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Antonio Altarriba (« L’Art de voler ») : « L’Anarchie n’est pas le chaos ! »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 8 juillet 2011                      Lien  
« L’art de Voler » d’Antonio Altarriba (Denoël Graphic) est un livre profond qui raconte le destin d’un homme marqué par la tragédie de son pays, l’Espagne, victime d’une dictature qui l’installe toute sa vie durant dans une profonde léthargie. Une vie pour rien ? Rencontre avec le fils de ce combattant de l’idéal sacrifié par l’Histoire.

Antonio Altarriba (« L'Art de voler ») : « L'Anarchie n'est pas le chaos ! »Comment vous est arrivée cette idée très impudique d’utiliser les mémoires inédites de votre père pour en faire une bande dessinée ?

En réalité, c’était un texte de 200 feuillets que je l’avais encouragé à écrire à un moment où il était au plus profond de sa dépression. Il en parlait tellement, au fur et à mesure qu’il vieillissait. Il s’accrochait davantage au passé, à des moments qui ont été très durs, très difficiles, mais qui étaient aussi sa jeunesse, au moment de son investissement idéologique, se son engagement.

Il était très au-dessus du monde, de la société qui l’entourait. Je me suis dis que peut-être le fait d’écrire allait l’aider à se souvenir, à trouver un peu de soulagement et de paix dans sa maladie horrible et difficile à traiter, surtout pour les proches.

Ces histoires, mon père me les avait racontées des centaines de fois. Elles sont caractéristiques des vaincus du franquisme. Il avait gardé le silence pendant 40 ans et s’était mis à raconter son histoire après la mort de Franco, ce qu’il avait fait, quelles étaient ses aventures. Je ne pense pas que ce soit impudique d’avoir donné à cela sous la forme fictionnelle d’une bande dessinée. C’est une histoire qui fait partie du patrimoine familial. Mon père lui-même disait, quand il écrivait son histoire, qu’il était attaché à transmettre la mémoire de tout ce qui s’est passé et des idéaux pour lesquels il avait lutté.

Loin de le trahir, je crois que j’accomplis au contraire sa volonté et surtout, le fait que sa vie soit revisitée dans une perspective qui est celle de ma bande dessinée, qui contribue à la récupération de la mémoire d’une génération de vaincus liée à l’histoire de l’Espagne. Cela honore la mémoire de mon père et cela a été pour moi une thérapie pour dépasser un moment très noir que j’ai vécu avec beaucoup de douleur et de culpabilité qui est celui de ses dernières années.

Antonio Altaribba à Paris
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Il vous a eu relativement tard.

Oui, en 1952, quand il avait 42 ans. Il avait quitté l’Espagne pour la France en 1939 après la guerre et reste en France jusqu’en 1950, date à laquelle il prend cette décision, tellement déterminante, de rentrer. C’est une décision que j’ai mis du temps à comprendre. C’est de ce fait qu’il a connu ma mère, qu’il l’a épousée et que je suis né.

La qualité de ce livre est qu’il embrasse toute l’histoire terrible de l’Espagne, des années 1920 jusque dans les années 1970, d’une dictature à l’autre. Comment les Espagnols ressentent-ils cette période marquée par un grand romantisme démocratique puis par une chape de plomb sans équivalent ?

Elle s’étend sur plusieurs décades. Quand en 1931, on proclame la IIe République, c’est la joie générale parce que, finalement, toute une série de retards politiques et idéologiques accumulés par l’Espagne commençaient à lui peser.

Songez qu’elle n’avait connu au 19e Siècle ni révolution politique, ni révolution industrielle. L’Espagne était restée dans l’Ancien Régime. Au 20e Siècle, la République avait été reçue avec une grande joie dans cette Espagne dominée par l’Église, par l’armée et par les grands propriétaires terriens.

Pour la première fois, le peuple pouvait prendre la parole, aller aux urnes pour voter, etc. La période qui va de 1931 à 1936 est une période d’un grand enthousiasme. En 1936, le Front Populaire s’installe et on commence à faire la Révolution. On s’approprie les terres et on les répartit aux paysans, l’école devient publique. Ce que les Français avaient commencé à faire dans les premières décades du 19e Siècle, commence à se réaliser dans les années 1930. L’objectif de la IIe République était de moderniser ce pays arriéré où l’analphabétisme était encore très important, de faire de l’Espagne un état moderne à l’heure européenne.

"L’Art de Voler" d’Antonio Altaribba et Kim
Éditions Denoël Graphic

Mais, naturellement, ils ont été confrontés à une forte résistance des forces réactionnaires : l’armée, les grandes fortunes, l’église… Et nous sommes passés d’un grand état d’espérance à un état de soumission, tout simplement parce qu’il y a eu la Guerre Civile dans laquelle presqu’un million de personnes ont été tuées mais aussi dans laquelle des centaines de milliers d’autres ont choisi la voie de l’exil. L’Espagne de Franco s’est construite uniquement sur une partie de l’Espagne : l’Espagne traditionnelle, l’Espagne franquiste.

S’il y a un reproche historique à faire à l’Espagne, c’est que nous avons laissé mourir notre dictateur dans son lit. On n’a pas réussi à l’expulser du pouvoir, même si les forces de l’opposition étaient importantes, parce que ces 40 ans ont été pour les conservateurs 40 ans de victoires, avec une très forte répression, une intoxication idéologique systématique dans les écoles et, effectivement, le « bras idéologique » pour ainsi dire de Franco, c’était l’Église qui, dans la perspective la plus conservatrice possible, maintenait la population dans la « peur du péché ».

On vivait aussi dans la peur du communisme. On nous disait victime d’un complot « judéo-maçonnique international » et l’Espagne impériale, l’Espagne chrétienne, l’Espagne catholique, allait toujours vaincre tous ces ennemis. C’est cette histoire de la conspiration extérieure qui renforce toujours les dictatures. Peut-être n’avons –nous eu ni la force, ni le courage : nous avons dû souffrir 40 ans de dictature jusqu’à la lie alors que la modernité avait tué Franco depuis bien longtemps…

Je ne sais pas, dans le cas où Franco aurait vécu davantage (Franco est mort en 1975), si le régime aurait tenu. Car, effectivement, dès la fin des années soixante, le régime a dû s’ouvrir un petit peu, reconnaître certaines libertés, admettre une presse un peu plus critique. C’est inévitablement le cours du temps qui a fait qu’après la mort de Franco, les changements ont dû se produire. Même s’il y a eu ce que nous appelions en Espagne, le « bunker », les franquistes inconditionnels qui voulaient le maintien d’une façon ou d’une autre, de la dictature, soit sous la monarchie de Franco, soit sous un autre militaire. Finalement, la transition s’est faite raisonnablement bien.

Culturellement, il y a eu une véritable révolution : La Movida.

Il y a une coïncidence historique qui fait de l’Espagne des années 1980 un pays qui attire l’attention internationale parce que dans cette « casserole à pression » qu’était l’Espagne, l’expression avait été réprimée de façon tellement forte qu’une créativité apparaît, notamment en bande dessinée avec les magazines El Vibora, Caïro…

On se trouve devant un concentré underground unique en son genre… Pourquoi face à cette Espagne qui se libère, votre père reste amer ?

Il y a une accumulation de faits : À la défaite idéologique, s’était ajoutée la défaite familiale. Il s’est séparé très tard de ma mère. Il avait une petite usine de biscuits et s’est retrouvé à la rue parce qu’escroqué par un de ses associés. Tout ce qu’il avait essayé pendant le franquisme n’a pas abouti. Surtout, la démocratie qui arrive à partir du début des années 1980, ne correspondait pas à ses idéaux anarchistes.

Ce qu’il a vu arriver sous la forme d’une démocratie, c’est l’empire de l’argent, de la consommation, où tout est mesuré par le prix. Il y a donc une déception. C’est pourquoi dans le 4ème chapitre, je fais sentir que sous les apparences de l’assistance sociale, il y a une autre forme de dictature… Cette hypocrisie qui fait de cet état de la vieillesse qui nous rapproche de la mort, qu’on le veuille ou non, un état positif que l’on maintient par des mots d’ordre quand même assez tyranniques : « faites de la gymnastique, soyez socialisés, soyez beaux, soyez gais ! » Je ne sais pas comment c’est chez vous mais il faudrait voir quel est l’impact sur nos libertés de cette « correction » politique et jusqu’à quel point elle obéit à une stratégie de conquête des libertés individuelles.

Personnellement, je pense que la pensée de l’Anarchisme historique n’est pas périmée. Si l’on considère la globalisation, la situation économique ou écologique et qu’on les confronte aux arguments et aux stratégies anarchistes, il y a une leçon à tirer, quand même.

Vous voulez dire que les anarchistes ont une réponse à tout cela ?

Je ne sais pas s’ils ont une réponse mais en tout cas, ils proposent une attitude. Vous aussi, en France, vous êtes à un moment où vous entendez des voix qui appellent à l’indignation, à une reprise de l’engagement. Ce sont des voix qui viennent de vieillards, comme Stéphane Hessel, qui se rappellent l’Occupation allemande pour dire : « Nous sommes dans un état d’urgence ! Jeunes, indignez-vous, engagez-vous, révoltez-vous ! Ne permettez pas ce qui est en train de se produire sous nos yeux ! »

Dans cette attitude critique d’engagement social, de résistance face à certaines mesures qui sont prises par les gouvernements, par les instances internationales, par le grand capital, l’anarchisme, actualisée aux conditions actuelles, est une réponse.

Est-ce que c’est pour autant une solution constructive ?

Ne faisons pas de confusion terminologique : L’anarchie n’est pas le chaos ! Si vous fréquentez et si vous connaissez les milieux anarchistes, vous verrez qu’il n’y a rien de plus discipliné, ni de plus responsable. J’ai passé mes étés en France avec les copains de mon père. Ce n’étaient des je-m’en-foutistes pour qui tout est permis. Au contraire, il y a une très forte conscience de la responsabilité.

Ce qui est incontestable, c’est que, pour donner un projet à sept milliards d’individus vivants sur la terre, le modèle actuel ne fonctionne pas. Il faut chercher d’autres formules. Même à l’intérieur du système, on nous dit que si nous continuons de cette façon, la situation sera insoutenable. Il y a une très forte inertie qui nous empêche d’avancer dans cette voie.

Alors, il n’y a pas un catéchisme anarchiste à appliquer. Il y a un esprit qui peut servir à transformer notre mode de pensée. On ne peut pas continuer à entretenir une société du gaspillage comme celle que nous avions jusque là. Il faut prendre conscience qu’il faut récupérer, que la consommation folle n’aboutit à rien, au contraire ! Il faut repenser notre monde. Dans cette reformulation des modèles, je crois que l’anarchisme a quelque chose à proposer.

Donc, au-delà du travail mémoriel, de l’hommage qui est rendu à votre père, il y a un message plus fondamental. C’est un message de désespérance ou d’espérance ?

C’est difficile de répondre. Je crois que c’est un message d’espérance. Le livre a pour titre « L’Art de voler. » Tout au long de cette histoire, mon père essaye de s’envoler, avec les ailes de l’idéologie, avec les ailes de l’amour, de la prospérité économique. Il entreprend beaucoup. À chaque fois, il essaie d’atteindre un idéal, à chaque fois, il se casse la gueule, il ne réussit pas. Mon travail a été d’incarner cette phrase que mon père ne cessait de répéter à la fin de sa vie et qui était tellement désespérée : « Tout cela, pour rien… »

Mais dans sa dernière tentative, celle du quatrième étage de sa résidence, il a réussi : il vole !, il vole dans l’imaginaire de mes lecteurs.

Finalement, sa vie qui a connu tant de réprobations, de condamnations, d’échecs commence à être sympathique pour les gens qui sont touchés par cette histoire qui leur est proche, dans laquelle ils peuvent s’identifier. Parce que, soit l’histoire de leur père ou de leur grand-père a été la même, soit parce qu’ils s’aperçoivent que , en dépit du décalage du temps, ils sont victimes du même conflit entre l’idéal et le réel.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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