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Alfred & Mazan ("Donjon") 2/2 : "La philosophie de cette conclusion, les héros face au temps, est très belle"

Par Thierry Lemaire le 5 avril 2014                      Lien  
Suite et fin de l'interview d'Alfred et Mazan sur les Donjon 110 et 111. Où l'on parle de découpage, d'Heroic Fantasy, de Moebius, de Bourgeon, de bonhommes patates, de pages en moins (et en trop), de problèmes d'armure, de bataille navale et de héros face au temps.

Lire la première partie de l’interview.

Dans un travail autant balisé par Lewis Trondheim et Joann Sfar, où est-ce qu’on met sa petite touche personnelle ?

M : Au jour le jour, dans le dessin, dans le trait, même dans le cadrage.

Oui, quelle était la marge de manœuvre à ce niveau là ?

M : Le découpage, c’est une proposition de Lewis ou de Joann, mais c’est pratiquement illisible. Des bonhommes patates gribouillés avec le nom dessus. A certains moments, pour être bien sûr, je renvoyais le rough avec des annotations pour confirmation. Est-ce que c’est bien Zakûtu ? Comment est-elle habillée ? Etc. C’est arrivé une ou deux fois de devoir revenir sur un dessin déjà réalisé. Parce que je faisais en fonction d’un album fantôme dont je ne connaissais rien. J’avais pratiquement fini mon album quand Alfred a commencé le sien. Or le sien se passe par moments avant le mien.

A la fin du mien, je dessine Zakûtu avec sa robe. Ça passe bien. Et puis Alfred la dessine dans son album, dans la même scène, avec une armure. Alors il faut que je la redessine sur plusieurs pages avec l’armure (p.38-42). Bon, ce genre de changement, ça peut aller. Mais Alfred me fait un rough avec Zakûtu en armure et avec une hache. Très bien, sauf qu’après avoir tout redessiné, on s’aperçoit qu’en fait, elle tient l’épée du destin. Donc il faut que j’enlève la hache. Mais enlever la hache, c’est enlever une masse dans le dessin, ce qui implique de redessiner ce qu’il y a derrière, déplacer les personnages pour rééquilibrer l’image, etc.

A : Bref, un beau bordel.

M : Oui, c’est sûr. Mais j’avais surtout peur que ça arrive souvent. Et finalement, ce n’est arrivé que très rarement.

Alfred & Mazan ("Donjon") 2/2 : "La philosophie de cette conclusion, les héros face au temps, est très belle"
Zakûtu avec la bonne tenue et la bonne arme.

Et au niveau du découpage ? A la base, c’était découpé planche par planche. Et puis après à l’intérieur des cases, le plan, le cadrage étaient déterminés ?

M : Même avec des bonhommes patates, le cadrage on le ressent. Je vois ce que veut Lewis. Après, on a fait attention. Pour le premier Monsters, on a eu un mini souci parce que je suivais son rough. Lui dessine les personnages d’une certaine taille par rapport à la case, qui convient à son trait. On s’est rendus compte très vite que ça ne convenait pas à ma façon de faire. J’ai besoin d’avoir un peu plus de champ. Pour ce que me propose Lewis, il faut que je recule la « caméra » de cinq ou dix mètres parce que mon dessin a besoin de plus d’espace. Sur les premières pages de Monsters, je faisais une réduction à la photocopieuse, je retravaillais autour en bougeant les masses, etc. Aujourd’hui avec l’ordinateur, c’est beaucoup plus simple.

A : Dans mon cas, le storyboard de Joann donnait des intentions, que je suivais ou pas. D’ailleurs lui-même m’avait laissé libre de revenir dessus. Il y a un moment où on s’est rendus compte que mon scénario faisait 44 pages au lieu de 46 (rires). Du coup, il fallait inventer deux pages. Lewis m’a fait une proposition orale et il m’a dit « vas-y, débrouille-toi ».

M : Et moi inversement (rires). Ils se sont rendus compte qu’il y avait 48 pages et qu’il fallait en enlever deux.

Tous les deux, dans votre bibliographie, vous n’êtes pas réputés pour vos scènes de combat et vos nombreux albums d’Heroic Fantasy. Est-ce que ça a été jouissif d’avoir la possibilité de le faire ?

A : Pour moi, oui. Parce que c’est très éloigné, et de mes lectures et de mon travail d’auteur. Ma seule lecture d’Heroic Fantasy, c’est Conan le Barbare. Lewis et Joann ont défini Donjon comme la rencontre entre Conan et le Muppet Show, et ça me convient bien. Mais je n’ai pas plus de références que ça. En revanche, en tant que lecteur, j’ai pris tellement de plaisir à découvrir cet univers qui était bien plus malin et riche que ce qu’on avait l’habitude de voir en bande dessinée dans ce registre là, que je n’ai pas douté une seule seconde du plaisir que je pourrais prendre en tant qu’auteur.

M : Moi je m’adapte sans aucun souci. J’avais dit à Lewis «  fais gaffe si tu me dis qu’il y a 200 cavaliers dans le background, je les ferai. Ça va prendre du temps, mais c’est juste ça. » Gérer une foule pour moi, c’est moins compliqué pratiquement que gérer un gros plan. Mon dessin est fait pour être vu de loin avec plein de décor. Faire un gros plan, des scènes intimistes, j’ai toujours beaucoup plus de mal avec mon trait. Et pourtant j’aime ça. J’aimerais ça.

Il y a effectivement du dragon chez Mazan.

Et les scènes de combat, est-ce que ça vous a posé des problèmes ?

M : Non, et puis c’était assez rigolo parce qu’il y a plein de dragons dans mon album, or vu que je travaille en paléontologie sur les dinosaures, je me suis amusé à faire du reptile.

A : Non plus. A partir du moment où on peut s’approprier l’univers. A un moment, dans mon album, il y a une double page de baston avec des centaines de personnages, en gros façon Arzach (p.16-17). Bon, je suis incapable de faire du Moebius, mais je vois l’idée et je vais trouver la façon de le faire. C’est un défi artistique intéressant.

M : Où j’ai eu le plus de mal, c’était pour les armures. Les armures étaient déjà dessinées par d’autres personnes avant, mais moi je ne les aurais pas dessinées comme ça. Là j’étais obligé d’utiliser un système qui m’était totalement étranger. Je les aurais faites différemment.

A : J’ai eu le même problème sur Papsukal, ce personnage tout en longueur avec cette armure étrangement foutue, avec cet espèce d’arrondi sur les épaules, ça m’a vraiment embêté tout du long.

M : Oui, exactement, j’ai eu le même problème. Heureusement, je ne l’ai pas eu longtemps, mais Papsukal ça m’a posé un problème. J’ai essayé de voir comment il est dessiné et je voulais savoir comment l’armure tenait. Et je voyais bien que ça, ça ne pouvait pas tenir. Pour la dessiner correctement, tu es obligé d’inventer des systèmes qui n’ont pas été dessinés. C’est un compromis à faire. Là c’est frustrant. Tu te dis « mais non, là il ne pourrait pas marcher avec ça, c’est pas possible ». Tu es obligé de le faire, tu le fais comme ça.

Un détail de la superbe double-page dessinée par Alfred.

Et est-ce que ça vous a donné envie de vous lancer dans ce genre de récit, en solo ?

M : Pas spécialement.

A : De l’Heroic Fantasy, je ne suis pas persuadé, parce que celle qui m’intéresse, c’est celle qu’ils font eux. Il y a une voie dans ce qu’ils font qui me parle et qui me touche. En revanche, je me suis rendu compte que dessiner des armées qui combattent avec des lances, j’avais pris plus de plaisir que je pouvais penser. Ça a peut-être éveillé chez moi une envie de faire un truc avec 3000 personnages en train de se battre sur un champ de bataille. Je ne sais pas. Je me suis juste surpris à être agréablement porté par ces ambiances là.

M : A partir du moment où ça ne fait plus peur, tu te dis, tout est possible.

A : Il y a un truc épique qui te fait penser qu’il y a peut-être quelque chose de fort à vivre aussi.

M : Ce qui me ferait peur maintenant, c’est de faire des combats de marine. Avec des bateaux nickel. A la Bourgeon. Les boules. Là c’est compliqué. Dessiner des bateaux sous Louis XIV, whaou. Là c’est un challenge différent.

Là c’est vraiment se créer des cauchemars.

M : Oui, là c’est le cauchemar ultime pour moi.

A : Ne dis pas ça à Lewis (rires).

Côte à côte, les couvertures du n°110 et du n°111

Pourquoi avoir choisi cette couverture pour le 111 ?

M : Au départ, ce n’était pas cette couverture là qui était prévue. Quand c’était Lewis qui devait faire l’album, il y a quelques années, il avait fait Papsukal sur son grand tas d’os. Mais qui ne correspondait pas à la fin du donjon. Et puis là il s’est dit « autant y aller franco. On montre la fin du donjon ». Et le but du jeu était de ne montrer aucun personnage. Alors que celui d’Alfred, ce n’était que des personnages.

A : Par réaction, Lewis m’a dit « Mazan est parti sur cette idée là, donc toi tu vas faire tout le contraire. » En gros, c’est juste avant la fin pour le 110, et puis juste après pour le 111.

C’est presque un peu révéler la fin de l’album.

A : En même temps, le titre c’est « La fin du donjon ».

M : Lewis l’a dit. Ce n’est même pas spoiler que de dire que c’est vraiment la fin du donjon. Ça ne veut pas dire que les personnages sont morts. En même temps le personnage principal, c’est le donjon.

Justement, on se rend compte que le personnage principal est mort.

M : Il est détruit, mais on peut le reconstruire.

A : Les personnages secondaires peuvent le faire revivre.

Alors justement, la fin des deux albums laisse pas mal d’ouvertures possibles. On peut se demander si c’est vraiment la fin de l’histoire.

M : C’est la fin de l’histoire dans le sens où le public ne sera pas frustré car il aura une vraie fin. Après, entre tous les albums, il y a plein de trous. Donc tout est envisageable. Lewis et Joann pourront très bien avoir envie de faire d’autres albums. Mais pour l’instant, ils ont du mal à trouver le temps de se rencontrer comme ils se rencontraient autrefois, c’est-à-dire d’écrire en vacances. Mais de toute façon, à mon avis, il n’y aura jamais de 112.

D’accord. Mais à la fin du 110, il y a quand même deux personnages qui sont laissés un peu en suspens.

A : Je crois que l’idée c’est de laisser les lecteurs imaginer ce qui pourraient arriver à ce nouveau couple de personnages, en dehors de toute cette grande saga.

M : Et puis si on continue après la fin du 111, on perd la philosophie de cette conclusion, c’est-à-dire les héros face au temps. A partir du moment où on continue avec d’autres personnages, on gâche un peu cette idée là, qui est très belle.

(par Thierry Lemaire)

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