussi contre la hiérarchie des genres avaient également, du moins pour certains d’entre eux, ma volonté de faire venir sur la scène de l’art – considérée comme hype – des éléments nouveaux.

Aleksandra Waliszowska © Frédéric Magazine

À New-York, il y a des initiatives du même type.

Oui, le grand moment, c’est en 1990, dans l’exposition « High and Low : Modern Art and Popular Culture » au Museum of Modern Art (MOMA) à New York où il y a une importante section consacrée à la bande dessinée dans l’expo et dans le catalogue. On a pu voir que des recherches importantes avaient été faites pour montrer comment le « low » (la bande dessinée) avait influencé le « high » (la peinture).

Quel est le cheminement jusqu’à l’exposition d’aujourd’hui ?

Jean-Marc Thévenet avait la volonté de faire une exposition sur la bande dessinée et l’art contemporain. Il avait l’intuition que la bande dessinée contemporaine où l’on trouve des artistes qui veulent briser les codes, qui sont conscients de leur histoire et qui veulent aller au-delà de cette histoire en dehors de tout académisme, pouvaient se rencontrer. Il m’a rencontré l’année dernière lors d’une conférence que j’ai donnée à l’exposition Vraoum à la Maison Rouge.

« Vraoum » est également une étape supplémentaire.

C’est un jalon très important parce que pour la première fois dans le même espace, des œuvres de bande dessinée et d’art contemporain étaient présentées à égalité de nombre et d’espace. Pierre Sterckx et David Rosenberg en étaient le binôme de commissaires.

Qu’attendez-vous de l’exposition du Havre ?

J’espère que les gens qui circuleront dans l’exposition saisiront que ces genres sont pour eux, qu’il n’y a plus de hiérarchie entre les genres. Qu’il n’y a plus de premier, ni de neuvième art. Que ce sont catégories que la bourgeoisie adore mettre en place pour mieux assurer son pouvoir. Ce sont dans ces genres qu’il va falloir trouver des critères. Alors, évidemment, c’est un peu plus compliqué, cela va créer des frottements, des dissensus. Mais je crois que c’est dans ces dissensus que se trouve la richesse.

Jean-Marc Thévenet, commissaire général et Alain Berland, conseiller scientifique
Photo : Didier Pasamonik

Les bourgeois qui adorent investir dans l’art contemporain vont-ils « switcher » vers la bande dessinée ?

Il est tout à fait normal que les gens investissent dans les deux domaines. Ils y investissent une sensibilité, peut-être de l’argent, on ne sait pas. Mais cela ne nous concerne pas. Il y a toujours un moment où les dominants récupèrent ce qui est le plus transgressif, que ce soit les boîtes de merde de Manzoni ou l’art de la performance qui, justement, était censée échapper à tout cela. Qu’ils s’accaparent les reliques pour en faire un objet qui passe ensuite chez Christie’s ou Sotheby ! Pour moi, c’est une autre discussion, c’est une autre étape.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité
Du 1er au 30 octobre 2010
Au Havre dans divers lieux d’exposition (un document d’aide à la visite est disponible à l’Office du tourisme).
Tous les lieux d’exposition sont en accès libre et gratuit.
Des ateliers et des rencontres avec les artistes sont programmés. Contact médiation : Anne Broudic : mediation.biennale@wanadoo.fr

 
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13 Messages :
  • C’est article oublie le point le plus important, c’est que la bd n’est pas purement graphique, elle est avant tout un art de la narration, aspect qui n’existe plus quand on expose des morceaux d’une oeuvre (case ou planche).

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    • Répondu le 11 septembre 2010 à  18:56 :

      Ahh si une case ou une planche si elle est bien pensée est narrative. Par contre ce qui n’apparaît pas , c’est l’histoire. Mais bon, pour ça il y a l’album !

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      • Répondu le 11 septembre 2010 à  20:52 :

        Je parle du cheminement narratif.

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      • Répondu le 12 septembre 2010 à  15:17 :

        on peut aussi acquérir un gag ou un strip. Là, c’est une oeuvre complète.
        Une page de gaston ou un strip de Calvin&Hobbes je dis pas non.

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        • Répondu par serpiccoo le 12 septembre 2010 à  22:10 :

          Watterson, qui en plus d’être un poète, en a une bonne paire, a, il me semble, toujours refusé de prostituer l’esprit du strip justement, au marchands d’objets...

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  • Dur dur pour les marchands de vendre de l’art invisible.
    Alors on enferme la bd et on la sectionne , le tout dans une soupe ultra branché avec références graphique et artistique et tout et tout , pour , au bon du compte, créer des objets, marchands super tendances.

    Elle est pas belle la vie de spéculateur d’art ?

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    • Répondu par Sergio Salma le 12 septembre 2010 à  12:16 :

      Boh ! Pourquoi attaquer ces messieurs qui ne font que profiter de l’engouement et la demande de centaines de personnes qui avaient et ont envie de posséder un bout de l’Œuvre ? La bande dessinée n’est pas à un paradoxe près ; plus c’est populaire donc plus c’est lu et vu par du monde plus ça vaut cher. Perso, j’ai jamais compris pourquoi posséder ces objets incomplets, achète-t-on un bout de film,un coin de peinture ? C’est beau, oui à voir. Mais on est dans la déviance , on refait mine de rien le coup du Pop art , on accroche un objet en le détournant. Mais bon, les prix qui flambent c’est absurde comme toujours ; la passion+ un peu de calcul et ça dérape. ça ne change absolument rien au plaisir primaire de lire et relire des histoires ou des gags.
      On doit juste s’inquiéter ( un p’tit peu ) du phénomène curieux. Période de reflux pour les ventes, les mises en place. En même temps, cotes de pas mal de dessinateurs-stars qui grimpent. Entre les deux depuis 10,15 ans environ, un paquet d’auteurs qui vendent leurs pages les uns pour arrondir leurs fins de mois, d’autres pour pouvoir payer les impôts. On est dans cette logique depuis un certain nombre d’années comme tous les mouvements souterrains. Ce qui arrive aujourd’hui à la bande dessinée est à la fois valorisant et déstabilisant. La planche originale est devenue le premier produit dérivé .

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      • Répondu le 12 septembre 2010 à  17:37 :

        un paquet d’auteurs qui vendent leurs pages les uns pour arrondir leurs fins de mois, d’autres pour pouvoir payer les impôts.

        Certains aimeraient pouvoir le faire juste pour gagner leur vie et faire vivre leur famille, encore faut-il trouver des acheteurs (à un prix plus élevé que le papier vierge).

        Sachant que les auteurs pourraient vendre leurs planches originales, les éditeurs n’ont plus aucun scrupule à sous-payer, voire ne plus payer d’à-valoir, pourtant seul revenu de la plupart des auteurs. Comment gagner sa vie avec des droits d’auteurs sur une bd tirée à 2 000 exemplaires ? Les éditeurs utilisent les auteurs pour garnir leur catalogue et faire nombre en librairie (concurrence oblige), mais se fichent bien de savoir s’ils ont de quoi vivre ou même survivre (certains auteurs sont ravis d’être invités en festival car ça leur garantit 2 repas chauds par jour, ces travailleurs pauvres du secteur culturel ont un nom : les intello-précaires).

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        • Répondu par Malo le 13 septembre 2010 à  12:34 :

          Certains aimeraient pouvoir le faire juste pour gagner leur vie et faire vivre leur famille, encore faut-il trouver des acheteurs (à un prix plus élevé que le papier vierge).

          Il faut faire des pages en couleur directes, ça ne plait pas aux éditeurs mais beaucoup aux collectionneurs.

          Sachant que les auteurs pourraient vendre leurs planches originales, les éditeurs n’ont plus aucun scrupule à sous-payer, voire ne plus payer d’à-valoir, pourtant seul revenu de la plupart des auteurs. Comment gagner sa vie avec des droits d’auteurs sur une bd tirée à 2 000 exemplaires ?
          La première des libertés de l’auteur c’est aussi de ne pas signer n’importe quoi...

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          • Répondu le 13 septembre 2010 à  20:16 :

            Parfois on a envie qu’un livre existe, parce que c’est important.

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            • Répondu par Malo le 14 septembre 2010 à  07:49 :

              ...mais après on ne vient pas pleurer.

              Quand on accepte les termes d’un contrat, on ne peut s’en prendre qu’à soit même.

              Signer un mauvais contrat c’est se faire du tord à soi-même mais aussi à d’autres jeunes auteurs à qui les éditeurs vont dire " oui mais XXX à accepté, lui." Enfin il faut vraiment compter sur un bon succès de libraire pour esperer pouvoir négocier un meilleur contrat au livre suivant donc ça ne me parait pas un bon calcul.

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              • Répondu le 14 septembre 2010 à  13:59 :

                La plupart des nouveaux auteurs n’ont le choix pour sortir leur premier album, vous en voyez beaucoup vous des premiers albums dans poisson-pilote ou chez Futuropolis ?

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        • Répondu par Sergio Salma le 16 septembre 2010 à  14:49 :

          Malheureusement pour beaucoup, être artiste et donc libre de ses mouvements c’est aussi un peu être précaire. Et ça l’a toujours été . Intello je dirais pas, on travaille avec nos mains ( je crois, enfin, la plupart...), on est donc des manuels. Si, si. Ah oui les scénaristes un peu moins.

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