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Bartosz Sztybor (scénariste) : "J’espère ne pas avoir besoin d’être publié à l’étranger pour faire une carrière en Pologne."

Par Yohan Radomski le 29 octobre 2013                      Lien  
Difficile d'évoluer dans le milieu de la bande dessinée polonaise sans croiser Bartosz Sztybor. Ce passionné multiplie les expériences : scénariste, chroniqueur, traducteur, animateur d'ateliers... Il s'essaie à tout avec enthousiasme.

En Pologne, quelles étaient les bandes dessinées que vous lisiez enfant ?

J’ai commencé à lire des bandes dessinées à l’âge de 4 ans. À cette époque, il n’y avait pas beaucoup de BD étrangères, même d’Europe de l’Ouest, en Pologne. Alors, je lisais les super BD d’aventure de Jerzy Wróblewski, en particulier “Legendy Wyspy Labiryntu” sur la mythologie grecque, et “Kajko i Kokosz” de Janusz Christa, une série mettant en scène des guerriers polonais, très proche d’ « Astérix ». Bien sûr, je lisais aussi “Thorgal” de Van Hamme et Rosiński.

Quelques années plus tard, après la fin du communisme en Pologne, plusieurs séries venues des États-Unis ont été publiées. À cette époque, j’ai commencé à lire “X-Men” et “Batman” et quelques autres titres de DC et Marvel.

Bartosz Sztybor (scénariste) : "J'espère ne pas avoir besoin d'être publié à l'étranger pour faire une carrière en Pologne."
"It’s not about that" - Publié en 2013 © Centrala , Bartosz Sztybor, Piotr Nowacki, Łukasz Mazur

Vous souvenez-vous du moment où vous avez pensé que vous pourriez aussi écrire des scénarios ? Quelles étaient les bandes dessinées qui vous impressionnaient à l’époque ?

J’avais quinze ans et je faisais des courts-métrages, bien sûr très stupides, avec mes amis. J’avais beaucoup d’idées mais pas d’argent pour les réaliser. Je réfléchissais à des moyens différents de leur donner vie. À cette époque, je suis revenu à la lecture de bandes dessinées et je me suis dit que c’était très facile : je n’ai qu’à écrire ces idées sur le papier, écrire tout ce que je veux, et trouver quelqu’un pour les dessiner.

J’ai compris plus tard que ce n’était pas si facile, mais j’avais un grand désir de créer, alors j’ai continué. Je crois que ce désir était si puissant, parce que je venais de lire deux fabuleuses séries d’Alan Moore, “Watchmen” and “V for Vendetta” et l’extraordinaire “Maus” d’Art Spiegelman, qui m’ont convaincu qu’on pouvait tout faire en bande dessinée.

"It’s not about that" - Publié en 2013 © Centrala , Bartosz Sztybor, Piotr Nowacki, Łukasz Mazur

De quoi parlaient vos premiers récits ? J’ai entendu dire que vous aviez gagné des prix au festival de Łódź ?

J’ai commencé avec des strips, des BD comiques sur des évènements actuels en Pologne ou bien des situations surréelles. Mais mes premières histoires plus longues étaient variées. J’ai toujours essayé de ne pas m’enfermer dans un genre ou un style d’écriture. Voilà pourquoi ma première histoire était un drame familial, la suivante une comédie burlesque, et mon premier album un récit d’horreur onirique.

Il y a eu un moment où je faisais beaucoup d’histoires courtes (de 3 à 8 pages), parce que j’ai toujours aimé l’idée des nouvelles et des récits à chute. Et certaines de ces histoires ont eu des prix au festival de bande dessinée de Łódź (le plus gros festival en Europe de l’Est). J’ai aussi eu des prix aux Pays-Bas, en Serbie, en Italie et en Macédoine.

Vous avez publié quelques albums. Pourriez-vous parler du dernier ?

Le dernier a pour titre « It’s not about that » et je l’ai fait avec Piotr Nowacki (dessin) et Łukasz Mazur (couleur), avec qui je travaille souvent. C’est une BD muette, parce que je suis un grand fan des récits muets, qui peuvent être compris de tous et partout. Et l’histoire parle d’un robot qui travaille comme domestique dans une petite famille. Il est vieux, fatigué de son boulot, et la famille est désagréable avec lui. Il attend sa retraite, qui devrait commencer dans quelques jours. Mais il commence à comprendre que tout autour de lui est un grand mensonge et qu’il doit faire quelque chose pour changer de vie.

Bien que l’histoire mette en scène un robot, ce n’est pas de la science-fiction, mais un drame sur les émotions et l’idée de sacrifice. Cela parle de ce que vous pourriez faire, même les pires choses que vous imagineriez, pour sauver votre dignité.

"Stoned Age" série pour le mensuel "HIRO Free" – © Bartosz Sztybor, Piotr Nowacki, Łukasz Mazur

En Pologne aujourd’hui, il n’y a pas de magazine consacré à la bande dessinée. Mais vous parvenez à publier dans des magazines généralistes. Pourriez-vous parler de ce que vous y faites ?

Nous avons quelques revues indépendantes en noir et blanc, publiées à 150 exemplaires. Les auteurs publient dans ces revues pour le plaisir, il n’est pas question de gagner de l’argent. Mais nous avons aussi des quotidiens, des hebdomadaires et des mensuels, qui publient parfois des récits de quelques pages ou des strips. Je publie dans quatre magazines actuellement.

« W Sieci » est un hebdomadaire qui parle de politique et je fais des strips sur l’actualité avec Marek Oleksicki au dessin. « W Sieci Historii » est un mensuel spécialisé dans l’Histoire et, aussi avec Marek Oleksicki, on fait des récits courts sur l’histoire polonaise. Les deux autres sont « HIRO Free » et « Fika », des mensuels où je fais des gags en une planche avec Piotr Nowacki.

Vous gagnez votre vie principalement comme scénariste pour des séries télévisées. Quelles sont les différences dans l’écriture pour la télévision et pour la bande dessinée ?

Écrire pour la télévision constitue ma ressource principale, mais faire des pages pour les magazines généralistes est aussi non négligeable. Il n’y a pas tant de différences, car dans les deux cas, il faut penser à l’histoire puis l’écrire sous forme de dialogues. Bien sûr, il y a des différences dans la technique d’écriture. Dans la bande dessinée, je pense chaque page comme un tout, et pour la télé, ce tout sera une scène. Et aussi, quand j’écris des scénarios pour la télé, je ne pense pas à la composition des plans, ce sera au réalisateur de le faire, mais je dois y réfléchir pour la BD, beaucoup de dessinateurs aimant savoir quelle est ma vision de la page.

"Sobieski" histoire pour le mensuel historique "W Sieci Historii" – © Bartosz Sztybor, Marek Oleksicki

Mais la différence majeure, c’est que quand j’écris pour la BD, je travaille seul, ce que j’aime beaucoup, car je suis un solitaire. Et pour la télé, je dois être en contact avec les autres scénaristes, avec l’auteur qui coordonne le groupe, et nous devons parler de mon scénario, de ceux des autres. Donc écrire pour la télé signifie beaucoup de discussions et de compromis, ce qui n’est souvent pas très bon pour l’histoire.

Quelles sont vos principales influences (films, livres, bandes dessinées) ?

C’est difficile à dire car certaines influences sont là depuis des années, mais chaque année, j’ai de nouvelles influences. Dans le cinéma, j’aime les frères Coen, Michael Haneke, et les premiers films de Jean-Pierre Jeunet et de Mathieu Kassovitz. Mais il y a quelques années, je suis tombé amoureux de films sud-coréens (Park Chan-Wook et Bong Joon-Ho).

Dans les livres, je suis un gros fan de Cormac McCarthy, Charles Bukowski, Roland Topor, Dave Eggers et Thomas Pynchon. Dans la bande dessinée, je dois avoir tous les albums de Jason, de Bastien Vivès, de Jeff Lemire, de Loisel et de beaucoup d’autres.

"Pojedynek" histoire pour le mensuel historique "W Sieci Historii" – © Bartosz Sztybor, Marek Oleksicki

Vous écrivez des articles sur la bande dessinée. Est-il possible d’être à la fois auteur et chroniqueur ?

Quand j’ai commencé à écrire, j’ai démarré comme journaliste. J’écrivais sur le cinéma, la musique et la bande dessinée. Mais j’ai toujours désiré écrire mes propres histoires, pas sur les histoires des autres, c’est pourquoi j’ai peu à peu écrit plus de scénarios et moins d’articles. Maintenant, j’écris seulement dans un magazine, parce que ma rubrique y est devenue une sorte de tradition. C’est difficile de faire de la bande dessinée et d’écrire sur elle, parce que beaucoup de personnes peuvent penser que je ne suis pas honnête.

Mais j’ai toujours essayé d’être droit et à de nombreuses reprises, j’ai écrit des chroniques sévères sur les livres de mes amis ou sur des livres publiés par mon éditeur. Je pense être honnête, mais vous savez comment les gens peuvent être… Aussi je pense arrêter d’écrire des articles, même pour ce magazine.

Vous avez traduit des bandes dessinées. Quelles étaient ces œuvres ? Pensez-vous qu’il y ait une part de création dans le travail de traduction ?

Pour le moment, j’ai traduit deux œuvres («  Essex County » de Jeff Lemire et « Three Fingers » de Rich Koslowski) et je suis en train de traduire « Louis Riel » de Chester Brown. Je ne me considère pas comme un traducteur, mais j’aime vraiment faire ça. Et j’aime ça parce que je pense qu’il y a une grosse part de création dans la traduction. Bien sûr, cela dépend des bandes dessinées, mais j’ai choisi des œuvres que je pensais avoir du plaisir à traduire.

"Opowieści z hrabstwa Essex" La traduction de “Essex County” en polonais – © Jeff Lemire, Timof Comics, Bartosz Sztybor

Dans « Essex County » et « Three Fingers », il y avait beaucoup de personnages avec chacun leur manière de parler. Il fallait donc de la créativité pour montrer leurs caractères, leurs façons de parler dans ma langue. J’ai dû réfléchir, et inventer un langage qui leur est propre. Donc pour moi, traduire est une création, pas une simple copie.

Vous avez un blog, le « Comics Roids Project », où le concept est de prendre des polaroids d’auteurs de bande dessinée. Vous êtes vraiment un fan ! Est-ce que le blog est encore vivant ?

Oui, je suis un gros fan de BD, mais aussi j’aime réaliser des projets artistiques, j’aime l’art de la rue, l’art conceptuel. Voilà pourquoi j’ai commencé le Comics Roids Project. En ce moment, je fais une pause sur le blog, mais j’ai un tas de nouveaux polaroids que je n’ai pas encore postés. Je pense réanimer le blog en février 2014, après le festival d’Angoulême.

Tony Sandoval sur le Comic Roids Project le 28 janvier 2010– © Bartosz Sztybor

Qu’est-ce qui manque à la BD polonaise actuellement ?

L’universalité. C’est le problème principal. Beaucoup de BD polonaises ne sont pas universelles. Les histoires parlent trop de la situation polonaise et ne sont pas comprises par les lecteurs étrangers. J’essaye d’être plus souple et de parler de choses qui pourraient avoir lieu ailleurs.

L’autre grand problème, c’est l’écriture. On a de grands dessinateurs, mais peut-être seulement deux ou trois bons scénaristes. Il y a de bonnes idées dans les histoires, mais leur structure est terrible.

Qu’est-ce qui caractérise les artistes polonais ? Y a-t-il quelque chose qui les rend différents d’autres artistes européens ?

Je ne sais pas. Je ne pense pas qu’il y ait une chose spécifique qui les caractérise. Peut-être le fait qu’ils aiment - je parle des écrivains- écrire sur la Pologne. Mais on trouve toutes sortes d’artistes en Pologne. Chaque artiste polonais avec qui je travaille est différent des autres.

Jean Mœbius Giraud sur le Comic Roids Project le 28 janvier 2011– © Bartosz Sztybor

Avez-vous des problèmes de censure en Pologne ? Est-il difficile d’aborder certains sujets ?

On peut parler de tout et écrire sur tout, il n’y a pas réellement de censure. Mais il y a parfois des problèmes avec les médias et les politiciens. S’ils trouvent un sujet pouvant amener une controverse, ils ne le laissent pas passer. Et les sujets les plus propres à cela, c’est la Seconde Guerre mondiale (en particulier l’Holocauste) et la religion.

Alors si vous faites de l’humour avec ces sujets ou commencez à en parler de manière plus libre, il peut y avoir un problème. Mais bien sûr, certains artistes utilisent ces sujets pour faire parler d’eux. Je ne suis pas pour ce genre de provocation, je ne recherche pas la confrontation avec les médias ou les politiciens.

Quelles ont été les réactions quand « Maus » d’Art Spiegelman a été publié en Pologne ?

Cela a été un problème. Beaucoup de gens ont été fâchés que les Polonais soient représentés comme des cochons dans « Maus ». Ils pensaient que c’était un livre anti-polonais et voulaient le boycotter.

Bien sûr, le livre d’Art Spiegelman a finalement été publié en 2001 et a été un grand succès. Mais parfois encore vous pouvez lire des articles qui expliquent que « Maus » falsifie l’Histoire et montre les Polonais d’une manière fausse.

"Kiki the Ape" - Projet en cours © Bartosz Sztybor, Rui Lacas

Est-ce que la bande dessinée est appréciée différemment par les trentenaires ou par les gens de cinquante ans ? Pensez-vous que la situation a changé dans les vingt dernières années ?

Elle change tout le temps. Il y a quelques années, il y a eu une grosse crise sur le marché après plusieurs années d’essor. C’est comme une parabole : un jour est bon, l’autre mauvais. Mais c’est vraiment mieux maintenant qu’il y a vingt ans. Il y a beaucoup de maisons d’édition, plus de titres publiés chaque année, des œuvres importantes venues de France ou des États-Unis, plus d’acheteurs.

Mais c’est encore une niche, parce que le tirage moyen est de 500 à 1000 exemplaires (seul « Thorgal » est à plus de 20 000). Et il y a encore beaucoup de gens pour penser que la bande dessinée est un divertissement pour les enfants. Les livres, c’est intelligent et pour les adultes, les BD, c’est stupide et pour les enfants : voilà ce que pense la majorité des Polonais.

Mais pour ne pas être trop pessimiste, je dirais que chaque année de nouvelles personnes disent dans les médias qu’ils apprécient la bande dessinée. Donc il y a de l’espoir.

"It must be something bigger" - Projet en cours © Bartosz Sztybor, Filipe Andrade

Est-ce que les artistes français et belges sont bien connus en Pologne ? Vous rendez-vous dans les principaux festivals en France et en Belgique ?

Bien sûr, beaucoup d’artistes sont venus en Pologne au festival de Łódź. Les éditeurs ici publient souvent les Français et les Belges (Mœbius, Loisel, Vivès, David B., Trondheim, et beaucoup d’autres). On les publie plus que les Américains.

Et oui, j’essaye d’aller à Angoulême chaque année. J’y vais avec des auteurs, des éditeurs. Les éditeurs viennent acheter les droits des nouveautés et moi, j’essaye de tenter ma chance avec les maisons d’édition.

Gregorz Rosiński ou plus récemment Marzena Sowa sont des auteurs polonais qui ont été publiés avec succès en Belgique et en France. Est-ce que c’est la fatalité des artistes polonais que de faire une carrière à l’étranger ?

J’espère que non, mais aujourd’hui c’est le cas. Il y a aussi des auteurs polonais (Krzysztof Gawronkiewicz, Irek Konior, Piotr Kowalski, Marek Oleksicki) qui ont publié à l’étranger mais sans avoir un grand succès. Et la plupart travaillait avec des scénaristes français ou américains.

C’est difficile de réaliser une bande dessinée en Pologne et d’essayer de la vendre en France, mais j’essaye encore et il ne sera pas facile de me décourager, ha ha.

"It must be something bigger" - Projet en cours © Bartosz Sztybor, Filipe Andrade

Sur quels projets travaillez-vous ?

J’ai quelques projets avec des éditeurs polonais. Un livre pour enfants et un pour adolescents avec Piotr Nowacki et Łukasz Mazur. J’attends aussi que des dessinateurs finissent deux histoires, une comédie avec des gangsters et un récit policier.

Il y a aussi une paire de projets en route, que j’aimerais montrer à des éditeurs étrangers. Je les réalise avec des amis de Pologne, mais aussi du Portugal et du Royaume-Uni. J’espère bien, après avoir fini tout cela, qu’on n’a pas besoin d’être publié à l’étranger pour faire aussi une carrière en Pologne, ha, ha !

(par Yohan Radomski)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Faites un tour sur le Comic Roids Project de Bartosz Sztybor

Contactez Bartosz Sztybor sur son email : bartosz.sztybor@gmail.com

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