En 1983, il ne faisait aucun doute que la bande dessinée venait de perdre son grand homme. Il laissait à sa ravissante épouse Fanny Remi un héritage d’autant plus lourd à porter qu’il était accompagné de l’affection de millions d’admirateurs dont les plus croyants étaient prêts à en écrire la passion.
Si le Christ a eu droit à quatre évangélistes, ceux d’Hergé sont plus nombreux encore. Ils ont pour noms Benoit Peeters, Philippe Goddin, Pierre Assouline, Huibrecht Van Opstal, Pierre Sterckx, Thierry Groensteen, Pierre Fresnault-Desruelles, Jean-Marie Apostolidès, François Rivière, Daniel Couvreur, Hugues Dayez, Stéphane Steeman, Jacques Langlois, Hervé Springael, Frédéric Soumois, Dominique Maricq, Olivier Delcroix, Benoit Mouchart, Albert Algoud, Bob Garcia, et j’en passe.
On dénombre plus de deux cents ouvrages sur Hergé parus en trente ans. Rien que sur ActuBD, près de 170 articles ont été directement consacrés à Hergé et à son œuvre depuis 1996. Un onglet "Les Amis d’Hergé" les rassemble dans une seule rubrique.
Chacun de ces évangélistes aurait rêvé d’être pape, mais le pape actuel, incontestable, il n’y en a qu’un : Nick Rodwell, le second époux de Fanny, la légataire universelle du créateur de Tintin. Il a été longtemps l’incarnation du diable, comme vous le racontait notre série d’articles Les Déshérités d’Hergé. Il avait osé braver la curie des prétendants au trône de saint Georges, délier les contrats de licences accumulés au fil des ans, les racheter au besoin ou batailler pour en récupérer le moindre avantage.
Son juridisme forcené et sa communication fantasque ne lui ont pas valu que des amis, mais il est incontestable que sa capacité à se constituer une sorte de "légende noire" qui contrastait avec la "légende dorée" qui se constituait autour d’Hergé a contribué sans aucun doute, autant encore que ses réalisations, à maintenir Hergé en vie, trente ans après sa disparition.
Un Vatican à Louvain-la-neuve
En 1999, dans Tintin et les héritiers (Ed. Luc Pire), Hugues Dayez dressait un bilan accablant de la chronique de l’après-Hergé : "...mort du journal Tintin, publication d’un album boiteux, Tintin et l’Alph’art, politique de merchandising haut de gamme et contrôle que certains tintinophiles de la première heure assimilent à de la censure et du mercantilisme... Dans ce contexte houleux, demeurent des questions décisives pour le futur de Tintin : un musée Hergé verra-t-il jamais le jour ? Tintin séduira-t-il Hollywood ? Et surtout, quid d’un nouvel album de Tintin ?"
En créant les éditions Moulinsart en 1999, avec l’aide de l’ancien directeur-général de Casterman, Didier Platteau, devenu le camerlingue éditorial de l’univers d’Hergé, Nick Rodwell rapatriait sous sa coupe le discours hergéen.
L’hergéologue Philippe Goddin n’a pas failli à la sainte mission qui lui a été confiée. Disposant de toutes les archives, il a constitué avec une minutie de moine copiste la Chronologie d’une œuvre, un magnifique ensemble consacré à Hergé et surtout une biographie "définitive", Hergé - Lignes de vie (Ed. Moulinsart), qui fait référence. En véritable préfet de la Congrégation de la foi, Goddin est actuellement le président en titre de l’Association des Amis d’Hergé dont l’assemblée générale a eu lieu hier à Nivelles en Belgique autour de la date du décès d’Hergé, comme chaque année. Sa revue, Les Amis d’Hergé est une sorte d’Osservatore Romano du dogme hergéen.
C’est dans la ville de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve que Fanny et Nick Rodwell ont décidé de poser la première pierre du culte voué à Hergé. Le Musée Hergé, inauguré en mai 2009, est un ouvrage remarquable et la qualité de sa muséographie est absolument incontestable. En dépit d’une communication déficiente, des milliers de pèlerins trouvent le chemin du recueillement dans cette petite ville brabançonne située à quarante minutes en train du centre de Bruxelles.
Un ami de Tintin préside le Festival de Cannes
Si, la preuve en est faite, le Musée Hergé a fini par sortir de terre, la conquête d’Hollywood s’avérait moins sûre.
Pourtant, Rodwell l’a fait. Après avoir écarté les plus grands réalisateurs français, c’est à deux réalisateurs mythiques de l’Olympe hollywoodien qu’il a confié l’adaptation du héros à la mèche rebelle. Rien moins de Peter Jackson et Steven Spielberg ! On n’aurait pu rêver plus grand coup de maître ! Même si le premier film n’a pas eu le succès espéré par ses promoteurs (il cumule cependant 374 millions de dollars de recettes à ce jour, un record en son genre), il a eu pour effet de redonner un coup de boost à l’univers du personnage et à réinstaller Tintin dans le cœur des jeunes générations.
Si l’on en croit GfK (chiffres sorties de caisse sur un panel de points de vente), Tintin se trouve à la quatrième place des ventes en 2012, derrière trois mangas et devant Astérix, Les Légendaires, Les Simpson et Titeuf, ces trois derniers, comme les trois premiers, alignant des nouveautés cette année. Le film n’est évidemment pas étranger à ce retour en force.
Son réalisateur, Steven Spielberg, devient d’ailleurs ces jours-ci le président du Festival de Cannes. En profitera-t-il pour annoncer la date de sortie de la suite de la Trilogie annoncée ?
Comme on le voit, les objections d’Hugues Dayez ont été levées par les faits. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le travail accompli par Fanny et Nick Rodwell force l’admiration : une maison d’édition, un musée, un univers resté haut de gamme tout en étant populaire malgré une absence de nouveauté, il n’est aucun auteur de BD dans l’espace francophone qui puisse prétendre à cette éminence.
Reste cette dernière question posée par Dayez : "Quid d’un nouvel album de Tintin ?"
Depuis le décès de son premier époux, Fanny a toujours refusé de donner une suite aux aventures de Tintin, suivant en cela les dispositions d’Hergé qui proclamait qu’il n’y aurait pas de suite à Tintin après lui.
En ce qui nous concerne, à l’heure où Albert Uderzo -alors que ce n’était pas sa première disposition- a décidé de confier Astérix à de nouveaux créateurs (sortie prévue le 24 octobre 2013), il ne nous choquerait pas que Tintin soit repris par de nouvelles plumes.
Fanny a parfaitement le droit de changer d’avis et cette décision serait une bonne nouvelle pour la bande dessinée francophone.
Car franchement, un scénario de Jean Van Hamme et un dessin de Peter Van Dongen, ça aurait de la gueule, non ?
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Hergé. Photo : Droits réservés / (c) Moulinsart
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