En 1969, Philippe Vandooren, futur éditeur en chef chez Dupuis, interrogea Jijé et Franquin autour de leur métier. Comment devient-on créateur de bande dessinée ? (Marabout université) devint le bréviaire d’une génération : « Comment ça se passe avec un éditeur, comment on met en couleurs, combien on est payé, quelles sont les techniques, est-ce qu’il est possible de gagner sa vie avec ça, quels sont les meilleurs formats, le papier, la plume ou le pinceau ? », telles étaient les questions posées, résumait Patrick Albray sur ActuaBD à l’occasion d’une réédition de cet ouvrage aux éditions Niffle en 2004 . « Un petit bijou », poursuivait-il. Dans lequel on pouvait lire ce jugement sans concession de Jijé à propos des écoles de dessin : « Ah, c’est une anomalie, l’école ! L’atelier, ça c’est quelque chose ! Dans les écoles, le plus souvent, on a affaire à des professeurs médiocres qui sont parfois en poste depuis trente ans et qui barbotent dans de vieilles ornières. Les élèves perdent leur temps, évidemment ! Et ce qui est terrible, c’est qu’ils ne le savent pas. »
Un « companion book » pour l’aspirant créateur de BD
Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : rien n’est plus louable qu’un ouvrage qui donne des conseils à l’aspirant créateur de BD et celui-ci y réussit plutôt honnêtement. Son auteur, Gérald Gorridge, est lui-même dessinateur de bande dessinée et professeur à l’École supérieure de l’image à Angoulême. Il a pour lui aussi d’être un autodidacte qui aujourd’hui enseigne la BD, ce qui donne une certaine authenticité à un ouvrage qui invite le lecteur à se former lui-même.
Il accompagne pas à pas l’aspirant créateur dans son processus de création : élaboration du scénario, constitution de la documentation, matériel, enfin réalisation : mise en scène, dessin, lettrage, mise en couleurs… Et puis la démarche ultime : la présentation de sa BD aux éditeurs, le suivi de son impression, sa diffusion sans oublier la négociation du contrat.
Limites
Les limites de l’exercice sont nombreuses, certains passages n’étant pas d’une égale technicité : la compréhension économique du marché est inexistante, l’aspect juridique entaché d’erreurs ou d’oublis (à la trappe les questions de statut social ou de la représentation syndicale), les références de l’iconographie relevant davantage du magasin de curiosité que de la réalité éditoriale d’aujourd’hui, ce qui donne au lecteur qui cherche à se projeter dans ce métier une image académique vieillotte qui n’a pas lieu d’être.
On passe les auto-citations multiples que l’on croyait réservées aux seuls universitaires… Arrêtons-nous quand même sur la liste des dix auteurs dont les noms ont « marqué l’histoire de la bande dessinée » (P.305). C’est d’une bouffonnerie sans égale : pourquoi Kiriko Nananan a-t-elle « marqué l’histoire de la bande dessinée » et pas Osamu Tezuka ? Pourquoi Blutch et pas Hergé ? Moebius certes, mais pourquoi Mazan et pas Jack Kirby ? Jorge Gonzales et pas Caniff, Breccia, Pratt et Crepax ? Des obscurs auteurs vietnamiens, certes respectables, à la place de Spiegelman ou de Crumb ? C’est du grand n’importe quoi.
Obscurantisme
Passons sur un chapitre 17 consacré à l’autopromotion de l’auteur et sur une étude de pages majoritairement consacrées à d’anciens élèves, c’est une faiblesse, car il y a bien plus grave encore : il y a globalement dans cet ouvrage une vision de la bande dessinée très particulière et même caractéristique d’une certaine pensée unique que l’on pourrait qualifier d’angoumoisine tant elle émane quasi-exclusivement de la capitale charentaise (pas étonnant que la plupart des dix « lieux » de la bande dessinée déclinés en fin de volume en soient issus), une conception bardée de vieilles lunes.
Ainsi, tout un pan de la création de la BD passe à la trappe : l’humour, la science-fiction l’Héroïc-Fantasy et plus généralement une certaine bande dessinée commerciale –c’est-à-dire celle qui fait vivre une grande majorité d’auteurs dans ce métier. Ces créateurs-là n’entrent pas dans la conception d’un auteur qui oppose le réel à la fiction, sous prétexte qu’il s’agit d’ « un nouveau courant en train d’émerger » [sic](P.52).
Que Bamboo ou Jungle ne figurent pas dans la liste des éditeurs, cela nous semble symptomatique d’un enseignement, mais aussi d’une critique, qui méprise le produit populaire que la bande dessinée a toujours été. C’est une attitude qui a pour but de complexer des générations futures de lecteurs ou d’aspirants auteurs au profit d’une bande dessinée élitaire. Comme l’ineffable Harry Morgan, comme Thierry Groensteen, Jean-Christophe menu et consorts, parler de cette bande dessinée-là, c’est « tirer le médium vers le bas » ou prêcher « l’anti-intellectualisme. »
Sur ActuaBD, nous aimons l’une et l’autre bande dessinée et cette croisade confuse –car elle ne repose sur aucun corpus théorique consistant- nous a toujours paru être un obscurantisme.
La principale faute de cet ouvrage finalement est que la bande dessinée n’y est pas envisagée par M. Gorridge comme un métier mais comme une technique. Et ça, pour le coup, c’est vraiment nul.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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