"Il faut prendre de la hauteur, disait Guy Delcourt. Si on entre dans les considérations locales, on ne s’en sortira plus." Paroles de bon sens, car ce qui s’est passé à Angoulême lundi soir est non seulement annonciateur de bouleversements locaux importants, mais aussi d’une orientation politique qui va détricoter le travail fait autour de la bande dessinée à Angoulême depuis plus de quarante ans.
Qu’est-ce qui prédestinait Angoulême à devenir une capitale de la bande dessinée ? Rien. Pas de grand auteur, pas de grand éditeur, niente. Juste une bande de collectionneurs qui avaient envie de rencontrer leurs auteurs favoris le temps d’un week-end. Angoulême a joué de chance : la bande dessinée, en ce temps-là, cherchait sa légitimation. Dix ans auparavant, à Bordighera en Italie, des intellectuels s’étaient réunis pour bâtir le corpus fondateur de ce qui allait s’appeler plus tard "le 9e art".
Le goût d’un groupe d’auteurs belges pour le cognac, la bonhommie et la convivialité de l’accueil firent le reste. Puis vinrent les enjeux politiques : le Musée d’Angoulême commença à constituer une collection de planches à laquelle contribua Hergé lui-même lors de sa visite dans la cité charentaise. Jack Lang y vit l’occasion de la création d’un grand musée de la bande dessinée et de l’image qui s’inscrirait dans le programme des grands travaux présidentiels.
Un maire centriste, ancien ministre de l’industrie, et une enseigne de la grande distribution sauvèrent le festival d’une faillite annoncée. Un maire socialiste avait accumulé les frasques dispendieuses. Conjointement, une mission ministérielle fut mise en place établissant le principe d’un cadre institutionnel avec sa figure de proue, la Cité de la BD, qui devait favoriser la création d’une grande "Vallée des images", un tissu d’entreprises susceptibles d’offrir renouveau économique et emplois. Un dispositif en principe vertueux : des écoles de l’image formeraient des talents nouveaux : auteurs de BD, réalisateurs de dessins animés et de jeux vidéo , techniciens dont auraient besoin les industries de l’image venues s’implanter à Angoulême attirés par des avantages sociaux et fiscaux sur mesure.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela a marché : le Musée d’Angoulême est un modèle de qualité patrimoniale, servant de point d’appui à un Festival International de la Bande Dessinée mondialement reconnu, tandis que, des Triplettes de Belleville à Kirikou, Angoulême était devenue l’un des creusets de la "French Touch", "la Silicon Valley" de l’animation.
Une situation délétère
Mais, las, depuis dix ans, la situation est devenue critique : à cause d’un FIBD qui, d’année en année, accumule les reproches au point que les éditeurs de BD hexagonaux envisagent de le boycotter, mais aussi en raison de la médiocrité des politiques et des acteurs locaux.
On a connu la guerre picrocholine que se menaient Gilles Ciment, le directeur de la Cité et Franck Bondoux, celui du FIBD et de 9eArt+. Mais derrière, il y avait aussi celle des élus locaux. Hier les Socialistes Lavaud et Boutant, aujourd’hui le maire LR Xavier Bonnefont et son premier adjoint à la culture centriste Samuel Cazenave. Leur rivalité a pris un tour fâcheux ces derniers jours, le maire Xavier Bonnefont déshabillant son premier adjoint de toutes ses prérogatives probablement négociées entre les deux tours avant la fusion de leurs listes. Parmi celles-ci, la présidence de la Cité de la Bande dessinée et celle de l’EESI, l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême.
Lors du conseil municipal de lundi, le maire a déclaré que « La Ville entreprend des démarches juridiques dans le but d’un retrait formel de sa participation à l’Ecole européenne supérieure de l’image (Eesi) et ce pour le 31 décembre 2016 » (La Charente Libre, 21/3/2016), soit une coupe sombre de 850.000€ sur un budget de près de 4 millions.
Une décision politique
La ville d’Angoulême dans le cadre d’un EPCC contribue à hauteur de 20% de l’EESI, comme la ville de Poitiers, siège de l’autre site de l’école. L’État contribue pour sa part à 40 % à cette enveloppe (ce qui est une grosse proportion pour une école de ce type), et la Région finance le reste. Le Conseil d’administration comprend toutes ces tutelles. Cette somme est plutôt en-dessous des contributions des villes de même taille à leur école d’art (du moins celles qui participent à l’enseignement supérieur, Bac +3, +5, voire plus comme l’EESI qui va bientôt avoir un doctorat en bande dessinée.)
À priori, selon les règlements des EPCC, une partie ne peut se désengager sans l’accord de ses partenaires. Mais Bonnefont n’a pas l’air de s’en soucier, et cela semble irréversible (s’il n’inscrit pas la contribution dans le budget municipal, il met ses partenaires devant le fait accompli). Cette manœuvre est toute politique : le maire se désintéresse de l’EESI (et de la culture, semble-t-il), alors que son premier adjoint, son rival lors des municipales, en a été élu président voici bientôt deux ans (en tant que représentant de la ville, suite à la présidence précédente assurée en alternance par une élue de Poitiers).
Ce faisant, le premier magistrat de la ville détricote le dispositif mis en place voici près de vingt ans par ses prédécesseurs. Il prend le risque que les industries locales n’aient plus sous la main de talents fraîchement sortis des écoles, et que, dès lors, elles doivent aller les trouver ailleurs. Le grand rêve de "capitale de la bande dessinée et de l’image" prendrait alors fin.
Car tout irait à l’avenant : la Cité de la BD et le FIBD s’en trouveraient durablement affaiblis, et la BD perdrait à Angoulême sa superbe d’antan. Guy Delcourt a raison : l’état doit intervenir. Ces enjeux sont trop importants pour être laissés dans les mains des seuls municipalistes.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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En médaillon : Xavier Bonnefont, maire d’Angoulême. Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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