Dans le prix d’un livre, les postes constitutifs du coût les plus importants, dans l’ordre, sont :
La rémunération du point de vente : de 30% à 40% du prix de vente hors taxes.
Le coût de la diffusion et de la distribution (commercialisation, transport et facturation) : de 15 à 20% du prix.
Le reste est partagé entre l’imprimeur, l’éditeur et l’auteur, dans une clé de répartition qui dépend du tirage et de l’accord entre l’éditeur et l’auteur, chacun ayant ses coûts propres : l’imprimeur, ses salaires et ses matières premières ; l’éditeur, l’administration, le travail éditorial et le marketing de l’ouvrage ; l’auteur (ou les auteurs), le temps passé à réaliser l’œuvre.
Une lecture un peu obtuse de ces processus pourrait laisser croire que le support numérique et l’Internet pourraient permettre de se passer du point de vente et de la diffusion, de même que, à l’autre bout de la chaîne, du poste d’impression.
C’est partiellement vrai pour la partie distribution puisque l’acte commercial et la commercialisation sont faits en ligne, remplacés par un « store » virtuel qui fait du « pushing » vers le consommateur par l’intermédiaire d’une mise en page plus ou moins dynamique ou à l’aide de newsletters ciblées. Des stores comme Amazon réussissent à faire un chiffre d’affaires d’autant plus conséquent qu’ils s’appuient sur un large choix de produits culturels : musique, cinéma, livres, voire comme c’est le cas à la FNAC, des billets de concert. Le consommateur est profilé en fonction de ses achats. Une boutique de vente en ligne de BD comme BDNet, fait un chiffre d’affaires d’une petite librairie, selon son fondateur.
Arrivera-t-on à se passer de points de vente écrasés par un certain nombre de charges incompressibles comme le loyer d’un local bien situé, les coûts de personnel pour la commercialisation et la manutention des livres, sans oublier les avances de trésorerie consenties aux éditeurs pour maintenir leurs ouvrages en stock ?
La librairie nécessaire
On serait donc tenté de le penser. D’autant que, par ailleurs, les progrès de l’impression numérique permettent de produire des ouvrages à la demande, pour ainsi dire à l’unité : plus de stockage, plus de lourde immobilisation dans des invendus… La gestion idéale…
Sauf que, si l’on peut se plaindre d’une production pléthorique de plus de 3000 nouveautés par an, que penser de la présence permanente en ligne de toutes les références des catalogues de tous les éditeurs, générant cette fameuse « longue traîne » dont se gargarisent les « netocrates » ? Comment fait-on pour exister dans cette multitude ?
En réalité, on s’aperçoit que le rôle de l’éditeur devient encore plus crucial qu’avant : il faut une certaine intensité capitalistique et une bonne organisation marketing pour que l’internaute s’aperçoive de l’existence d’un livre dans ce contexte. Preuve en est que les sociétés d’édition sur l’Internet, que ce soient Sandawe ou ManoloSanctis, ne peuvent pas se passer de la librairie, l’interactivité avec l’« édinaute » ne suffisant pas à leur survie. Idem pour les blogs d’auteurs de BD. Même pour les plus populaires, c’est finalement la publication des recueils en librairie qui assoit leur notoriété.
La raison de cela, peut-être un peu oubliée par les gourous qui se prennent les pieds dans leur « longue traîne », c’est que la librairie est au fond le média le plus puissant pour convaincre le consommateur d’acheter un livre. La complémentarité entre l’Internet et la librairie est donc inévitable, chacun jouant sa partition.
Reconquérir la grande distribution
C’est tellement vrai que l’une des principales raisons du déclin des grandes séries classiques, et notamment l’entretien du fond, ne vient pas, comme le pense de façon un peu pathétique Xavier Guilbert dont les analyses en forme de profession de foi s‘emploient à prouver que seule la BD indépendante a de l’avenir dans ce pays, au point de chercher à récuser le caractère populaire de la bande dessinée commerciale, la principale raison, disions-nous, d’une possible désaffection du public, réside plutôt dans la difficulté de plus en plus grande pour la bande dessinée de gagner une place conséquente dans la grande distribution, lieu où réside principalement la rencontre entre cette bande dessinée populaire et le « grand public ».
Par chance, les mangas avaient permis ces dernières années de maintenir peu ou prou cette présence. Mais les grandes enseignes, acculées par leurs actionnaires à rechercher des rendements rapides, préfèrent se concentrer sur quelques produits à forte rotation (Astérix, Les Blondes, les mangas…) que d’entretenir un large choix de références aux rotations plus hasardeuses. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les Centre Leclerc, si décriés par certains esprits forts de la bande dessinée et longtemps sponsors d’Angoulême avant d’en être un peu brutalement débarqués, soient ceux qui, aujourd’hui encore, maintiennent la BD à niveau : conglomérat de magasins indépendants, ils sont moins perméables à la dictature du chiffre que d’autres enseignes pilotées par leur centrale d’achat.
Résultat : dans ces marchés suiveurs, le « ticket d’entrée » est de plus en plus coûteux. On peut même postuler que la sur-médiatisation ces dernières années, notamment par le Festival d’Angoulême, d’une certaine « bande dessinée d’auteur », a été contre-productive pour la bande dessinée en général.
Quelle « Killer application » ?
Qu’est-ce que cette digression a à voir avec la BD numérique nous direz-vous ? Elle s’inscrit dans l’actualité : Alors que l’Association des Libraires spécialisés en bande dessinée (ALBD) s’était associée avec MobiLire pour proposer dans ses points de vente une offre numérique complémentaire à l’offre en librairie, la création par les leaders du marché de la BD de la plate-forme de BD numérique Izneo s’est faite sans aucune concertation avec les libraires. Ceux-ci donc râlent un peu. Même si, selon nos sources, le dialogue a été repris récemment avec les éditeurs, il est clair quand même que cette opération s’est faite dans un premier temps sans eux. A-t-on raison de s’aliéner ainsi le plus important vecteur de la diffusion de la BD en France ? La question est posée.
De même, quel sera l’impact de la création de la plate-forme Izneo sur les cessions faites précédemment par Média-Participations et ses alliés, Casterman et Bamboo, aux autres acteurs de la BD numérique comme Le Kiosque, Relay, MobiLire, DigiBiDi, ou Ave !Comics ? Va-t-on vers une partition du marché avec, d’un côté, Izneo et, de l’autre une multitude d’opérateurs qui feront leur marché chez Glénat, Soleil et Delcourt ? C’est bien possible.
Dans les années 1970, les pontes américains de l’informatique avaient réuni tous les acteurs de cette technologie balbutiante. Leur problème était alors de la faire accéder au public le plus large possible. Les industriels ne voyaient vraiment pas comment faire. Autour de la table, il y avait Nolan Bushnell, le créateur du jeu vidéo « Pong » et fondateur d’Atari. Aux messieurs en gris perdus dans leurs équations et dans leurs angoisses, Bushnell qui venait de vendre Atari à Warner Bros pour quelques millions de dollars expliqua qu’il leur manquait une « killer application » et que le jeu vidéo en était une. Il ne se trompait pas. [1]
L’avenir de la BD numérique réside dans la création d’une « killer application » qui peut être simplement une BD parfaitement adaptée à ce support et qui rencontrerait par la même occasion le public le plus large possible. Mais il faudrait peut-être arrêter de croire qu’elle ne sera que le fait des auteurs. Un technicien créatif passionné de BD, un commerçant réactif ou un éditeur capable de domestiquer l’air du temps sont des auxiliaires aussi précieux pour l’industrie du 9e Art que les spadassins de la plume, du pinceau et, technologie oblige, de la palette graphique.
Dans ces conditions, peut-être, la France tirera son épingle du jeu face aux défis de la bande dessinée numérique.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Croitoriu, Michaël et Pasamonik, Didier, Les jeux vidéo expliqués aux parents, Marabout, Paris, 2003.
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