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« Après Crumb, que reste-t-il à dire ? »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 12 décembre 2011                      Lien  
La publication de « Parle-moi d’amour » (Denoël Graphic) signée Aline et Robert Crumb vient rappeler à quel point le créateur de « Fritz the Cat » est un contemporain incontournable, à la fois l’âme et le précurseur de bien des courants de la bande dessinée actuelle. Son épouse Aline Kominsky n’est pas pour rien dans l’élaboration d’une œuvre unique en son genre.
« Après Crumb, que reste-t-il à dire ? »
Un hommage d’Eisner à Crumb datant de 1972
(C) Kitchen Sink

À la Comic Book Convention de New York City de 1971, Will Eisner, invité à y donner une conférence (il s’était complètement retiré du métier et venait témoigner en tant qu’« ancêtre »…) y rencontra les principales figures de la bande dessinée underground de l’époque : Robert Crumb, l’éditeur Dennis Kitchen, Bill Griffith et un certain… Art Spiegelman.

L’auteur du Spirit s’enthousiasma pour cette bande dessinée dégagée de sa gangue enfantine et capable d’engendrer des œuvres personnelles d’une totale liberté. Ces auteurs auto-édités, des artistes à part entière aux ambitions élevées, ces représentants d’une contre-culture qui porta parfois jusqu’à son paroxysme les combats pour les droits civiques, lui inspiraient le plus profond respect. Il n’hésita pas à les comparer aux résistants français luttant contre l’occupant pendant la Seconde Guerre mondiale !

Invité à illustrer la couverture du numéro 3 de la revue underground Snarf publiée par Kitchen Sink, qui rééditait dans cette publication une histoire du Spirit, il met dans la bouche de l’un de ses personnages : « Après Crumb, que reste-t-il à dire ? » [1]

En feuilletant ce recueil d’histoires que Crumb créa conjointement avec son épouse Aline Kominsky-Crumb entre 1974 et aujourd’hui, on reste sur le même sentiment.

Il y a d’abord cette autofiction dont on nous rebat les oreilles depuis les années 1990. Chez Crumb et Aline, dans cette production sans doute unique au monde où chacun se dessine à même la planche commune dans une histoire élaborée à deux dans un véritable échange narratif et graphique depuis 1974, il n’y a aucune pudeur, tant dans l’acte de création lui-même que dans ce qui nous est montré de la relation de couple où l’amour est fusionnel et sincère, jusque dans les infidélités, jusque dans l’étalage de l’identité sexuelle ou religieuse.

Aline & Robert Crumb, 35 ans de vie et de création communes
(C) Denoël Graphic

Crumb à son épouse : « C’est vrai que tu as un esprit masculin, énergique, et moi je suis un peu féminin… Limite homo même… Je suis attiré par les grandes femmes, puissamment bâties, et je suis heu, tu vois, un esthète sensible plutôt passif dans mes relations avec les autres êtres humains, toi y compris… »

Il lui dit encore, des croix gammées dans les yeux : « Oh, tu es tellement juive ! Toujours à t’inquiéter des camps de concentration !! T’es trop bourge !! »

Mais plus loin, il n’hésite pas à écrire : « Juif + Goy = Joy » ajoutant : « Je me sens en sécurité dans les bras de cette puissante femme juive. »

Robert et Aline, c’est l’amour vache, mais l’amour vrai, raconté sans pudeur, avec authenticité, acceptant la réalité comme elle est, leur statut de « vieux râleurs lubriques » avec leur profession de foi : « Je ne veux pas écrire « un traitement » pour un film à Hollywood, ni prendre l’avion pour L.A. et assister à des réunions, ni engager un avocat et un agent pour signer des contrats… Je ne veux pas rencontrer de célébrités, ni de « décideurs » puissants de l’industrie des médias,… Je ne veux pas donner d’interviews, parler à la presse, passer à la télé, faire des expos, aller à des festivals du film, conventions de BD, vernissages de galerie… Nan… » tandis qu’elle, de son côté, revendique ses occupations véritablement bucoliques.

On notera l’intervention dans les dernières pages, à même la planche, de Art Spiegelman (Crumb annonce par dérision la présence d’un « Prix Pulitzer » dans son comic book) ou encore du très caractéristique Charles Burns, lui aussi grandiose dans un numéro d’auto-dérision.

Art Spiegelman s’invite dans la BD de Aline et Robert Crumb lors d’un passage en France.
(C) Denoël Graphic

Il y a cela et bien d’autre chose dans ce bijou qui mérite de se retrouver au pied de votre sapin de Noël ou de votre Hanuca Tree, ou des deux, c’est selon. Un chef d’œuvre qui ne figure pourtant pas dans la liste des nominés d’Angoulême, on se demande bien pourquoi…

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Traduction de Lily Sztajn

[1Stephen Weiner, The Rise of the Graphic Novel, introduction de Will Eisner, New York, NBM, 2003, page 19.

 
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15 Messages :
  • « Après Crumb, encore du Crumb »
    12 décembre 2011 14:40

    Un chef d’œuvre qui ne figure pourtant pas dans la liste des nominés d’Angoulême, on se demande bien pourquoi…

    Peut-être parce que ce n’est pas du tout un chef d’œuvre et que c’est vraiment trop mal dessiné.

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    • Répondu le 12 décembre 2011 à  15:02 :

      En même temps dans la sélection il y a "Oui mais il ne bat que pour vous" de Isabelle Pralong ou "Coucou Bonzon" d’Anouk Ricard, alors bon...

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    • Répondu par Jean-Jacques Rouger le 12 décembre 2011 à  15:50 :

      Aaaaah, le "bien dessiné" et le "mal dessiné"... vaste programme !!!
      Que vous n’aimiez pas le dessin du couple Crumb est votre droit le plus strict. Mais que vous trouviez leur travail "trop mal dessiné" est une affirmation sans fondement ni intérêt, et qui plus est un tantinet prétentieuse.

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      • Répondu le 12 décembre 2011 à  21:24 :

        Trop mal dessiné pour être "dans la liste des nominés d’Angoulême", ce qui est différent.

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        • Répondu par Jean-Jacques Rouger le 13 décembre 2011 à  00:06 :

          Mais oui, bien sûr, suis-je bête : il y a un "trop mal dessiné" généraliste, et puis LE "trop mal dessiné" typiquement angoumoisin.
          Diantre ! Nous atteignons des sommets !

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          • Répondu par Max le 13 décembre 2011 à  17:44 :

            Ne vous faites pas plus bête que vous êtes, il y a des bd qui sont bien sympas, pas terrible mais bon ça passe comme ça comme lecture, mais il faut un autre niveau pour mériter un prix dans un festival prestigieux. Vous avez bien aimé le film de Christian Clavier avec Muriel Robin, vous y avez ri quelques fois, mais mérite-t-il pour autant d’avoir le César du meilleur film de l’année ? Non.

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            • Répondu par Jean-Jacques Rouger le 13 décembre 2011 à  20:55 :

              Cher Max, Je ne me fais pas plus bête que je ne suis (bien que ne prétendant pas à une intelligence suprême... ça se saurait !), mais j’exècre cette formulation de "mal dessiné", qui n’a aucune raison d’être.

              On pourrait à la limite dire d’un dessinateur voulant tendre vers un dessin classique et n’y arrivant pas que son dessin est maladroit, mal proportionné, avec une perspective fausse, etc.

              Mais dire d’Aline Crumb (puisqu’il sagit bien d’elle ici, et non de son cher Robert, j’imagine !)qu’elle dessine mal est un non-sens total. Cette expression ne veut rien dire !

              Il est bien dommage que vous ne soyez pas touché par les deux dessins du couple Crumb : vous passez assurément à côté de quelque chose !

              Allez, pas de désespoir : un jour, peut-être... ;-)

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              • Répondu par Benjamin38 le 14 décembre 2011 à  23:09 :

                Il est bien dommage que vous ne soyez pas touché par les deux dessins du couple Crumb : vous passez assurément à côté de quelque chose !Il faut être touché par la grâce pour apprécier le dessin des Crumb. Ou bourré. Parce qu’un être normalement constitué, à jeun, il trouve ça laid, moche et n’a qu’une envie refermer, le couvercle. On ne sait pas si l’artiste sait dessiner, d’ailleurs on s’en fout. L’image ne respire pas, les noirs et blancs sont mal foutus, à la va comme je te pousse, le trait est vilain comme pas possible. C’en devient une performance. En somme très dans l’air du temps

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                • Répondu par Jean-Jacques Rouger le 15 décembre 2011 à  13:44 :

                  Je ne pense pas être touché par la grâce, cher Benjamin.
                  Je crois juste que tout ceci soulève le vaste débat de l’éducation de l’oeil. Et malheureusement, l’enseignement artistique de base dans notre cher pays (dans tous les pays ?) n’éduque vraiment pas l’oeil pour pouvoir apprécier, entre autres choses, ces dessins "crumbiens".

                  Et c’est bien regrettable !

                  Mais en même temps, il y aurait tant de choses à changer dans notre société avant ça, hein ?

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                  • Répondu le 15 décembre 2011 à  19:15 :

                    le vaste débat de l’éducation de l’oeil.

                    L’exemple est mal choisi Jean-Jacques Rouger, car là, plus l’oeil est éduqué, plus il voit que le dessin des Crumbs est vraiment pourri. Heureusement, ce n’est pas pour la qualité de leur dessin qu’on les lit.

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                • Répondu par the shadow le 16 décembre 2011 à  18:11 :

                  Ce serait tellement amusant de vous demander de citer vos dessinateurs favoris qu’on préfère s’abstenir. On se contentera de retenir que vous, vous êtes "un être normalement constitué". Mon Dieu ! Oy vaï !

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                  • Répondu par Raph38 le 18 décembre 2011 à  01:32 :

                    Bien sûr, mes auteurs favoris sont Tintin et Milou (époque coloniale), les Stroumpfs, Chaland (lu au premier degré bien sûr) et les dessins de couverture des Signes de piste. Vos clichés sont-ils servis ? Plus sérieusement, internet étant la voie de la facilité et du défoulement anonyme, je dois dire qu’aujourd’hui, après un petit tour en librairie, après que je sois tombé sur un bouquin ayant trait (ou plume) aux dessins de Crumb sur la musique et les musiciens ou les affiches publicitaires j’ai revu mon jugement trop hâtif. Il s’agit à l’évidence d’un véritable artiste, au parcours riche, varié et foisonnant. Mais, je ne ressens pas le besoin presque mystique de porter au pinacle le style volontairement relâché des deux auteurs. Quand une esthétique devient une religion défendue par des intégristes qui imposent leurs vues dans les écoles, les galeries, les musées, les expos, etc, la porte est alors grande ouverte aux escrocs en tout genre et aux businnes de la bd et de l’art en général.

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                    • Répondu par Jean-Jacques Rouger le 18 décembre 2011 à  12:05 :

                      Cher Vous,

                      Dénoncer l’anonymat sur internet en signant "Raph38" est assez savoureux, mais bref, passons ce détail.

                      Sinon, en matière de business de la bande dessinée, ne croyez-vous pas que Tintin et les Schtroumpfs (que j’aime beaucoup, par ailleurs) soient assez imbattables en ce domaine, et à ce titre quelque peu excessifs ?

                      Cependant, et cela vous honore, je vois que vous avez eu la curiosité d’aller regarder de plus près le travail de Robert Crumb, et de réviser quelque peu votre jugement hâtif. Oserais-je vous conseiller, lors de votre prochaine visite en librairie, et si votre merveilleux libraire possède ces ouvrages plutôt rares, d’aller également jeter un oeil à ses "Sktechbooks" ?
                      Peut-être alors comprendrez-vous le pourquoi des propos dithyrambiques de Will Eisner à son sujet. Car ces carnets de croquis, dessinés au jour le jour, montrent tout à la fois le génial dessinateur "classique" que Robert Crumb peut être, et en même temps son besoin constant de chercher mille autres directions... à la manière d’un Pablo Picasso (oui, j’ose la comparaison !). Une démarche artistique pure.

                      Enfin, concernant votre diatribe, je cite, "... quand une esthétique devient une religion défendue par des intégristes... etc.", je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’y répondre. Je la mettrai seulement au compte de la voie de la facilité et du défoulement que vous dénoncez vous-même par ailleurs.

                      Bien cordialement vôtre

                      Répondre à ce message

                      • Répondu par Monsieur Raph38 le 19 décembre 2011 à  15:33 :

                        L’anonymat et internet ... d’accord pour la contradiction (2-0 : bravo). Mais aurez noté qu’envoyer une lettre anonyme avec des compliments et des fleurs est suffisamment rare pour être souligné.
                        Bien à vous.

                        Répondre à ce message

  • « Après Crumb, que reste-t-il à dire ? »
    12 décembre 2011 19:03, par Alex

    Son épouse Aline Kominski n’est pas pour rien dans l’élaboration d’une œuvre unique en son genre.

    Absolument. Elle est ni plus ni moins que LA pionnière en matière d’oeuvre autobiographique en bd (suivant de très peu le pionnier du genre, Justin Green- mais c’est la première femme à avoir abordé ce genre de récit début 70)

    Crumb ne commencera à se mettre en scène et représenter son quotidien -même phantasmé- qu’après avoir découvert le travail d’Aline Kominski.

    J’espère que Denoël, à la suite de cet ouvrage, aura la bonne idée de traduire "Need More Love- a graphic memoir" d’Aline Kominsky. Une auto-bio de près de 400 pages mélangeant bd, photos, peintures, textes et interviews. La vie d’Aline de son enfance à nos jours. Un chef d’oeuvre d’humour. Son mari qui signe la post-face à bien raison : une classique humoriste juive fataliste, absurde et tragi-comique.

    Je comprends que son dessin rebute, mais si vous passez votre 1ère aversion vous découvrirez la richesse de son oeuvre. Elle est si ouverte, sans peur ni tabou. Un grand humanisme, et un humour dévastateur.

    Je ne peux résister à l’envie de reproduire une partie de la post-face de Crumb en réponse anticipée aux détracteurs qui ne manqueront de se manifester (je ne traduis pas) :
    ”The drawings seemed totally irrational, the work of a deeply disturbed individual. They looked tortured, ugly even, directly out of the subconscious, yet there was humor, deeply personal and very self-depraciating. I was drawn in, pulled in”

    Exactement !

    Je terminerais en paraphrasant Crumb : "What a crazy girl"

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