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Alberto Breccia à l’honneur à Paris

Par Florian Rubis le 10 mars 2009                      Lien  
La fine fleur du monde de la bande dessinée s’est pressée à la galerie Martel, afin d’y célébrer la singularité graphique de l’un de ses maîtres d’envergure internationale, Alberto Breccia (1919-1993). L’occasion de se souvenir que l’Argentine et l’Amérique du Sud ont fourni au neuvième art certains de ses représentants les plus illustres…
Alberto Breccia à l'honneur à Paris
Un hôte de marque venu célébrer Breccia : Moebius
Photo : Florian Rubis

Ce jeudi 5 mars 2009, le vernissage de l’exposition Alberto Breccia recevait les visites de prestigieux connaisseurs tels que, notamment, Jean Giraud/Moebius, André Juillard, Ted Benoît ou José Muñoz, chaleureusement accueillis par Rina Zavagli, l’épouse du cordial Lorenzo Mattotti. L’auteur de ces lignes ne s’y est pas rendu sans une certaine émotion, habité par le souvenir d’avoir été présenté à Paris à Alberto Breccia par Hugo Pratt, l’un de ses compagnons de route en Argentine dans les années 1950. Nous étions en 1991 et le génial artiste sud-américain faisait déjà l’objet d’un hommage de ce côté de l’Atlantique, au Salon de la bande dessinée d’Angoulême. Le père de Corto Maltese, toujours facétieux, présenta son tant estimé collègue, en taisant volontairement son nom, comme « un grand peintre argentin ». Cette entrée en matière ravit visiblement l’intéressé. À en juger par le magnifique sourire arboré en cette circonstance…

La singularité graphique d’Alberto Breccia

Histoire universelle de l’infâmie - Par J-L. Borges & A. Breccia, 1993.
(C) Breccia

Une fois la porte de la galerie Martel passée, le préjugé affectif favorable laisse immédiatement place à la satisfaction d’y voir si bien mise en valeur la singularité graphique d’Alberto Breccia. Hugo Pratt, quand il parlait de son confrère, ne s’y trompait pas. Ils avaient enseigné ensemble, à Buenos Aires, au début des années 1950, à l’École panaméricaine d’Art (Escuela panamericana de Arte), fondée par Enrique Lipszyc, ami du futur auteur de Corto Maltese. Mais ils avaient surtout partagé, l’un et l’autre, un partenariat artistique avec Héctor Germán Oesterheld (1919-1978), le plus grand des scénaristes argentins. Leur connivence s’accrut suite à la fondation par ce dernier et son frère des éditions Frontera (1957), aboutissant à la création des mémorables séries Ernie Pike, L’Éternaute ou Sherlock Time. Une crise conjoncturelle de la bande dessinée argentine (1962) mit fin prématurément à l’aventure. Elle obligea Hugo Pratt à retourner en Europe, où il connut ultérieurement un triomphe. Les deux autres se rabattirent sur une publication dans la revue Misterix, à laquelle ils donnèrent un réel chef-d’œuvre : Mort Cinder.

L’Eternaute T.1 par H. G. Oesterheld & A. Breccia (1969)
(C) Breccia

Le père de Corto Maltese, malgré un dessin exigeant, à la base en noir et blanc, en constante évolution tout au long de sa carrière, a su à l’occasion faire preuve de pragmatisme commercial. Sans doute hérité de ses ancêtres vénitiens, il lui permit de se gagner, en définitive, la faveur du grand public. En revanche et en parallèle, un Alberto Breccia, autodidacte comme lui, a refusé encore plus radicalement les compromis et les standards de l’industrie de la bande dessinée, au profit d’une incessante expérimentation et de formes plastiques toujours changeantes. D’origine uruguayenne, ce fils d’ouvrier spécialisé du quartier des abattoirs de Mataderos, à Buenos Aires, passionné par le dessin depuis l’enfance, a tenté de creuser un sillon très personnel. Il tâcha de se prémunir au mieux des contraintes éditoriales d’une bande dessinée argentine longtemps publiée dans des magazines périodiques, très imprégnés du modèle nord-américain. Ce faisant, il devint un maître du noir et blanc, sans dédaigner la couleur et l’emploi d’une diversité de techniques graphiques innovantes qui forcent l’admiration.

Une telle invention formelle saute aux yeux à l’examen des planches de bandes dessinées, esquisses crayonnées, autoportraits et illustrations présentés à la galerie Martel : encre de Chine, collages, acryliques, pastels s’y conjuguent harmonieusement. En contrepoint, la richesse des adaptations littéraires qui ont occupé une part considérable de la production d’Alberto Breccia souligne sa volonté d’échapper à la loi d’airain de la série mettant en scène un héros récurrent et sa nette prédilection pour le fantastique. Les Sud-Américains Jorge Luis Borges et Ernesto Sábato y font bon ménage avec Edgar Allan Poe, Robert Louis Stevenson, Lafcadio Hearn, Jean Ray, Howard P. Lovecraft ou l’un de ses maîtres, l’aristocrate anglo-irlandais Lord Dunsany, pionnier de la Fantasy moderne.

Don Alberto, Don Hugo et la bande dessinée sud-américaine

Interrogé sur sa première rencontre avec Alberto Breccia, José Muñoz précise qu’il a connu son compatriote : « À douze ans, en 1954, à l’Escuela panamericana de Arte, attiré par la perspective d’y avoir pour professeur Hugo Pratt, qui s’affirmait alors en dessinant Sergent Kirk (1953), sur un scénario d’Héctor G. Oesterheld ». Mais le Vénitien ayant terminé sa session de cours, le futur dessinateur d’Alack Sinner y bénéficie finalement de l’enseignement d’Alberto Breccia. Sans y perdre au change, bien évidemment !

Munoz rend hommage à Alberto Breccia, son maître
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

S’ensuit une passionnante analyse par José Muñoz des spécificités graphiques de ceux qu’il désigne avec respect comme « Don Alberto et Don Hugo ». Il est question de l’école de la bande dessinée, états-unienne à son commencement, inspiratrice de ces deux maîtres, l’expressionnisme en noir et blanc. L’épouse du lauréat du Grand Prix du festival d’Angoulême 2007 souligne judicieusement l’influence de son proche parent sur Alberto Breccia : le courant cinématographique de l’expressionnisme allemand de l’entre-deux-guerres. Elle est manifeste, par exemple, dans Mort Cinder. Son professionnel du dessin de mari enchaîne en analysant les subtilités de l’expressionnisme « nocturne » de Breccia et de celui, plus « diurne » de Pratt. Il s’approche ensuite d’une planche de Mort Cinder (La Tour de Babel, 1963) et décrit comment fut façonné le visage impressionnant de l’un des personnages : ce « Lépreux », dont le « brouilleur » serait responsable des différences de langages entre les hommes. La lame du rasoir personnel d’Alberto Breccia, servant ordinairement à sa toilette, a été réutilisée en guise d’outil destiné à travailler l’encre de Chine, de façon à lui conférer de la sorte des traits extraordinairement saillants.

Une leçon de Breccia par Munoz devant la planche de Mort Cinder, "La Tour de Babel" où figure le lépreux.(1963)
Photo : D. Pasamonik (L’agence BD)

Puis, la discussion bifurque sur la fructueuse collaboration entre Héctor G. Oesterheld et Hugo Pratt. La combustion créative intense née de la rencontre de ces deux grands talents fut alimentée par la durable impression exercée sur le scénariste argentin par la personnalité aventureuse du dessinateur vénitien. « Celle-ci a fortement influé sur la caractérisation des personnages inventés après par Oesterheld », explique José Muñoz. « Cependant que ce dernier était apprécié de Pratt aussi parce qu’il comptait parmi ces rares scénaristes dotés d’une culture et d’une compréhension du graphisme comme il s’en rencontre peu. » José Muñoz place alors dans la conversation un amical clin d’œil à son complice artistique de longue date Carlos Sampayo, appartenant à cette trempe de créateurs…

L’échange passionnant avec José Muñoz s’achève par l’évocation, à la demande expresse de votre serviteur, de Jorge Pérez del Castillo (né en 1923). Ce dessinateur et illustrateur d’origine chilienne a fait carrière en Argentine. Il a servi de modèle persistant à Hugo Pratt, jusque dans les dernières années de sa vie, dans sa quête continue d’un dessin qu’il voulait de plus en plus épuré. Le Vénitien connaissait bien ses travaux par leur publication dans des revues argentines des années 1950 comme El Tony, Patoruzito, Intervaló ou Intervaló Extra. De son côté, le frère de Jorge, Arturo Pérez del Castillo (1925-1992), a bénéficié d’une notoriété plus importante grâce au western Randall the Killer, concocté avec Héctor G. Oesterheld à la grande époque des éditions Frontera.

Les conseils de visite de Lorenzo Mattotti

Ami de José Muñoz, le dessinateur italien Lorenzo Mattotti, également pétri d’admiration pour Alberto Breccia, se remémore ainsi ses diverses rencontres avec lui : « La première fois c’était, je crois, en 1974. C’est José Muñoz qui m’a présenté à lui. Moi, j’avais très peur. J’étais très timide […]. Et, tout de suite, ce fut tellement doux. C’était une personne tellement humble ! […] Je connaissais déjà son travail depuis longtemps et, le fait de le rencontrer, c’était magnifique ! » Revu après en Italie, à Paris ou au cours de divers festivals, Alberto Breccia se montre « très paternel et très protecteur ». Il disait : « Moi, je cherche. Je ne sais pas si je fais bien… »

En outre, Lorenzo Mattotti avoue regretter de ne pas avoir eu un magnétophone pour enregistrer une certaine conversation entre José Muñoz et Alberto Breccia, portant sur leur travail artistique, lors d’un dîner auquel il a assisté en leur compagnie. Par excès de timidité, il n’a pas trouvé le courage de répondre à une invitation de ce dernier à venir lui rendre visite à Buenos Aires. Le rendez-vous est définitivement manqué, puisque Lorenzo Mattotti prend l’avion qui le conduit pour son premier voyage en Amérique du Sud précisément le jour des funérailles d’Alberto Breccia ! Celui-ci reste néanmoins quelqu’un qui l’a beaucoup marqué, dans « l’idée de chercher tout le temps la forme adaptée à l’histoire. De ne pas avoir de vrai héros. Mais de travailler avec l’expression et pas seulement le dessin, avec un niveau d’inconscience très inspirante. » De plus, Lorenzo Mattotti apprécie particulièrement les adaptations littéraires de l’Argentin. Ce goût rejoint une tradition très ancrée dans la bande dessinée de son Italie natale, « avec des grands maîtres comme Dino Battaglia et Sergio Toppi ».

Pour acquérir un original, il faut compter entre 1200 et 4400 euros...
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)
... mais regarder ne coûte rien.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Parmi ses œuvres préférées d’Alberto Breccia, « choix qui évolue avec le temps », Lorenzo Mattotti cite volontiers ses adaptations, d’abord, d’Howard P. Lovecraft, ainsi que d’Edgar Allan Poe ou Ernesto Sábato. Les visiteurs de l’exposition voulant mieux apprécier les préférences du dessinateur italien se reporteront, entre autres, aux dessins et illustrations suivants : Mort Cinder (Les Yeux de plomb, 1962), Les Mythes de Cthulhu (Le Monstre sur le seuil, 1973), Le Rapport des aveugles, 1991-1992), voire la très colorée Histoire universelle de l’infamie (1993), d’après Jorge Luis Borges. Sans négliger les incontournables planches du muet et si ironique Dracula (1982). Elles valurent au dessinateur d’une Vie de Che Guevara (1969), avec son fils Enrique, de subir à nouveau les foudres des gouvernements militaires dictatoriaux à la tête de l’Argentine de 1976 à 1983. Cette oppression, encore dénoncée avec Juan Sasturain dans Perramus (1986-1988), Héctor G. Oesterheld, scénariste de la biographie du fameux révolutionnaire d’origine argentine, en fut tragiquement la victime. Il disparut sans laisser de traces, exécuté par les nervis des généraux bourreaux de son pays.

Une des façons de rendre hommage à ces grands noms de la bande dessinée sud-américaine, dignes d’admiration à l’échelle mondiale, consiste à aller à la galerie Martel se familiariser avec la production polymorphe d’Alberto Breccia. Ne serait-ce que pour sa reprise de L’Éternaute (1969), ce chef-d’œuvre de la science-fiction annonciateur de la tragédie politique que devait endurer postérieurement l’Argentine. Sa continuation se révèle graphiquement à la hauteur des débuts, déjà magistraux, de la série (1958), dus à Héctor G. Oesterheld et Francisco Solano López. En somme, de quoi faire plaisir à son œil et réveiller chez chacun de nous ce rapport « d’empathie avec le dessin » que Lorenzo Mattotti définit si plaisamment comme un stimulant essentiel de sa création…

(par Florian Rubis)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Exposition Alberto Breccia
Galerie Martel
17, rue Martel
75010 Paris
Du 6 mars au 11 avril 2009, du mardi au samedi, de 14 h 30 à 19 h
www.galeriemartel.com

En collaboration avec Rackham, éditeur d’œuvres d’Alberto Breccia en langue française.

Les Mythes de Cthulhu – par Alberto Breccia, d’après Howard P. Lovecraft – Rackham – 120 pages, 23 euros

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En médaillon : Autoportrait (© A. Breccia, 1993)

 
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6 Messages :
  • Alberto Breccia à l’honneur à Paris
    13 mars 2009 15:39, par Cendrine

    Breccia est un artiste exceptionnel, bien au-delà de la bande dessinée et ce n’est que justice de lui rendre hommage.Son dessin a une force incroyable et une technique du noir et blanc incomparable. Il a su prendre l’héritage des américains de l’âge d’or pour le fructifier et l’emmener bien plus loin qu’ils n’auraient eux-même été capables.Bravo l’artiste.

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  • Alberto Breccia : ce n’est pas un mythe !
    19 mars 2009 10:04, par hectorvadair

    Breccia est un artiste exceptionnel qui m’a marqué dés que j’ai apperçu ses travaux noir et blanc dans Metal hurlant il y a quelques trente ans.
    Son adaptation du Chtulu de Lovecraft reste à cet égard un très grand moment de littérature dessinée.
    Une adaptation intelligente et belle qui m’a personnellement démontrée que oui, tout était possible de raconter en bande dessinée.
    Ses travaux couleurs sont aussi magnifiques et ont du influencer plus d’un dessinateur ou poète.

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  • Alberto Breccia à l’honneur à Paris
    19 mars 2009 18:19, par Richard

    Lors d’un stage aux éditions Rackham il y a quelques années, déjà admiratif de l’oeuvre de Breccia père, j’ai eu la chance de travailler sur des croquis, esquisses et autres dessins préparatoires du maître... Aujourd’hui encore, rien que de me souvenir de ces papiers sous mes frêles doigts d’étudiant est une jubilation ! Ce n’etait pourtant rien d’abouti, mais classer, répertorier ces "roughs" pour diverses histoires aujourd’hui publiées et autres illustrations de romans, savoir qu’Alberto Breccia en était l’auteur plusieurs années auparavant, et surtout les contempler et les décortiquer a été pour moi un très grand moment ! Merci Latino de m’avoir permis ça ! Et j’en suis pas peu fier !

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  • Alberto Breccia à l’honneur à Paris
    19 mars 2009 18:24, par Richard

    Breccia et Pratt étaient de très grands amis. Et pourtant, ils avaient une vision diamétralement opposée de la bande dessinée. Mais c’est aussi pour ça qu’ils s’appréciaient et qu’ils convergeaient : toujours chercher l’aboutissement et échanger. Comme quoi, même lors de divergences, les choses avancent ; certains devraient le méditer...

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  • Alberto Breccia à l’honneur à Paris
    22 juillet 2014 20:43, par José Munoz

    Hola Florian, avec un peu de retard, je dois dire que j’ai dit que, pour moi, l’expresionisme nocturne c’est Breccia et le expresionisme diurne c’est Pratt.
    Bon travail,
    Munoz

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    • Répondu par Florian Rubis le 23 juillet 2014 à  12:03 :

      Hola José ! Un vif merci pour ton intervention et sa bienveillance. Désolé de cette confusion. La rédaction va rectifier en fonction de ta précision.
      Ceci est à mettre sur le compte d’un moment de fatigue lors de la rédaction de l’article, causé par la multiplication des activités. Tu connais cela...
      Par contre, il ne s’agit pas d’une méconnaissance du sujet et de ces merveilleux dessinateurs, dont nous avons eu le bonheur de croiser les itinéraires tous les deux. Comme tu le sais également.
      Je t’embrasse très très chaleureusement et vive l’Argentine, ce grand pays de la bande dessinée ! On ne le dira jamais assez.
      Florian

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