La France a un sanctuaire à défendre : le sacro-saint droit d’auteur qui s’oppose essentiellement au Copyright anglo-saxon notamment grâce à cet exorde du chapitre 2 du code sur le droit moral : « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible » (Code de la propriété intellectuelle. Titre 2, Chap. 1er, Article L 121-1).
En clair, chaque fois qu’il y a une atteinte à l’intégrité de son œuvre, c’est à dire qu’on la transforme, l’éditeur doit recueillir l’approbation de l’auteur. Une procédure relativement lourde qui handicape parfois la commercialisation, au point de la bloquer. C’est en particulier sur cet article que s’appuient bon nom d’ayants droit pour interdire telle ou telle utilisation d’un dessin ou d’un album.
La nouvelle donne numérique est évidemment frappée par cette réglementation. C’est pourquoi les éditeurs proposent à leurs auteurs un avenant à leur contrat d’édition afin de fixer les règles de cet usage nouveau.
Mais les auteurs voient là une bonne occasion de redéfinir le rapport de force avec leur éditeur. D’abord parce que cette exploitation n’est pas forcément le cœur de son métier. Ensuite parce que les équilibres d’exploitation et la structure des prix de revient diffèrent. Il n’est donc pas inutile de mener une réflexion sur un partage équitable des profits liés à l’exploitation de l’œuvre.
Rien que de bien normal. Sauf que ça coince.
L’appel du numérique
En mars dernier, le Groupement BD du SNAC avait pris l’initiative en lançant un « Appel du numérique » interpellant les éditeurs sur leur position par rapport au marché du numérique et notamment leurs intentions quant à la rémunération des auteurs. Ils en profitent pour tenter de revenir sur le rapport de force entre les éditeurs et les auteurs et exigent notamment un contrat séparé pour l’usage numérique (et non un simple avenant à leur contrat d’édition comme le pratiquent les éditeurs actuellement).
En réalité, l’« Appel du numérique » , pas vraiment avancé dans la formulation des revendications, s’articule autour de trois questions qui sont les suivantes.
• Pourquoi devrions nous céder nos droits numériques jusqu’à 70 ans après notre mort alors qu’on ne sait même pas quelle forme aura cette exploitation numérique l’année prochaine et qui la fera le mois prochain ?
Il y a une réponse à cela : la cohérence dans l’exploitation de l’œuvre. À part quelques auteurs aux compétences d’homme d’affaires avisé et capables de prendre en charge cet aspect de l’exploitation de leur travail, il est préférable que l’ensemble de la politique de commercialisation et de communication autour d’une œuvre réside dans les mêmes mains. À défaut, une mésentente entre l’auteur et l’éditeur peut mener cette exploitation à l’échec. La plupart des grands auteurs qui avaient pris leur indépendance dans les années 1970-1980 en créant peu ou prou leurs propres structures d’édition : Brétécher, Gotlib, Uderzo-Goscinny, Jacobs, Peyo, Graton, Godard, Morris,… ont fini par abdiquer de ce contrôle et ont cédé leurs activités à un grand groupe traditionnel.
Pour les droits voisins et les droits dérivés, en revanche, les pratiques sont assez diversifiées. Zep, par exemple, a recours à un agent. Sfar gère lui-même ses droits cinématographiques. Jean Van Hamme a fait un véritable « deal » par consentement mutuel avec Média-Participations où il co-gère l’exploitation de ses œuvres.
Il serait vain de croire que l’éditeur a un intérêt différent de l’auteur. L’un comme l’autre ont intérêt à ce que l’œuvre ait du succès. Ce qui oppose l’auteur et l’éditeur, c’est bien sûr le partage du « gâteau » des bénéfices, mais surtout les priorités des uns et des autres. L’éditeur est seul juge du calendrier de l’exploitation des droits, de la forme et de la promotion de l’œuvre. Pour des raisons objectives de commercialisation et/ou de rentabilité (il a des salaires à payer, lui, contrairement à la plupart des auteurs), il va préférer telle ou telle série plus « évidente » qu’une autre : parce qu’elle vend plus, parce qu ‘elle est plus cohérente avec la politique globale du catalogue, etc. Pour mille raisons en fait.
Reste la question des délais d’exploitation : pourquoi 70 ans ? La réponse viendra en même temps que celle concernant la deuxième question.
Rapport de force
Deuxième question du SNAC :
• Pourquoi doit-on même tout simplement céder ces droits numériques à notre éditeur sous peine de le voir refuser de signer notre contrat d’édition papier ? Alors qu’il ne peut ni nous garantir en contrepartie la façon précise dont il va exploiter ces droits, ni les rémunérations que nous pourrons en tirer...
Parce que nous sommes dans un rapport de force comme dans tout marché où il y a une offre et une demande. L’auteur à succès impose ses conditions. Dans le cas contraire, c’est l’éditeur qui l’impose. Entre les deux, on discute… Si l’éditeur veut s’attacher un auteur à fort potentiel, il a intérêt à lui proposer des arguments sonnants et trébuchants, ou une qualité de relation privilégiée. Mais malgré cela, quand on observe la carrière des grands auteurs (Jean Van Hamme, par exemple), on s’aperçoit qu’ils sont souvent tentés « d’aller voir ailleurs »).
C’est une attitude saine. Pour paraphraser Jules Renard, on peut avancer que « c’est une question d’hygiène, il faut changer d’éditeur comme de chemise ». Encore faut-il être suffisamment bankable pour pouvoir le faire…
Le SNAC est peut-être là pour cela, pour défendre les auteurs les moins « bankables ».
Tout travail mérite salaire
La troisième question concerne la rémunération :
• Pourquoi les rémunérations prévues pour les auteurs sont au bout du compte au moins deux fois plus basses que dans le livre papier ? Qu’est-ce qui justifie tel ou tel pourcentage de droits proposés aux auteurs, hormis le fait que c’est ce qui arrange le business plan des éditeurs ? Est-ce que les éditeurs vont gagner deux fois moins d’argent ? Est-ce que le travail des auteurs de BD numériques sera deux fois moindre ?
A cette question, il convient d’ajouter cette intervention dans notre forum, d’Olivier Jouvray membre du comité de pilotage dur Groupement des Auteurs de BD du SNAC et co-signataire de cet appel qui a recueilli, selon nos sources, près de 800 signatures d’auteurs de BD.
« Pour préciser la position du Groupement des auteurs de BD du SNAC (Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs), notre inquiétude vient du fait qu’on nous propose le même pourcentage sur le livre numérique que sur le livre papier. Or, 8% de droits d’auteur sur un livre vendu 11 euros et 8% sur un livre vendu entre 1,99 et 4,99 euros, ce n’est pas la même chose. Des éditeurs nous disent qu’il faut voir les revenus du livre numérique comme un complément aux revenus du livre papier, mais quel éditeur pourrait aujourd’hui, nous garantir que dans les prochaines années, le livre numérique ne va pas remplacer le livre papier ? Et si le livre numérique remplace le livre papier, aucun éditeur ne peut garantir que sous sa forme numérique, nos albums se vendront deux à trois fois plus ! Donc, la possibilité de voir nos revenus divisés par deux ou trois dans les prochaines années existe. On ne peut pas accepter de signer ces contrats numériques simplement parce que certains jouent les voyantes en nous affirmant qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter parce que la BD papier ne disparaîtra jamais, que la BD numérique ne sera qu’une offre de complément !!! Qui peut affirmer une chose pareille ? De simples convictions, croyances ou suppositions ne sont pas des garanties suffisantes. C’est pour cela que, parmi d’autres revendications, nous demandons à ce que les auteurs touchent la même somme sur la vente de leurs albums, que ce soit sous leur forme papier ou sous leur forme numérique. »
Exigence exorbitante en vérité ! Même si l’on comprend ces inquiétudes, c’est comme si, dans le livre, un auteur exigeait sur un livre de poche la même enveloppe de droits d’auteur que pour le format roman. Ce n’est carrément pas viable sur ce marché qui est surtout porté par la grande distribution.
En réalité, la question de la rémunération est assez simple à aborder : un auteur doit être premièrement payé suffisamment décemment pour que le temps qu’il passe à créer puisse le rémunérer, lui et sa petite famille. Ensuite, le succès venant, il faut une juste répartition sur les revenus d’exploitation de l’œuvre. Le prix à la planche est un bon premier élément dans la constitution de l’assiette de rémunération. Mais il faut moduler : Schuiten ou Leloup produisent bien moins qu’un Lewis Trondheim par exemple. L’évolution du marché favorise plutôt les dessins rapides par rapport aux dessins « labourés » car le public impatient veut toujours plus rapidement sa suite. Là aussi, tout est dans le rapport de force et dans la « bankabilité ». Mais c’est ainsi depuis que la bande dessinée existe : on a vu Jijé réclamer des augmentations pour ses protégés Franquin, Morris ou Will, avant de s’apercevoir qu’il était bien moins payé qu’eux !
La surproduction et l’arrivée sur le marché – notamment à cause des écoles de BD, mais aussi de la mondialisation et de l’Internet - de nouveaux auteurs chaque année, de même que le succès des mangas, ont créé des tensions sur le prix de revient de la BD. La valeur monétaire de la création de la BD a baissé en quelques années. Est-ce une bonne chose ? Peut-être puisque cela va écarter naturellement des auteurs qui n’ont pas rencontré leur public, lesquels se réorienteront vers des secteurs plus profitables comme par exemple la publicité, le cinéma d’animation, l’illustration ou l’enseignement artistique. En même temps, cette situation ne permet plus la maturation d’une œuvre de qualité sous prétexte qu’elle n’aurait précisément pas rencontré son public.
En vérité, j’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer, un auteur de BD aujourd’hui n’est pas seulement un spadassin du seul 9e art. Tous les auteurs de BD, à de rares exceptions près, ont plusieurs métiers à côté de leur activité principale : ils sont illustrateurs, font de la publicité, font des travaux de plasticien, de décorateur, ou d’enseignant… Quand ils ne font pas des films...
C’est pourquoi la constitution d’un syndicat n’est pas inutile car la nature hybride de cette activité devrait pouvoir être prise en compte par les pouvoirs publics, notamment en termes de justice fiscale et sociale. La législation est encore peu adaptée à cette nouvelle forme d’activité.
Une concertation dans l’impasse
On a compris que le métier tout entier est aujourd’hui sous pression à cause de la nouvelle donne numérique.
La principale demande des auteurs signataires de l’Appel du numérique est finalement de ne pas rester en dehors des réflexions et des négociations en cours entre les différents partenaires privés et publics. Et on les comprend.
Ce qui les énerve, en revanche, c’est que du côté des éditeurs, les réponses sont, leur semble-t-il, relativement dilatoires.
Pire encore : alors qu’il voudraient une réflexion entre seuls gens de la BD, le Groupement BD du SNAC se retrouve piégé par son « appel étendu » à toute la profession.
Le 10 mai 2010, Louis Delas, président de la section BD du SNE et PDG de Casterman, leur répondait : « Vous précisez dans ce courrier que l’appel du groupement bande dessinée du SNAC, relayé par douze organisations professionnelles, a vocation à être étendu désormais à l’ensemble des auteurs du monde du livre : écrivains, auteurs de livre jeunesse, de théâtre… Compte tenu de cette dimension transversale, le SNE souhaiterait également engager des discussions avec l’ensemble des organisations d’auteurs sur l’exploitation numérique des oeuvres, tous secteurs éditoriaux confondus. »
Exit l’exception culturelle de la BD : elle est tenue de rentrer dans le rang.
Des pressions de toutes parts
Nous avons vu hier à quel point les éditeurs pesaient peu face aux mastodontes de la communication planétaire. En réalité, pleins d’intérêts sont en jeu. Si l’ Université d’été d’Angoulême s’annonce être un colloque de chercheurs et d’universitaires interpellés par la définition des nouveaux supports d’expression de la bande dessinée, il n’en était pas de même lors de la journée professionnelle qui a eu lieu à la Cité des Sciences en novembre dernier.
En l’absence des éditeurs, nous avons eu droit à un (ir-)réel ballet de juristes et autres experts venus faire la roue et l’étalage de leurs compétences supposées. Cela nous a valu, sur ActuaBD, à une dispute parfaitement bouffonne entre avocats défenseurs du droit d’auteur à la française et experts juridiques défenseurs de la licence « Creative Commons » venus exiger dans nos colonnes un « droit de réponse » au sujet de propos tenus par des conférenciers lors de cette journée.
Nous avons pu ce jour-là comprendre toute la complexité du problème. Nous avons eu par exemple des avocats qui nous expliquaient que la BD sur Internet, susceptible de recevoir de l’animation et du son, pouvaient être assimilée juridiquement à « un jeu vidéo » et qu’il fallait non pas un, mais trois contrats pour encadrer son exploitation future. On a tout de suite compris que le premier bénéficiaire de la BD numérique sera le juriste auteur des dits-contrats.
Par ailleurs, nous avons compris que les centrales syndicales regardaient de très près à ces exploitations car elles défendaient les intérêts d’organismes collecteurs (Sacd, Sacem, Scam…) intéressés au premier chef par les revenus qui pourraient être générés par ces activités.
Nous avons pu voir ce jour-là, que la BD numérique n’était pas sortie de l’auberge…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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