La vieillesse est, dit-on, l’âge de la sagesse. Depuis que la vie s’est longuement prolongée, elle peut aussi être celle du gâtisme, en particulier, semble-t-il, chez les philosophes. Déjà, nous l’avons mentionné dans nos colonnes, Alain Fienkielkraut s’était fendu d’une sortie contre la bande dessinée d’une stupidité rare.
Ceci est impossible pour Michel Serres qui, depuis des dizaines d’années, nous chante les vertus de Tintin et d’Hergé, « son ami », avec l’assurance de la Castafiore vocalisant L’Air des Bijoux. Le parcours du Musée Hergé à Louvain-La-Neuve se termine d’ailleurs par une vidéo du philosophe qui nous assène de sirupeux compliments sans aucun esprit critique sur l’auteur du reporter à la houppe. Cette attitude de fanboy de la part d’un éminent académicien lui valut d’ailleurs un poste d’administrateur à la Fondation Hergé...
Est-ce cette tintinolâtrie bigote qui a motivé son billet dans son dialogue dominical avec Michel Polacco, peut-être au retour de la messe, le 11 septembre 2011, sur France Inter ?
Il se farcit en tout cas l’icône du Gaulois soulignant, outre son historicité défaillante (ce qui n’avait échappé à personne), les défauts qu’il lui trouve :
Son apologie de la force célébrant « la gloire des vainqueurs contre la foule des vaincus »
L’usage d’une potion magique, une « mauvaise pédagogie » faisant « l’éloge de la drogue généralisée »
La situation de bouc émissaire du barde Assurancetourix démontrant un « mépris forcené de la culture » évoquant la célèbre sentence d’Hermann Göring « Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ! »
Il conclut son billet en considérant, dans une pirouette godwinienne, que ce genre de BD faisant une telle apologie de la force n’était rien moins que « l’éloge du fascisme et du nazisme. »
Astérix : Tout le contraire d’une œuvre totalitaire
Faisant remarquer, devant une audience française qu’un peuple assiégé rêve toujours d’un surhomme, d’un Golem ou de pouvoirs magiques, pour le sortir d’une situation inextricable, Will Eisner ajoutait malicieusement : « — Vous, en France, vous avez aussi un super héros. Vous avez Astérix. » [1]
Voilà où nous en sommes, la vertu mythique du héros, figure de toutes les civilisations depuis la nuit des temps, de Gilgamesh à Tarzan, serait une « apologie de la force ». Il est ahurissant de voir ainsi chargé de négativité ce qui constitue la substance même de l’héroïsme, son essence pédagogique : l’exemplarité. Le caractère « super-héroïque », tel que le souligne Will Eisner, est précisément là pour donner espoir aux opprimés, aux vaincus, dont la situation est inextricable.
Ne relevons même pas la question de l’apologie de la drogue qui démontre que Michel Serres ignore tout de la bande dessinée, voire même de la fiction. Il n’a pas compris qu’il s’agit là du nécessaire élément arbitraire (le super-pouvoir) qui permet de caractériser un personnage. Dans son délire de sur-interprétation, il aurait pu voir que cette potion était dispensée par un sage, le seul vrai savant du village, qui en contrôle l’usage, notamment lorsque, dans La Zizanie, la populace s’enfonce dans l’obscurantisme.
Quant à Assurancetourix, la lecture qu’en fait Michel Serres est totalement puérile. Je reprends ici quelques éléments d’un article que j’ai écrit à ce sujet [2] Cette victimisation du barde a en effet un sens. Car quel est précisément le rôle du barde dans les sociétés antiques ? Chez les Celtes, ce poète-chanteur célébrait les exploits des héros, en clair, il racontait l’Histoire.
Or, l’histoire, dans Astérix, est particulièrement maltraitée, comme le confesse Goscinny : « Nous avons décidé de ne pas jouer sur l’anachronisme brutal. Nos personnages ne se téléphonent pas, ils n’ont pas de télévision, etc. Mais nous nous sommes dit : on va transposer à l’époque gauloise les problèmes de la société française contemporaine, et on devrait obtenir des effets comiques. Et bizarrement, en transposant, nous sommes retombés dans la vérité historique. Dans les Commentaires, de César, la description des Gaulois est quand même très proche de la description des Français. Beaucoup de choses que nous inventions étaient vraies, je recevais des lettres d’historiens, qui me le disaient. Par exemple, les embarras de circulation à Lutèce ont existé. Pour le premier épisode qui se passait à Rome, j’ai puisé dans La Vie quotidienne à Rome de Carcopino, qui m’a fait savoir, quand il a lu l’album, que ma documentation était excellente : Il a reconnu la sienne… » [3]
Dans le même entretien, il dit encore : « Je me documente à toutes les sources, dont "La Guerre des Gaules" est, bien entendu, la clé de voûte. Mais quand je travaille, je ferme mes bouquins. Mon boulot c’est le pastiche. Si c’était trop élaboré, je ne serais lu que par les spécialistes. Ce brave Uderzo, avec qui je travaille depuis quinze ans, a les mêmes problèmes que moi. Ses Gaulois ont l’air authentiques bien qu’ils soient faux -les vrais combattaient nus- mais si l’un d’eux se sert d’un outil ou d’un instrument de musique, alors sur le détail, nous sommes intraitables. »
C’est en cela qu’Astérix est un mythe : En bâillonnant l’historien qui pense recréer le chant du monde à l’instar des Dieux, il permet au lecteur de s’échapper de son incessante tutelle, de sa rigueur morale.
Cette rigueur morale de vieillard politiquement correct que Michel Serres essaie de nous imposer, et qu’il évite bien d’appliquer à Tintin, son idole.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Illustrations : Astérix par Uderzo & Goscinny. (C) Uderzo, Goscinny, Albert René & Hachette.
[1] Débat « BD et Judaïsme, une nouvelle alliance ? » organisé par Jean-Paul Kuperminc, le 22 janvier 2002, à l’école Georges Leven en présence de Will Eisner et Joann Sfar.
[2] Cf « Astérix, un mythe ? », dans Jean-Claude Lescure (dir.), Drôles de Gaulois, Berg International, 2010. Actes du colloque « Drôles de Gaulois », octobre 2009.
[3] René Goscinny. Interview pour L’Aurore, 22 mars 1966 - Propos recueillis Anne Manson.
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