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Alfred & Mazan ("Donjon") 1/2 : "On a l’impression que ce n’est pas nous qui les avons dessinés"

Par Thierry Lemaire le 4 avril 2014                      Lien  
La série {Donjon} aura donc une fin. Une fin double, avec deux albums parallèles et entrecroisés, dessinés l'un par Alfred, l'autre par Mazan. Sans les scénaristes Lewis Trondheim et Joann Sfar, les deux dessinateurs reviennent sur l'aspect graphique et leur relation à la série. Placé sous le signe de la dualité, cet interview ne pouvait être qu'en deux parties.

Étiez-vous de fins connaisseurs de la série avant de dessiner ces deux albums ?

Mazan : Oui, moi j’ai lu dès la sortie du premier. Je suivais de toute façon ce que Lewis faisait, pratiquement depuis le début, depuis qu’il était au Lézard. Quand il a sorti le premier Donjon, j’ai adoré.

Alfred : Pareil.

Et vous avez suivi toute la série ?

A : Oui, mais avec irrégularité. J’ai surtout suivi les Monsters.

M : J’ai suivi le départ de Crépuscule, et puis après, j’étais plus sur Potron-minet et sur Zénith. Mais même les derniers Zénith je les ai lus un peu plus tard. Ce n’était pas une question d’envie d’ailleurs, plutôt une question de temps et de choix d’achats devant le nombre de sorties. Quand Lewis m’a demandé de faire la fin de Donjon, j’ai vite regardé dans ma bibliothèque ce qui me manquait, et il ne m’en manquait que cinq ou six.

A : Moi, il m’en manquait une dizaine.

Alfred & Mazan ("Donjon") 1/2 : "On a l'impression que ce n'est pas nous qui les avons dessinés"
Donjon Crépuscule n°110

Donc vous avez fait l’effort de relire tout.

M : Oui. Ça c’est terrifiant (rires). Mais indispensable pour avoir une vision d’ensemble de ces 15 années. Se remettre en mémoire les premiers albums, notamment de Crépuscule, que je connaissais moins bien. Et puis ça part dans tellement de directions différentes.

Et ça vous a servi ?

M : C’était plus pour se remettre dans le bain, suivre les personnages.

A : Retrouver un contexte qui a été morcelé sur 15 années. Il fallait que je me resitue au milieu de cette immense fresque, que je retrouve l’esprit. Graphiquement, j’ai noté dans ma tête les deux ou trois endroits où il faudrait que je rejette un coup d’œil, parce que je savais déjà quels personnages je devrai représenter. Retrouver leur rythme, leur tempo, leur façon de parler.

Est-ce que vous savez pourquoi vous avez été choisi ? Est-ce qu’on postule ?

A : Moi j’ai postulé. Il y a des années. Avant qu’ils arrêtent d’en faire. A l’époque où je m’autoéditais, j’avais 20 ans au Festival de Pertuis, Lewis est la première personne à m’avoir acheté mon premier petit bouquin. En 2007, il m’avait remis un Prix à Angoulême et j’avais trouvé la symbolique assez forte. Du coup, je lui avais exprimé mon intérêt pour dessiner un album de Donjon si l’occasion se présentait. Ils s’en sont peut-être souvenus au moment où ils ont réactivé la série.

M : Moi j’ai déjà fait un Monsters. Mais avant, ils m’avaient proposé de faire Potron-minet. J’ai refusé parce que je me suis dit que j’allais faire ça toute ma vie. Jusque-là, j’avais toujours été auteur complet. C’était mon premier travail avec un scénariste, un coloriste. Je leur avais dit que je voulais bien le faire sur un one-shot, mais pas sur une série complète. Donc ils ont pris Blain. Mais Lewis a gardé en mémoire ce que j’avais dit et deux ans plus tard, il m’a proposé un one-shot, le premier Monsters. J’ai dit banco, et c’était parfait. Le premier Monsters et puis le dernier Crépuscule (rires). D’ailleurs, pour la fin du donjon, ils m’avaient proposé les deux tomes. Là, c’est pareil, j’ai dit non.

A : Tu as commencé par refuser parce que Lewis m’a dit au début qu’il y en avait deux à faire, mais qu’il fallait attendre un peu parce qu’il allait te redemander.

M : C’était à un moment où je partais en voyage sur un chantier paléontologique. Je lui ai dit que je ne pouvais pas. Un mois et demi au Laos, ça m’a permis de réfléchir et de me dire que c’était trop bête, c’était quand même la fin du donjon. Donc, j’ai mis en standby mes projets.

Le premier Donjon Monsters dessiné par Mazan

Mais est-ce qu’ils vous ont dit pourquoi ils vous ont choisi ?

M : Il faudrait leur demander. Mais je pense qu’ils cherchaient des dessinateurs sur qui ils pouvaient compter.

A : Dans le cas de Mazan, ils avaient déjà fait un album de Donjon donc ils savaient qu’il était fiable par rapport à cet univers là. Moi je n’en avais jamais fait, mais ça fait deux ans que je travaille dans l’atelier Mastodonte pour Spirou, avec Lewis. Du coup, on se côtoyait quasi quotidiennement et il savait que j’étais à peu près fiable aussi.

M : Et puis gérable. Ils peuvent nous dire qu’il y a un truc qui ne va pas. On essaye de comprendre, et puis voilà.

A : J’ai lu aussi dans un interview que Lewis voulait travailler avec des gens qui avaient envie de faire ça, qui le feraient par plaisir. Pour Mazan comme pour moi, c’était le cas.

M : C’est ce que dit toujours Lewis : « Est-ce que tu aurais envie de faire un Donjon ? ».

Dans la série Monster, les styles de dessin pouvaient s’exprimer très librement. Là, est-ce qu’il y avait un cahier des charges graphiques ?

A : Je pense que dans l’ensemble des séries Donjon, même si ça se ressent moins dans Zénith, Potron-minet ou Crépuscule, cette liberté existe. C’est plus marqué dans Monster parce que ce sont vraiment des one-shots. Mais au final, la grammaire que Lewis et Joann ont mise en place graphiquement permet à chacun d’apporter des petits éléments propres à son univers. Chacun peut y mettre de son identité. Quand Joann m’a donné le scénario, la seule consigne c’était de me faire plaisir et de m’amuser, du moment qu’on reconnaît les personnages.

M : Mais même dans Crépuscule, on a quand même du Joann d’un côté et du Obion de l’autre.

Mais je ne suis pas certain qu’en voyant vos deux albums, le lecteur pourrait trouver le nom des dessinateurs sans savoir que c’est vous.

A : Oui, et ça me va bien. Ce qui m’intéresse quand je fais un livre, qu’il soit très personnel ou ici pour la première fois de ma vie un travail de mimétisme, ce n’est pas qu’on me voit moi, c’est que je raconte une histoire. Ce qui m’intéresse c’est de servir l’histoire. Du coup, j’ai adapté mon dessin à cet univers.

Le dessin d’Alfred

Et comment avez-vous décidé du style que vous alliez adopter ?

A : Moi, je n’ai vraiment rien décidé. J’ai relu tous les bouquins, j’ai fait dans ma tête une espèce de synthèse de ce qui me plaisait chez plusieurs dessinateurs, de la manière dont ils avaient interprété les personnages que j’aurai à interpréter. Puis j’ai commencé à poser sur le papier, mais sans faire beaucoup de préparation.

M : Je le sais, parce que quand je suis passé à Bordeaux voir ton boulot, je t’ai demandé « qu’est-ce que tu as fait ? », et tu m’as répondu « ben, pas grand-chose… ». Et il y avait quatre dessins sur les murs (rires).

A : Il m’arrive de faire du théâtre et de la musique, et la répétition m’ennuie. Et j’ai besoin, même si ce n’est pas nickel, de me jeter directement sur le truc.

M : C’est pareil, je fais le personnage une fois et je me lance. Et puis quand on commence un album, on dessine dans l’ordre des pages, et je me suis toujours dit que si le personnage évolue, ça ne choquera pas le lecteur parce que l’évolution graphique se fera au fil de la lecture. Je l’ai toujours pris comme ça et ça me permet de ne pas m’ennuyer.

A : Et de continuer à t’amuser à mesure que tu le fais. Et d’apprendre à vivre avec ce personnage, et pas de commencer en le connaissant par cœur.

Pour votre cas, Mazan, ce Donjon est différent graphiquement du Monster que vous aviez fait. Il se rapproche plus à ce que vous faites aujourd’hui, à Mimo.

M : C’est l’évolution graphique. C’est ce que j’avais envie de faire sur le moment. C’est vrai que là je travaille beaucoup à partir de crayonné. C’est un peu plus lâché que d’habitude. C’est ce que je voulais. Au niveau du trait, j’ai voulu travailler sur la différenciation de certains plans. Ce qui a posé des problèmes à Walter (NDR : le coloriste), parce que vu que j’ai travaillé au crayon, avec des avant-plans qui sont un peu plus forts que ceux qui sont lointains, le scan que je lui passais n’était pas un noir pur. Et il a fallu qu’il joue avec. Moi, je voulais qu’il y ait cette déperdition dans le lointain. Ça m’a permis d’essayer des choses. Je ne veux pas me répéter.

Le dessin de Mazan

Et vous n’avez pas cherché un style par rapport à votre Monster.

M : Non, je l’ai relu en même temps que les autres, comme si je ne l’avais pas dessiné. D’ailleurs, j’ai encore l’impression que ce n’est pas moi qui l’ai dessiné. Je ne me revoie pas le dessinant, c’est bizarre. Je suis déresponsabilisé parce que je sais que c’est Lewis et Joann qui tiennent les manettes.

A : C’est un sentiment que je peux partager. Il y a un mélange qui se fait dans la tête, avec le fait d’avoir été lecteur pendant des années, de connaître l’univers de ces deux auteurs là, indépendamment puis ensemble. Et puis de s’emparer de personnages qui ont déjà été interprétés par 20 autres auteurs. Ça crée quelque chose d’étrange, de très agréable, complètement assumé. Mais en même temps, je ne me revoie pas en train de le faire.

Vous faites partie du grand tout.

M : Oui, c’est un peu ça. Ça nous appartient et ça ne nous appartient pas.

Entre le fait d’être sur des rails et de savoir qu’il n’y a pas forcément la même liberté qu’avec une histoire qu’on crée de A à Z, est-ce un problème ou un confort ?

M : Un peu des deux. On travaille avec des garde-fous. Moi je n’ai eu aucun souci avec Lewis et Joann. Ils nous ont donné leur travail. Comme je ne voulais pas savoir à l’avance ce qui allait se passer, j’avais la suite toutes les trois ou quatre pages, une fois que j’avais terminé les pages d’avant. Ça me permettait d’être à la fois lecteur et dessinateur, de m’approprier les personnages au fur et à mesure. Je ne savais pas s’ils allaient mourir, pas mourir, ce qui allait se passer, ni quoi que ce soit.

A : J’ai fait de la même manière. Joann m’avait donné l’intégralité du scénario et du storyboard, je l’avais lu en diagonale, mais je ne tenais pas à connaître précisément le déroulé du scénario. J’avançais page après page.

M : Tu mets ta barque sur un fleuve qui existe déjà, avec un courant. A toi de maîtriser ta barque en fonction, mais tu ne sais pas si il y a une chute plus loin.

A : Surtout quand tu fais des albums qui se croisent comme ça, avec des temps différents, Mazan avait démarré plus tôt que moi, tu as intérêt à faire vraiment confiance à Lewis et à Joann sur le fait qu’ils vont être attentifs à la cohérence de l’ensemble. Se dire « j’y vais », tant qu’ils me disent que ça fonctionne et que je prends du plaisir. Et si vraiment il y a un problème, on en parle.

Lire la seconde partie de l’interview.

Donjon Crépuscule n°111

(par Thierry Lemaire)

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