La démarche de ressortir opportunément un titre de presse à l’aura populaire et médiatique certaine est compréhensible. Plaquette publicitaire luxueuse, la parution ponctuelle du légendaire « journal de René Goscinny » -on peut constater dans ce numéro que seul lui mérite d’être cité- permet surtout à l’actuel Dargaud, de redorer à peu de frais son blason en rappelant ses origines fameuses. Quand bien même son catalogue n’aurait plus rien à voir avec celui d’il y a trente ans.
Peu de recyclage dans ce numéro "Spécial Cinéma" (quatre pages de Gotlib), mais beaucoup de biodégradable. René Pétillon, David Prudhomme ou Moebius publient parmi les pires pages de leur carrière. Jean Solé, Annie Goetzinger, Florence Cestac, Robert Crumb, Boucq (sur un scénario de François Morel), Charles Berbérian ou Martin Veyron assurent le service minimum. De l’humour circonstanciel pour les uns, des commentaires nostalgiques ou des anecdotes pour les autres.
Les plus jeunes auteurs sont -étonnament ?- ceux qui gèrent le moins bien la contrainte, tombant dans le gag conventionnel (Zanzim, Alfred, Bouzard ou Mathieu Sapin), la liste de clins d’oeil (Hervé Bourrhis, Pluttark) ou les pirouettes inutiles (Killofer, Paul Pope). Quelques uns s’en sortent avec panache, comme Manuele Fior illustrant Rosemary’s Baby, ou François Ayroles, dont la drôlerie n’est plus à démontrer.
Jul, qui signe l’atroce couverture continue de pratiquer la bande dessinée fast food avec Hollywood BD. Cependant sa médiocrité habituelle ne le singularise pas dans ce numéro, tous les contributeurs s’accordant à enchaîner les lieux communs et les références réductrices. En effet, si l’on parle de bande dessinée, il s’agira toujours, soit des grands classiques insurpassables, soit de la « nouvelle bande dessinée » à laquelle Pilote donne la parole à l’exclusion de toutes les autres formes actuelles. Y compris non-francophones. Si l’on parle de cinéma en revanche, on traitera uniquement des succès récents ou des films cultes commerciaux américains.
On peut par contre saluer les deux pages de Thierry Smolderen, qui expose avec concision pourquoi précisément la Bande Dessinée ne saurait être le parent pauvre du cinéma, l’une précédent l’autre de quelques siècles. Son article aurait d’ailleurs pu servir de point de départ à la conception de ce numéro, ce qui nous aurait évité quelques pages de parodie pénible, de rapprochements douteux et d’hommage servile (la palme revenant pour cette fois à Bastien Vivès et son histoire Cucurrucucu Paloma).
Gisèle de Haan, qui coordone le numéro, interroge Patrice Leconte, réalisateur de l’historique Les Vécés étaient fermés de l’intérieur, adapté des personnages de Gotlib, et auteur dans Pilote au début des années 70. L’échange amène des considérations farfelues, sur le Cinéma d’animation qui deviendrait, sous nos yeux ébahis, une forme d’expression adulte , et sur la Bande Dessinée qui le serait devenu dans les années 70 -grâce à Pilote bien entendu. Patrice Leconte pour sa part semble admettre que l’animation permet une plus grande expressivité au cinéma, tandis qu’il fustige les auteurs de bande dessinée passés réalisateurs, sans argumenter ou citer de nom.
Autre interview, celle d’Anne Goscinny, qui visiblement ne s’y entend ni en bande dessinée, ni en cinéma, puisqu’elle a donné son aval à l’avalanche de productions des films adaptés de l’oeuvre de son père. A moins qu’elle ne signe les yeux fermés. Entre autres justifications falacieuses et inélégantes [1], on pourra lire que l’héritière considère l’adaptation du Petit Nicolas comme réussie : « Beaucoup de gens sont allé voir le film sans connaître les livres, et ils ont acheté les livres après ». C’est donc bien en terme de vente qu’il faut entendre cette réussite, dès lors incontestable.
C’est Marie-Ange Guillaume [2] qui lui tend le micro. Elle signe deux autres articles, une flatterie du grand auteur Fred, et trois pages d’épanchements en roue libre, comme à l’époque de la rubrique Images. Elle est malheureusement loin d’égaler Jean-Pierre Dionnet, toujours drôle et piquant, dans l’exercice de la causerie. Celui-ci relate son parcours asiatique dans les années 90. Intéressant, si ce n’est qu’une tendance au radotage se dessine, et que l’article aurait pu paraître dans n’importe quel autre support, à n’importe quelle occasion.
Générique, lui aussi, Hugo Cassavetti [3] passe les plats, avec un portrait d’Alain Chabat, et une interview de Benoît Delépine, judicieusement illustrée par Pascal Rabaté, sur le mode "Pilote m’a sauvé la vie". Coup de chance, l’auteur de Groland, et scénariste pour Diego Aragena, aussi au sommaire de ce numéro, a effectivement des choses à dire sur les rapports entre Bande Dessinée et Cinéma. Un sujet qu’on a failli perdre de vue.
Clairement orienté vers la génération qui a connu le Pilote original et lit de nos jours Télérama, cet énième numéro commémoratif ne convainc pas, principalement à cause de son incapacité à parler d’aujourd’hui, y compris par la voix d’auteurs actuels. Ce numéro pourra être rangé à côté des derniers numéros publiés en 1989, et lu avec la même curiosité. Le manque flagrant d’initiative, la pesanteur éditoriale sont les mêmes qu’alors. On repensera en particulier à la tiède collection Poisson Pilote lancée par Guy Vidal, supposée courageuse il y a dix ans, et qui a tout fait pour limiter les risques, et du coup les succès, depuis.
Toujours aussi indigent, Pilote est également devenu grippe-sou : après un Spécial Mai 68 en 2008 de 162 pages, vendu 7,90 euros, le spécial 69 Année Erotique en 2009 était passé à 148 pages. Pour le même prix, le présent numéro offre 130 pages.
(par Beatriz Capio)
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