Un exemple de crispation nous est arrivé récemment sur ActuaBD. Dans un article sur Joann Sfar, à la fin d’une longue chronique globalement positive, nous exprimions notre consternation devant une attaque pas très subtile de cet auteur contre les critiques de BD. Pas que nous nous sentions visés (au physique, Critixman de Larcenet ressemble plutôt à Jean-Louis Gauthey, l’éditeur de Cornélius), mais parce que Sfar nous avait habitué à des réflexions un peu plus élevées.
À la suite de quoi, je reçois dans ma boîte mail, un message d’un certain M. Nicolas Lebedel qui me dit, sans décliner sa qualité, qu’il s’étonne que l’on ne lui ai pas demandé l’autorisation préalable de publier ce dessin dans notre article et nous demande de le retirer.
Au début, je pense à un gag : comment ce gars peut-il me demander de retirer de notre site un dessin qui appartient à Joann Sfar ? Je lui demande par conséquent qui il est et s’il a le mandat de Joann Sfar pour appuyer sa demande. Il me répond qu’il n’a pas l’autorisation de Joann Sfar mais qu’il est le représentant d’une structure nommée Les Rêveurs qui a publié le livre de M. Larcenet. Il revient à la charge : pourquoi n’avons-nous pas demandé d’autorisation ?
Je ne sais toujours pas en quelle qualité il représente Les Rêveurs : en est-il le gérant dûment mandaté ? L’avocat ? Je le lui demande. Et j’ajoute, en mettant Joann Sfar en copie de mes réponses, que cet auteur avec qui je suis régulièrement en correspondance ne m’avait pas fait part d’une demande pour retirer ce dessin. Je lui demande s’il a l’autorisation de M. Sfar pour disposer ainsi de ses droits, notamment en ce qui concerne leur utilisation pour le Net.
Je précise qu’il n’est pas d’usage de demander l’autorisation préalable aux ayants droits pour la reproduction d’une image dans un article qui est un commentaire de l’actualité (en l’occurrence, ici, l’actualité éditoriale de Joann Sfar), que nous existons depuis 11 ans et que nous n’avons jamais fait cela, même pour des ayants droits aussi revendicatifs que Moulinsart (comme par exemple, dans notre récent article sur le tabac), que ni Dargaud, ni Gallimard, également reproduits dans l’article incriminé, n’ont fait cette démarche qui s’apparente à de la censure. Par conséquent, on ne retire rien.
« Saillie dégueulasse »
Entre-temps, Manu Larcenet se déchaîne sur son blog (18 janvier 2008), traitant l’article de « saillie dégueulasse contre Sfar » et qualifiant au passage son auteur de « roquet moralisateur ». Que notre article soit une longue suite de louanges en faveur de l’auteur du Chat du rabbin (totalement justifiées, là n’est pas la question), Larcenet n’en a rien à secouer. Il ne s’intéresse qu’aux dix lignes qui le concernent. Normal, il suffit de lire ses posts sur son blog, égotistes au possible, pour comprendre que Larcenet ne roule que pour lui : ce n’est pas Sfar qui l’intéresse dans cette affaire, c’est lui. Il a d’ailleurs adressé lui-même (ce que j’ignorais alors que je répondais à M. Lebedel) un mail à notre directeur de publication dans lequel il exige de « retirer immédiatement l’image prise sans avoir demandé d’autorisation dans "Critixman", édité par les Rêveurs ». On se trouve donc dans la situation incroyable d’un auteur demandant de censurer un dessin qui ne lui appartient pas !
Sur son blog, il nous fait passer pour des voleurs, des malhonnêtes, bref des critiques de bande dessinée ! Or, il faut le rappeler, la loi fait une exception au droit d’auteur, précisément dans le cadre de son usage par la critique, tel que précisé dans le Code de la propriété intellectuelle :
« 1. Code de la Propriété intellectuelle
A rt. L. 122-5. Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire :
[...]
3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source :
a) Les analyses et courtes citations […] justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ;
b) Les revues de presse »
Il n’y a pas, à notre connaissance, de jurisprudence qui condamne une chronique de bande dessinée qui utiliserait une image dans ce cas.
Monsieur Lebedel est donc bien peu professionnel pour ne pas connaître ces usages. Nous n’avons pas manqué de le renvoyer vers M. Gilles Ratier, secrétaire de l’Association des Critiques et Journalistes de Bande Dessinée (ACBD) qui pourra l’éclairer sur ces sujets. Depuis onze ans, ActuaBD publie des vignettes de la plupart des grands auteurs de bande dessinée sans que nous ayons eu à demander une quelconque autorisation préalable. Manu Larcenet ne se contente pas d’être grossier, il émet des contrevérités et, comble de la bouffonnerie pas drôle (on pourrait croire que c’est de l’humour, mais non) prétend que les Rêveurs ne nous poursuivront pas parce que ce sont des pauvres petits éditeurs sans le sou. Pleurnicheries hypocrites : il en est lui-même le co-fondateur !
Le mot de la fin revient à Joann Sfar, évidemment, mis au courant de cette histoire. Dans un mail adressé aux protagonistes, il écrit :
« Je ne peux pas interdire à ActuaBD de faire figurer un de mes dessins sur leur site internet. Des tas de gens parlent de mes livres sur internet, soit pour en dire du bien, soit pour dire que c’est de la merde.[…] Mes idées dans ce domaine se résument en une phrase : tant qu’un type s’en prend à mes livres, même pour dire des choses pas gentilles, il reste dans son rôle de critique et il ne m’appartient pas de l’empêcher de travailler. Les seuls moments où je me permets d’intervenir, c’est quand ça devient de la diffamation, quand on s’en prend à ma personne, à mon honnêteté ou à ma famille. En France, la critique littéraire est libre, la diffamation, en revanche, ainsi que le mensonge, sont punies par la loi.[…] je ne vais pas commencer à m’en prendre à Didier quand il trouve que j’ai été con de me moquer des critiques bd. Je connais Didier depuis quinze ans et je crois qu’il sait que je l’aime bien. Il a sa façon bien à lui de nous piquer au vif, c’est parfois salutaire et parfois très énervant. Mais c’est le jeu et je ne partirai pas en guerre contre lui pour ça. […] Je préfère quitter le terrain légal et dire les choses plus simplement : parfois, certaines critiques peuvent vraiment nous blesser, nous faire du mal. Nous ne sommes pas des vedettes de Hollywood inaccessibles, nous croisons très souvent les gens qui écrivent sur nous. Dans l’intérêt des uns et des autres, on devrait peut-être apprendre à se ménager un peu plus. »
Nous avons aimé cette réponse élégante et nous en resterons là, pour notre part.
Dérives
On peut comprendre l’accablement qui frappe parfois certains auteurs lorsqu’on lit le dernier article de Romain Brethes dans Le Point de cette semaine (N°1844, du jeudi 17 janvier 2008). Publié à l’occasion du « Festival d’Angoulême », il est titré « La nouvelle mafia de la BD ». Il s’en prend notamment à Marjane Satrapi et à Joann Sfar (décidément) : « Intouchables, omniprésents, ils sont devenus les « parrains » du neuvième art » mentionne le chapeau.
Mafia ? Parrain ? Qu’est-ce à dire ? La bande dessinée couvrirait-elle des activités illégales ? Non, il s’agit de deux grands auteurs à forte notoriété qui, « sortis de nulle part au début des années 90 », se seraient selon Romain Brethes constitué des réseaux : « À la manière des rappeurs américains qui interviennent en invités spéciaux sur les albums de leurs amis, ils ont créé une sorte de clan qui s’échange des bons plans et ringardise joyeusement la vieille bande dessinée franco-belge ». Jamais, avant eux, des auteurs de BD n’avaient pareillement reçu les honneurs de la presse branchée, « plutôt de gauche et bobo bon teint ». Parce que leurs propos sont libres et décalés, parce qu’ils ont reçu l’adoubement de leurs aînés Cestac et Moebius, parce qu’ils se plongent « avec délice sous les lumières du glamour », fréquentent des groupes musicaux, parce qu’ils sont invités à Cannes et sélectionnés aux Oscars… Ils sont « cultivés, incisifs, volontiers provocateurs »… Mais voilà : « la qualité de leurs œuvres s’en est lourdement ressentie… »
« Sfar academy »
Romain Brethes ajoute : « Autre caractéristique de cette génération : faire école ». Il parle de « Sfar academy », mentionne les cooptations supposées de son « épigone » Riad Sattouf, l’auteur de Pascal Brutal deux fois nominé dans le palmarès 2008 d’Angoulême, ou encore Hubert et Kerascoët, les auteurs de Miss Pas Touche, la préface que Sfar signe pour le dernier ouvrage d’Aurelia Aurita aux Impressions nouvelles, Fraise et Chocolat… « Ce goût pour les réseaux et les ors des médias, écrit Romain Brethes parlant de Sfar, l’ont établi en parrain à la fois moqué et redouté, à la manière d’un Philippe Sollers [1] distribuant des bons et mauvais points littéraires » Il accuse ces « révolutionnaires » d’avoir jeté dans l’ombre des auteurs « plus discrets et parfois plus talentueux qu’eux » (il mentionne en l’occurrence David B, lequel aurait « inspiré plusieurs planches du premier Persépolis »). « Ils sont devenus ambitieux et individualistes, et quelque peu désenchantés. En attendant la prochaine vague, qui les balaiera à leur tour… »
Le réquisitoire est cinglant. Le titre de l’article en particulier est choquant : « La nouvelle mafia… ». En l’occurrence, si l’on suit bien le déroulé de l’article, Joann Sfar en serait le Parrain. Un Marlon Brando des bulles. Sfar a dû apprécier...
À quoi est due cette radicalisation dans le propos ? « … Pas de radicalisation particulière, nous répond Romain Brethes. J’avais déjà fait il y a quelques temps un papier assez critique dans un Beaux-Arts Magazine hors-série sur la culture et la bande dessinée. J’ai essayé de faire un papier nuancé, dont le titre (qui n’est pas de moi) est sans doute excessif (j’aurais préféré les nouveaux parrains de la bd). Les 3/4 du papier reconnaissent l’apport incontestable et décisif de cette génération, dont celui de Sfar lui-même, mais en soulignent les dérives et les excès, sans doute inhérents à ce type de mouvement. Mais je crois qu’il n’y a là rien de bien scandaleux. Après, comme dirait Montaigne, "un suffisant lecteur descouvre souvant ès escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceües" » Et de préciser ce point important : « L’idée future est d’essayer de montrer que derrière ces têtes d’affiche, il y a des auteurs de premier plan totalement oubliés du grand public (David B., donc, Blutch, voire de Crécy) ».
On passe sur les erreurs de l’article : Sattouf et Sfar ne sont pas brouillés, ils se voient quasiment tous les jours, les Kesrascouet n’ont pas été introduits par Sfar chez Dargaud, Grand Vampire, un film sur lequel travaillerait Sfar est enterré depuis 4 ans (il travaille au contraire sur son long métrage du Chat du Rabbin et sur un autre consacré à Gainsbourg)… pour ne retenir que l’approche qui me semble être une dérive : cette espèce de théorie du complot (« mafia », « réseau »…) qui semble entacher l’analyse.
Outre qu’il me paraît normal qu’une génération se coopte (Jijé coopte Franquin, Eisner coopte Jack Kirby ou Jules Feiffer, Laudy coopte Jacobs, Gotlib coopte Binet ou Goossens,… qui s’en est plaindrait !), il me semble vain de chercher à promouvoir David B ou Blutch (qui le méritent) au détriment de quiconque. Cette façon de faire est un peu pernicieuse. Pourquoi chercher à faire à la place de Sfar, ce qu’on lui reproche précisément : distribuer des bons et des mauvais points ?
La théorie du complot pourrait bien s’inverser et s’appliquer aussi au critique. C’est un certain… Romain Brethes qui, avec Julien Bastide, Vincent Bernière, et Benoit Mouchart, avait signé en 2003 une tribune dans la rubrique « Rebonds » de Libération pour exhorter la BD à « sortir du ghetto ». Or, ce quarteron de critiques est devenu lui aussi très influent. Bernière était il y a encore peu éditeur au Seuil et est l’actuel rédacteur en chef des numéros spéciaux BD de Beaux-Arts Magazine où Romain Brethes, comme il nous l’a expliqué, a déjà signé une première charge contre ces auteurs. Julien Bastide, comme Romain Brethes ont collaboré à l’organisation du Festival de la bande dessinée d’Angoulême sous la houlette de leur puissant ami Benoit Mouchart qui en est devenu le directeur artistique. Julien Bastide est membre du jury de présélection du Festival. Nous n’irons pas jusqu’à voir là « une mafia », mais il est clair que cet article pourrait paraître pour un non-initié, sous cet éclairage, comme le résultat d’une sorte de « guerre des gangs »...
Revenons à la conclusion de Sfar dans l’affaire Critixman : « Dans l’intérêt des uns et des autres, on devrait peut-être apprendre à se ménager un peu plus. ». On commence quand ?
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon, le "parrain" de la "nouvelle mafia" (sic).
[1] Influent membre du comité de lecture des éditions Gallimard, coqueluche des émissions littéraires. NDLR.
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