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Alain Quella-Villéger : « Pour Pierre Loti dessinateur, écrivain et marin, Töpffer est un phare ! »

Par Florian Rubis le 27 octobre 2009                      Lien  
À Moulins (Allier), une remarquable exposition permet de mieux connaître Pierre Loti (1850-1923), écrivain mais aussi dessinateur, influencé par Rodolphe Töpffer (1799-1846), père du 9e art. Alain Quella-Villéger, co-auteur d’une somme illustrée abordant la question, fait le point sur l’état de la recherche en ce domaine…

Pierre Loti était plus connu jusqu’ici comme romancier, voire marin, qu’en tant que dessinateur. Cet aspect de son œuvre ne reste-t-il pas relativement méconnu ?

Oui, effectivement. Pierre Loti, c’est d’abord un romancier. C’est même d’abord un écrivain, et un écrivain-voyageur, plus encore qu’un romancier. Parce que, dans son œuvre, il y a à peu près huit romans sur cinquante ouvrages. La partie dessins est méconnue. Et, en réalité, elle est fondamentale. Car c’est là que Loti se forme réellement. Au départ, Pierre Loti, c’est un pseudonyme. Il s’appelle Julien Viaud et il est d’abord officier de marine. Évidemment, à priori, il n’est pas destiné à devenir un écrivain mondialement connu ; parce qu’il a bénéficié d’une gloire certaine, d’une réputation internationale considérable, de beaucoup de traductions. Mais, au départ, il est donc un simple officier de marine doté, manifestement, d’un talent de dessinateur et qui va gagner ses premiers droits d’auteur en envoyant ses dessins à la presse, laquelle en faisait des gravures. Pour suivre, finalement, l’actualité et les tours du monde qu’il pouvait accomplir dans le cadre de sa fonction.

Avant l’exposition de Moulins, cet aspect de son œuvre a été un peu mieux connu grâce à deux autres expositions à Paris, ces dernières années, au Musée de la vie romantique et à l’espace EDF, à propos de l’île de Pâques (Rapa-Nui)…

Oui ! Les spécialistes de Loti savaient qu’il dessinait. On connaissait quelques dessins. En 1948, Claude Farrère a fait un ouvrage qui s’appelait Cent dessins de Pierre Loti, qui était la seule somme publiée sur le sujet, avec des commentaires qui, aujourd’hui, ne peuvent pas nous satisfaire. Donc, cet aspect de l’artiste était connu. Cependant, ce n’est pas cent dessins, mais plus de cinq cents que nous avons inventoriés, à mieux découvrir dans notre livre, issu de ma collaboration avec Bruno Vercier. Et, surtout, avec le regard qui est le nôtre aujourd’hui : un travail scientifique mettant les dessins en relation avec les voyages et les gravures. On offre une première grande synthèse. Un premier travail, on va dire savant, et en même temps grand public, sur ce Loti dessinateur.

Alain Quella-Villéger : « Pour Pierre Loti dessinateur, écrivain et marin, Töpffer est un phare ! »

Dès ses premiers dessins d’enfant, Pierre Loti se révèle influencé par Rodolphe Töpffer, qui serait, pour une partie des meilleurs spécialistes de la bande dessinée, son inventeur suisse…

Effectivement ! D’abord, Julien Viaud, comme tout enfant, se retrouve dans une famille où il y a beaucoup de lecteurs. On est abonné à des magazines, dont Le Magasin pittoresque et des revues de géographie. C’est un milieu soucieux de l’actualité. Mais aussi, son frère aîné, Gustave, est déjà officier dans la marine et lui envoie des lettres de Tahiti ou d’ailleurs. Sa sœur aînée, Marie Bon, est peintre. Toute la famille a une pratique artistique. Et donc, ce jeune enfant bénéficie d’une « matière première » qui est à sa disposition et qui va éveiller précocement sa curiosité et son talent. Alors, les dessins de Töpffer, ceux de Grandville aussi, font manifestement partie de ses références. Revendiquées pour ce qui est de celle de Töpffer. Puisque, dans Le Roman d’un enfant, où Loti racontera plus tard cette enfance et son adolescence, il fait état et rend même hommage à ce poète qu’était Töpffer et, pour lequel, il a une grande admiration. Car il commence à dessiner très tôt et il imite Töpffer. Il s’essaye, avec sa sœur, à une sorte de bande dessinée, en tentant de construire une petite histoire scénarisée, avec soixante-dix vignettes pratiquement, composées vers 1864-1865. Toutes ne nous sont pas parvenues, loin de là ! Il s’agit d’un récit d’aventures, entre deux personnages un peu fantaisistes. Bon, c’est écrit par un jeune adolescent. Et donc, avec toutes les faiblesses du genre. Mais, déjà, l’aspect bande dessinée est important. Parce qu’il y a, d’abord, un travail qui est narratif. Il y a ces légendes qui sont, à l’époque, en-dessous des vignettes.

Ce que l’on pourrait appeler des textes descriptifs sous l’image…

Oui. Voilà ! Le texte descriptif sous l’image, pour les spécialistes. Et puis, une construction qui est scénarisée et qui mérite pleinement qu’on la rattache à ce genre. Évidemment, c’est la seule expérience. Et elle fait partie d’autres expériences de dessin, qui sont nombreuses. Parce qu’il y a tout un imaginaire très très fantasque, morbide, avec des petits personnages qui sont très intéressants d’ailleurs au point de vue graphique ! Car il s’agit d’un imaginaire débridé, qui n’est pas encore maîtrisé, et il laisse aller ses pulsions…

Dessin d'enfance (1)

N’a-t-on pas un peu l’impression, à les examiner, de dessins à la Miró ?

C’est bien vu ! La comparaison ne peut être que flatteuse pour lui. Mais, par la suite, il va apprendre à dessiner. Et donc, il va maîtriser toute cette énergie, allant vers un travail plus académique, forcément. D’autant plus que, faisant du reportage, il doit répondre aux besoins des journaux qui prennent ses dessins. Mais ses dessins d’enfance sont, à la fois, très étonnants pour nous et d’une grande richesse d’inventivité ! Pour ce qui concerne la bande dessinée, même si lui-même ne peut avoir employé ce terme, sa dette envers Töpffer, il la revendique. Et elle est aussi un moyen pour lui de raconter une histoire. Ce qu’il va passer sa vie à faire ensuite. Donc, il a commencé à être romancier en dessinant une bande dessinée !

D’autant que par son graphisme, voire son titre, sa bande dessinée réalisée durant l’enfance évoque les œuvres de Töpffer de manière flagrante…

Le titre exact du document de Loti c’est : Aventures de M. Pygmalion Piquemouche et de Mlle Clorinda, sa poétique fiancée. Il s’agit, effectivement, d’un titre à rallonge, à la fois dans l’esprit de Töpffer et de ce que pouvaient être certains romans du XIXe siècle. Mais, en même temps, il y a là-dedans une petite dérision ! Et, là aussi, on est dans Töpffer : « sa poétique fiancée »… Bon, il y a une prise de distance, évidemment ! Le fait aussi qu’il s’agisse d’aventures un peu rocambolesques : on se retrouve au Pôle Sud, au Kamtchatka, etc. Donc, on n’est pas enfermé dans la Suisse de Töpffer. Là, on est déjà dans une histoire qui bourlingue beaucoup…

Dans Le Roman d’un enfant, autobiographie déjà évoquée, où il cite Töpffer, rédigée vers quarante ans, en 1890, Pierre Loti ne nous lègue-t-il pas une image très contrôlée de lui-même ? Comme a pu le faire, dans ses dernières années, un Hugo Pratt, évoqué lors de notre préparation de cet entretien…

Il faudrait relire Le Roman d’un enfant. Je n’ai pas le souvenir qu’il cite une œuvre en particulier. Il parle des dessins et il y a deux ou trois occurrences, si je me souviens bien, où il mentionne Töpffer. Comme vous le dites, il s’agit d’une autobiographie, avec une conception forcément très maîtrisée de l’image que l’on veut laisser de soi… Et puis, je crois que toute autobiographie a comme fonction, entre autres, ce tri sélectif. Et la question de donner du sens à sa vie ; ainsi que de retrouver les sources de ce qui a été formateur. Dans cette sélection, on construit quelque chose destiné à d’autres. Donc, justement, c’est d’autant plus précieux qu’il mentionne Töpffer. Mais c’est aussi, en même temps, contestataire ! Par rapport à l’institution, aux valeurs académiques et bourgeoises. Loti ne dit pas : « Je suis devenu un grand écrivain parce que j’ai lu de grands écrivains ». Mais il dit : « J’étais un gamin, je n’ai pas aimé l’école. Mais, par exemple, j’ai lu Töpffer et c’était un vrai poète pour les écoles ». C’est aussi une pique contre les schémas plus conventionnels…

Cet aspect de provocation est très intéressant ! Car la vocation de dessinateur de Pierre Loti n’est-elle pas née d’un désir d’éponger les dettes de sa famille ruinée, suite à une sinistre affaire jetant l’opprobre sur elle, incriminant son père ?

Là aussi, dans son autobiographie, il ne le passe pas sous silence. Même s’il est assez pudique là-dessus. Mais il le mentionne, stipulant que cette pauvreté, subie par la famille de plein fouet, a été très formatrice . Et que, quelque part, il n’en reconnaîtra jamais assez la dette… Comme école véritablement de valeurs par rapports aux autres, utile quand il voyage… C’est assez curieux . Il y a eu chez Loti cette revendication de cette pauvreté qui a existé, manière de dire aussi d’où il vient et où il va. C’est à dire que rien ne le prédestinait à devenir quelqu’un de célèbre et riche, en sous-entendu. En même temps, c’est une façon de se rapprocher des humbles, pour lesquels il a une grande sympathie. C’est sans doute aussi une manière de prendre ses distances avec la bourgeoisie ; étant lui-même issu d’une petite bourgeoisie moyenne, mais ruinée. Et, en même temps, une façon, également, de vouloir peut-être aussi échapper à la bourgeoisie, en allant tout de suite vers l’aristocratie, qui le fascine. Parce que, précisément, comme le montre le théâtre de Peau d’Âne, qu’il avait élaboré enfant, en parallèle à ses dessins, avec sa sœur aînée, il était bercé par ces féeries et ces histoires de châteaux. Il va adorer fréquenter le gratin, le bottin mondain. Être reçu au château de la reine de Roumanie, etc. Et, finalement, sa maison de Rochefort aussi a cette forme de castelisation. Elle est un château qui va être le symbole de sa réussite, avec des armoiries fictives, avec tout cela. C’est une bande dessinée : elle raconte véritablement une histoire elle aussi ! Et, donc, il y a cette pauvreté. Due au fait, anecdotiquement, que le père avait été accusé de détournements de fonds alors qu’il travaillait à la mairie de Rochefort. Il a été acquitté. Il a dû toutefois rembourser une partie de l’argent. Il a fait un peu de prison. La question est moins le dossier paternel que comment l’enfant à subi ce choc… Être allé voir le père en prison. Cette relégation, cette humiliation familiale… Le confinement, y compris dans la maison d’origine, dont il a fallu vendre une partie, louer l’autre… Vivre dans quelques pièces très réduites en surface a sans doute obligé l’enfant à s’inventer des histoires… Et donc, Töpffer et quelques autres lectures, dont Alfred de Musset, sont des lumières, sont des phares !

Dessin d'enfance (2)

Comment perçoit-il Töpffer ? Pas comme un dessinateur de bandes dessinées. C’est trop tôt. Plutôt comme un vrai auteur ? Ce que Töpffer recherchait, à travers sa voie consciemment originale, en correspondant notamment avec Goethe…

Il a cette formule… Il insiste sur le côté poétique : « Le seul véritable poète des écoliers ». Çà, c’est intéressant ! Parce que Loti n’a pas beaucoup aimé l’école et le collège. Il n’a pas été un lecteur avide tout au long de sa vie. Il reste quelqu’un de cultivé, qui a des références, mais qui lit un peu en diagonale les bouquins qu’il reçoit et ceux de ses amis. Manifestement, c’est un visuel Loti ! Plus qu’un psychologue ou qu’un intellectuel en tant que tel. Et là, il parle des écoliers, mais aussi du « seul véritable poète ». C’est à dire qu’il le range vraiment dans cet univers de ce qui sort du rationnel ou du réel. Et puis il y a également ce que lui va tenter de faire dans sa prose, en tant qu’écrivain ; aller vers cette poésie. On parle d’impressionnisme souvent. On a chez Loti, quand même, un sens, une souplesse de la phrase, qui sont souvent extrêmement séduisants. Le dessin de Töpffer, il l’a perçu comme tel. Je crois donc que le mot poète est important !

Ce qui ressort également d’intéressant de cette citation, c’est qu’il semble, aussi, bien connaître les activités professionnelles de professeur et d’éducateur de Töpffer ?

Oui ! En même temps, c’est écrit quand il a publié Le Roman d’un enfant, en 1890, il a quarante ans et il a eu le temps de s’informer depuis. L’inventaire à la Maison Pierre Loti de Rochefort n’est pas terminé, mais après examen de certaines collections, notamment de vieux journaux, on pourra sans doute, un peu plus tard, mieux préciser quelles bandes dessinées, quelles œuvres de Töpffer il a eues dans les mains… Il y a aussi l’aspect feuilletoniste, pour les dessins de Töpffer, comme pour les reportages ou les romans : beaucoup de choses étaient publiées autrefois sous la forme du feuilleton. On lisait cela de semaine en semaine. Et lui-même va reproduire cela : en fait, à la fois, comme reporter et pour ses premiers romans, il est publié sous cette forme-là. Ce qu’il y avait de poésie chez Töpffer, finalement, tient donc aussi à ce qu’il y avait sans doute chez l’enfant d’attente à la suite de l’histoire : tout ce que l’on mettait entre les deux moments où l’on avait lu et qui nourrissait considérablement soit les textes, soit les planches. Il faut remettre cela au niveau d’un lectorat du XIXe siècle, dont il faisait pleinement partie. Même s’il en a rajouté lui-même et survalorisé sa propre enfance et tout ce qui l’a animé, lui a apporté de l’imaginaire, l’a nourri. Et Töpffer en fait partie !

Même si vous êtes encore en train de travailler sur les documents concernant Pierre Loti de sa maison de Rochefort, avez-vous quand même déjà une idée de quelles œuvres précisément de Töpffer il aurait pu avoir entre les mains durant sa jeunesse ?

Non. Les conservateurs de la Maison Pierre Loti de Rochefort ont commencé, depuis une quinzaine d’années un inventaire très scientifique, très méthodique. Mais on est loin d’avoir tout en main. D’autant qu’une partie aussi des collections de Loti sont encore dans la famille, chez des descendants. L’inventaire reste encore largement à faire. Donc, c’est évident que l’on n’a pas encore toutes les clefs, tous les éléments pour être extrêmement précis. Même si, avec le travail que nous venons de faire sur les dessins avec notre livre, nous fournissons désormais un gros matériau de référence. Cependant, il faudrait avoir en main toutes les revues qu’il recevait, et certaines ont été conservées dans la famille. Mais aussi les correspondances avec sa sœur, ainsi qu’avec sa famille, avec son frère, où il parle de ce qu’il fait, de ses lectures. Donc, il y a encore un travail de fourmi qui reste à faire et qui nous permettra d’en savoir plus.

L’intérêt de Pierre Loti pour Töpffer n’apparaît-il pas d’autant plus remarquable qu’il ne fréquentait pas exagérément le milieu artistique ?

Dans tous les cas, chez Loti, tout ce qui relève de l’enfance ou de l’adolescence vaut plus que tout le reste !

En outre, le fait qu’il y ait une narration, en plus du dessin, ajoute peut-être quelque chose pour lui ?

C’est là où, je crois, c’est curieux à nouveau. Parce que, dans les premiers temps, et même lorsqu’il envoie des dessins pour la presse française, souvent cela transite par sa sœur. Lui, il fait le dessin et envoie des notes qu’il a prises sur place et il dit à sa sœur : « Tu feras le texte qui va avec ». Ça ne l’intéresse pas, dans un premier temps. Ça veut dire que, jusqu’à ce moment-là, ce qui compte, c’est le dessin. Le texte n’est qu’un complément obligé ; mais qui, pour lui, est un peu un supplice. Alors qu’il commence déjà à tenir un journal. Son texte sur l’île de Pâques (1872) est d’une richesse absolument fabuleuse ! Cependant, il le sous-estime, en quelque sorte. Donc, cela veut bien dire que, dans toute sa formation, les écrivains qu’il a pu lire étant peu nombreux et rarement cités, quand il cite Töpffer, il le cite au même titre qu’il peut citer Alfred de Musset ou Lamartine. Donc, en le citant dans Le Roman d’un enfant, cela veut dire qu’il le met au panthéon des personnalités fortes qui l’ont nourri !

Manifestement, il n’y a pas de hiérarchisation dans la culture chez lui !…

Non ! Et puis, surtout, ça n’est pas une anecdote ; un nom qui vient comme ça, par hasard. Il cite rarement des auteurs, nous l’avons dit. Dans Le Roman d’un enfant, on doit en trouver une dizaine, une quinzaine grand maximum. Donc Töpffer est là-dedans ! Au titre des grands écrivains et des grandes influences.

Töpffer n’exerce-t-il pas d’ailleurs sur Pierre Loti une influence comme écrivain, autant que comme dessinateur ? Je pense aux Voyages en zigzag et à leur impact sur ses romans « turcs » comme Aziyadé

On ne peut pas l’exclure. J’allais même dire que c’est un travail universitaire qui resterait à faire ! Un vrai travail de mémoire de maîtrise de Lettres et comparatif, qui pourrait être, effectivement, de voir dans les premiers écrits ou dans les premières années du journal intime ce qui peut relever des références ou des automatismes. Ce qui, du point de vue inconscient, aurait pu être puisé dans cette nourriture. Mais l’idée de Voyages en zigzag, l’idée de voyage de toute façon, le rapport au dessin. Car, il faut être clair, Loti ayant commencé d’abord comme dessinateur, ses premiers droits d’auteur proviennent du dessin. Et, comme vous le disiez, il n’y a pas de hiérarchisation chez lui entre un genre et l’autre. À un moment donné simplement, et c’est ce qui va le conduire vers le roman, il le dit clairement : il sent que le dessin est impuissant. Il se sent désormais impuissant, lui, dans le dessin, à tout dire et à tout mettre ce qu’il a envie de faire passer. Et là, la plume va commencer à prendre le pas sur le crayon. C’est lorsqu’il y a prise de conscience du constat que le dessin, en raison de son manque de savoir-faire, ne lui permet pas de tout faire passer…

Confronté à une impasse technique, il doit donc procéder autrement pour la surmonter et aller au-delà ?

Voilà ! C’est manifestement cela… Mais en même temps, je crois que l’on peut vraiment dire que le romancier et l’écrivain sont nés de son dessin ! C’est à dire qu’il s’est d’abord forgé dans le dessin et il va très très loin. On le voit dans notre livre et dans l’exposition : la qualité de travail de Loti, qui puise beaucoup, finalement, dans l’imaginaire. Mais, à un moment donné, effectivement, si ça n’est pas une impasse, c’est au moins un passage de relais… Ou, peut-être, le sentiment, aussi, d’avoir atteint ses objectifs. De dire : « Maintenant, j’ai fait ce que j’avais à faire dans ce domaine-là et je passe à autre chose ». Comme il a tenté l’expérience de la photographie… C’est quand même quelqu’un qui touche à tous les genres. Parce qu’il est musicien. Il est chanteur. Un esthète raffiné, et donc polymorphe, avec cette volonté de toucher à beaucoup de domaines de la création. Y compris la construction de sa maison de Rochefort. Qui est peut-être une bande dessinée en pierre ! Ce sont des cases au sens propre : chaque salle avec un décor et la possibilité d’un véritable récit. Elle raconte une histoire la maison de Rochefort ! Elle raconte des histoires ! Il serait d’ailleurs intéressant de faire le lien. Donc, voilà, tout ça, ce sont des passages de relais successifs, qui sont des expériences. Et, donc, la bande dessinée de l’enfance, elle n’est pas un cul-de-sac. Je crois, qu’au contraire, tout cela constitue autant d’expériences formatrices qui conduisent Julien Viaud vers Pierre Loti.

Il y a aussi chez Pierre Loti cet aspect écrivain-voyageur, sur lequel je voudrais revenir. Parce que, finalement, des « Jack London français », il en existe peu…

Moi, je le présente toujours comme l’un des grands reporters du début du XXe siècle. Et je pense qu’il ne démérite pas face à Jack London, Albert Londres et d’autres. Si nous prenons ses textes sur la guerre en Chine, en 1900, ou sur l’Inde, par exemple : ils sont d’une très grande maturité et sont relus aujourd’hui avec une grande curiosité ! Alors que, pendant longtemps, on les a dénigrés. Et je crois que le Loti écrivain-voyageur, c’est même aujourd’hui celui vers lequel on va, plutôt que vers Loti romancier. Mais, j’ajouterais aussi que ce Loti-là a influencé des dessinateurs. Parce que, aujourd’hui, des gens comme Marcelino Truong, Jacques Ferrandez ou, je suis sûr, Loustal : il faudrait leur poser la question ! Et je pense aussi à un écrivain qui est un collaborateur de Loustal : Jean-Luc Coatalem. Ils doivent faire partie de ces gens qui revendiquent pleinement le plaisir qu’ils ont eu à lire Loti ou à le lire encore. Car je crois justement que, eux-mêmes étant, évidemment, des gens « visuels », ils ont trouvé dans cette écriture-là une pâture de belle qualité. Et que, peut-être même, quelque part, Loti a été le Töpffer de Truong ou d’autres ! Je ne sais pas. [Rires.]… Il faudra leur demander !

Mosquée à Constantinople

Connaissez-vous l’adaptation en bande dessinée par Franck Bourgeron du roman de Pierre Loti Aziyadé, éditée chez Futuropolis ?

Oui, bien sûr ! Elle m’a, à la fois, séduit et gêné. Séduit parce que, bon, c’est un travail de grand talent et je ne vais surtout pas remettre en cause les qualités graphiques de Bourgeron ! J’ai été séduit aussi par l’idée qu’il s’en prenne à Aziyadé. Ce qui ne me semblait pas vraiment être le roman le plus facile ! Il est construit sur un principe de séquences, de saynètes, des « vignettes » finalement ; dont il faudrait chercher les sources chez Töpffer justement ou ailleurs ; par exemple dans les lectures familiales des Viaud de la Bible, qui est une bonne bande dessinée en soi !… Mais, essayer d’adapter Aziyadé, pour des lecteurs d’aujourd’hui, en bande dessinée, était un pari audacieux. Et donc, je sais gré à Bourgeron d’avoir tenté l’expérience. Pour ma part, j’ai toutefois été un peu gêné par l’atmosphère, par les visages. Bon, le Loti n’est pas crédible : il a un visage d’homme d’Asie. Et puis, peut-être, par le manque d’orientalisme : Bourgeron ne donne pas l’impression de connaître Istanbul en tous cas. Et donc, c’est une lecture d’Aziyadé. Mais c’est une belle lecture ! C’est une œuvre à part entière. Et, en même temps, c’est le propre d’une adaptation que de s’approprier. Il ne s’agit pas de répliquer ou de dupliquer. Donc voilà, moi je prends ça comme un hommage d’un dessinateur d’aujourd’hui, qui est capable de puiser dans l’œuvre d’un Loti une matière extrêmement riche, de toute façon !

Propos recueillis par Florian Rubis.

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Exposition « Pierre Loti dessinateur au long cours » au Musée Anne-de-Beaujeu de Moulins (Allier),
place du Colonel-Laussedat 03000 Moulins.
Du 10 octobre 2009 au 3 janvier 2010, tous les jours, de 10 à 12 h et de 14 à 18 h (14 à 18 h les dimanches et jours fériés).

En médaillon : portrait d’Alain Quella-Villéger lisant son ouvrage sur Pierre Loti, élaboré avec Bruno Vercier. Photo : © 2009 Florian Rubis. Toutes les illustrations sont issues de Pierre Loti dessinateur : © Alain Quella-Villéger, Bruno Vercier, collection Maison Pierre Loti / Ville de Rochefort et collections particulières.

Bibliographie sélective :

Franck Bourgeron, Aziyadé (d’après le roman de Pierre Loti), Futuropolis, 2007

Thierry Groensteen & Benoît Peeters, Töppfer, l’invention de la bande dessinée, Hermann, coll. « Savoirs sur l’art », 1994

Pierre Loti, Le Roman d’un enfant, suivi de Prime jeunesse (édition de Bruno Vercier), Gallimard, Folio classique, 1999

Alain Quella-Villéger & Bruno Vercier, Pierre Loti dessinateur, une œuvre au long cours, Bleu autour, 2009

Également à Moulins en ce moment, ne pas rater l’exposition dédiée à l’auteur jeunesse Étienne Delessert : « Pourquoi grandir ? » au
Centre de l’Illustration,
Hôtel de Mora –26, rue voltaire 03000 Moulins.
Du 3 octobre 2009 au 8 mars 2010, tous les jours, de 10 à 12 h et de 14 à 18 h (14 à 18 h les dimanches et jours fériés).

Possibilité de billet couplé avec le Musée Anne-de-Beaujeu.

Pierre Loti dessinateur, une œuvre au long cours – par Alain Quella-Villéger & Bruno Vercier – Bleu autour – 296 pages, 34,50 euros

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3 Messages :
  • Töpffer, s’il vous plaît
    29 octobre 2009 16:54, par un admirateur de Rodolphe Töpffer

    Il est désolant de faire autant de fois, en un article par ailleurs intéressant, une faute d’orthographe dans le nom d’un des pères de la bande dessinée.
    Voir par exemple :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Rodolphe_Töpffer

    Répondre à ce message

    • Répondu par ActuaBD.com le 29 octobre 2009 à  17:34 :

      Merci, c’est corrigé.

      Répondre à ce message

    • Répondu par Florian Rubis le 7 novembre 2009 à  11:43 :

      Désolé pour cette erreur, provenant davantage d’un important surcroît de travail actuellement et d’une étourderie tenace que d’une méconnaissance du sujet traité ou de l’auteur évoqué. L’immédiateté d’Internet ne pardonne rien. Merci d’avoir rectifié !(F. R.)

      Répondre à ce message

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