Le marché de la planche originale ne laisse pas d’étonner depuis quelques années. D’abord par les prix. Il n’est plus rare de voir une planche d’Hergé multiplier les millions d’euros comme cette page de garde de Tintin qui, en 2014, avait atteint 2.6 millions d’euros (frais inclus), un record mondial chez Artcurial. L’acquéreur était un collectionneur américain. Des prix qui, désormais, rivalisent avec les dessins du Quattrocento ou de l’art contemporain, mais avec une diversité de l’offre et une attractivité qui laissent encore une marge de progression à un marché qui étonne par son dynamisme.
Le précurseur de la ligne claire sera une nouvelle fois l’arbitre des élégances au cours des deux ventes Artcurial et Christie’s qui auront lieu le vendredi 18 novembre pour la première et le samedi 19 novembre pour la seconde.
Pourquoi deux dates si rapprochées ? Parce qu’il s’agit de tuer l’autre. La chose n’est pas nouvelle : Sotheby’s avait plusieurs fois positionné ses ventes de BD en fonction de celles de Christie’s, l’idée étant de siphonner la bourse des collectionneurs avant que l’autre ne passe tendre la sébile. La rivalité entre Artcurial, le premier à avoir affiché des records d’enchères sur le marché de la BD, pilotée par l’expert Eric Leroy et Christie’s, le premier à élargir le marché en apportant des illustrateurs dans son offre et en construisant des valeurs fortes nouvelles, comme Gibrat, cornaqué par l’expert Daniel Maghen, est ancienne et prévisible, la partie de bras de fer se jouant essentiellement entre eux.
Le curieux outsider
Mais un troisième larron s’avance, Fauve, qui surprend parce qu’il est supporté par un nom connu : Jacques Glénat qui prête aussi son nom à une galerie en plus de son activité bien connue d’éditeur. Il surprend parce que le catalogue de la vente n’est pas ordinaire.
C’est un « magalogue » de 188 lots qui célèbre (avec un peu d’avance) les cinquante ans d’activité de l’éditeur grenoblois. Un document passionnant d’ailleurs où ce passionné de bande dessinée se raconte et raconte les cinquante ans qui ont mené la bande dessinée du statut de « mauvais genre » à celui de 9e art qui fait irruption avec fracas dans le monde confiné des ventes publiques.
Glénat est le fil rouge de cette vente qui s’articule autour des grands noms qui ont fait briller le catalogue de l’éditeur toutes ces années : Cuvelier, Bourgeon (exceptionnel : il n’y a pas d’originaux sur le marché), Gillon, Yslaire, Boucq, Druillet, Serre, Masse, Manara, Don Rosa, Loisel, Alexis, Pratt, Franquin, Swarte, Herr Seele, Lecroart… Le tout commenté par Glénat lui-même. Les estimations sont parfois curieuses, mais l’ensemble vaut le détour et frappe par l’éclectisme de ses goûts et parfois l’innovation. Ainsi, pour la première fois, le tapuscrit d’un scénariste, Jean Dufaux, est proposé à la vente, avec la caution appuyée de son éditeur qui veut par là ne pas faire oublier que derrière toutes ces planches disparates, il y a des raconteurs d’histoires.
L’éventail le plus large
Avec ses 324 lots proposés, nourris de quelques poids lourds : Hergé, Franquin, Jacobs, Bilal, Moebius, Uderzo, Pratt… pour la plupart de belle facture, Artcurial fait preuve de sa mâle autorité. Du très connu : une exceptionnelle planche de Tintin : On a marché sur la lune (1954), au plus singulier : La Longue Marche d’Antonin de Colman Cohen, jamais vu en vente publique, ou encore Chevalier Ardent de François Craenhals que l’on voit souvent dans les ventes secondaires, le fondateur de L’Association David B ou encore des dessins d’humour de Dubout, Artcurial offre une large palette de talents qui ont construit l’histoire de la BD.
Le lot majeur est ce rare ensemble de 20 cartes de voeux signées Hergé, des cartes postales des années 1940, très belles, estimées entre 60.000 et 120.000 euros, pour un ensemble entre 1,2 et 2,4 millions d’euros. Du caviar pour les amateurs. Le catalogue est sans salamalecs et les estimations volontairement raisonnables histoire de laisser la salle s’emballer sur l’une ou l’autre pièce. L’impression générale est l’abondance et la recherche de l’affrontement car en face, chez Christie’s, les mêmes stars de la BD sont alignées avec le même effet de puissance.
Un inédit de Tintin
Ainsi, Christie’s avance lui aussi une planche d’On a marché sur la lune, certes moins forte : les personnages principaux n’y sont pas présents, mais très belle cependant. En revanche, le lot exceptionnel est ce crayonné de "Tintin et le Thermo-Zéro", un inédit de Tintin offert au dessinateur Tibet récemment disparu estimé entre 200.000 et 250.000 euros. Autre pièce d’exception : une planche de Totor, la première série d’Hergé. C’est la première fois que l’on voit sur le marché ce qui constitue la matrice du futur Tintin. Des pièces historiques
Dans un catalogue resserré (210 lots) et valorisant –une magnifique publication mise en page par Vincent Odin- Maghen reste constant dans ses valeurs : une mise en avant de Jean-Pierre Gibrat, un dessinateur dont il a fait une valeur sûre, des illustrateurs contemporains de grande qualité : Frédéric Pilot ou Laurent Gapaillard, et quelques beaux classiques : une magnifique Peyo, une remarquable Tillieux, de très belles planches de Bilal, une Blake et Mortimer : La Marque jaune à couper le souffle, et une Astérix en Hispanie absolument iconique.
Une abondance paradoxale
Face à une telle abondance de l’offre, on pourrait craindre que le marché s’essouffle. Il n’en est rien : chaque année, la clientèle s’étend, recrute de nouveaux acheteurs, notamment à l’étranger comme en témoigne le catalogue bilingue français-anglais proposé par Christie’s dans des expositions liées à cette vente qui ont eu lieu à Londres et à Amsterdam. « Pour les grosses pièces, les gros acheteurs –ceux qui peuvent mettre des millions d’euros- ont les moyens d’affronter de front les différentes ventes, nous dit un observateur. Pour les pièces moyennes, le marché est suffisamment mature pour couvrir ces ventes. »
La haute cote des auteurs les plus demandés (Hergé, Franquin, Bilal…) fait « sortir » les pièces, ce qui donne une impression d’abondance, mais en réalité, il n’y en aura bientôt plus sur le marché. Les ventes à l’avenir devraient s’étoffer et s’espacer.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Le lien vers le catalogue de Fauve/Glénat - Vente du 16 novembre
Le lien vers le catalogue de la vente d’Artcurial du 18 novembre
Le lien vers le catalogue de la vente de Christie’s du 19 novembre
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