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Béatrice Tillier (1/2) : « Dans la composition de ma planche, la couleur est indissociable du dessin »

Par Charles-Louis Detournay le 10 mars 2011                      Lien  
Après un [premier tome fort remarqué->art6826], il a fallu attendre deux ans et demi pour découvrir la suite de cette aventures mêlant hommes et bêtes dans un conflit sanguinaire. La dessinatrice et coloriste Béatrice Tillier nous permet de mieux comprendre les codes qui se cachent derrière ces superbes planches.

Après un premier tome qui présente les personnages principaux tout en profitant d’un certain mouvement, le deuxième tome de cette trilogie se concentre principalement sur deux tableaux. Comment avez-vous abordé ce changement de rythme ?

Béatrice Tillier (1/2) : « Dans la composition de ma planche, la couleur est indissociable du dessin »
Effectivement, l’intrigue est centrée sur deux personnages et leurs relations, mais on n’est loin d’être dans des situations calmes. Par rapport à la guerre qui fait rage, les deux lieux traités, dont l’intérieur du Bois des vierges en lui-même, semblent en dehors de cette fureur ravageuse. Néanmoins, il s’y passe des événements troubles et forts, et qui annoncent de grands moments à venir.

Le premier de ces deux lieux principaux est le château du Seigneur Clam. On y sent une référence au cinéma gothique, que cela soit dans l’ambiance générale ou au sein de certaines scènes…

Jean [Dufaux] avait décrit ce lieu comme abandonné et déserté de tous, y compris par le petit personnel qui aurait fui. Il m’avait d’ailleurs parlé de cette ambiance en prenant comme référence le début du Capitaine FracasseJean Marais vit dans un château délabré. Je me suis également imprégnée de la personnalité de Clam pour créer ce château, ainsi que des lieux inhérents à l’intrigue : le belvédère et le cimetière intégré. Il fallait un intérieur très froid, sans présence féminine et dont on a cessé de s’occuper : des peintures arrachées, des draps sur les meubles et en particulier les miroirs. Nous voulions montrer que Clam a un problème avec son image, ce qu’elle lui renvoyait, et qu’il avait caché ou détruit ces représentations, emporté par la rage.

Par rapport au premier tome où l’arrière-plan était souvent fort travaillé, donnant beaucoup de profondeur aux grandes cases, vos cadrages sont maintenant plus centrés sur les personnages dans ce second tome…

Je voulais renforcer cette impression d’huis clos, surtout dans le château. Hugo peut être vu comme le narrateur du récit, mais il représente également une part du lecteur. En effet, il arrive avec des yeux neufs dans un monde qu’il découvre. De surprise en surprise, il finit par se retrouver coincé avec un homme à la réputation sulfureuse. Malgré la taille imposante du château, je voulais donner l’impression que les murs se resserraient autour de lui. Hugo est d’ailleurs dans un cauchemar permanent, ne parvenant plus à distinguer le réel de ses rêves.

Le second lieu symptomatique est l’intérieur du Bois des vierges, que le lecteur découvre. On ressent une grande empreinte mythologique ; quels sont les axes qui vous ont aidé à construire cet univers ?

Le récit en lui-même avait débuté en jouant sur l’opposition entre les humains d’une part, et les bêtes à posture humaine de l’autre. Pour peupler le Bois en lui-même, j’ai donc joué sur une hybridation, un mélange de sang entre les différentes races. J’ai travaillé pour éviter une juxtaposition de membres animaux sur un corps humain, mais pour démontrer cette imbrication jusque dans le visage et dans le caractère. Ainsi, j’ai laissé de côté le torse humain sur des pattes animales ; mes centaures ont le nez aplati et une bouche proéminente pour faire le lien avec les chevaux. Ils ont également les oreilles de l’animal et la crinière qui leur parcourt tout le dos. Pareil pour les faunes qui ont les pupilles fendues, et parfois les narines creusées comme les boucs. Les harpies sont inspirées de l’aigle du même nom, mais je voulais faire le rappel également avec leurs origines, à savoir la femme et le serpent, tout en les dotant d’une mâchoire carnassière, intimement liée à ce personnage mythologique.

Après leur présentation dans le premier tome, on assiste à une réelle évolution des personnages, ce que vous traduisez avec votre riche gamme de couleurs !

Aube est initialement étincelante pour le mariage, parée de jaune et blanc, mais lors de sa fuite, elle est en vert, une couleur assez froide qui traduit le fond de sa personnalité. À son arrivée dans le bois, elle porte une cape rouge, tout d’abord pour le lien au Chaperon rouge qui parle tant à Jean, mais aussi pour mieux la distinguer dans cet entrelacs végétal. Petit à petit, elle revient à un blanc immaculé, ce qui indique qu’elle est bien la vierge dans le bois, et qu’elle commence à s’apaiser peu à peu. À la fin de ce deuxième tome, elle est donc parée de rouge, marquant son évolution et le sang qui a coulé. Ce ne sont pas des éléments qui sont indiqués ainsi dans le scénario, mais que j’aime bien ressortir au niveau de la symbolique des personnages.

Le travail sur le Seigneur Clam profite également de votre maîtrise chromatique.

Ainsi, Clam est à la fois clair avec ses cheveux blancs et ses yeux jaunes de loups, mais aussi sombre dans ses habits. On évoque donc sa dualité. Mais je voulais que ses habits évoquent le noir de la nuit, qui prend des reflets bleutés, tout en restant froid, avec des reflets violets.

Lorsqu’il s’approche d’Aube, cette noirceur semble doucement s’atténuer…

Oui. C’est aussi dû aux saisons et au cadre général. Dans le vert printanier du Bois des vierges, la juxtaposition des deux teintes peut éclaircir quelque peu le bleu sombre qui semblait précédemment plus dur et tranchant.
Pour moi, la couleur fait partie de l’histoire, telle un véritable personnage. C’est d’ailleurs avec elle que je conçois la planche dès le début. Elle est réellement indissociable de mon dessin. Si je devais travailler uniquement en noir et blanc, je m’y prendrais autrement. Mais ici, je pense en couleurs, dès les crayonnés.

Voudriez-vous revenir vers le noir et blanc ?

J’en ai beaucoup fait, pour des illustrations de roman principalement, et parce que c’est plus cher à reproduire que la couleur. J’ai donc travaillé mes volumes au fusain ou entre autres à la pierre noire. Puis grâce à l’évolution des techniques de reproduction, j’ai pu me lancer dans la couleur car on peut maintenant faire passer des teintes chromatiques tellement fines que c’est un bonheur de voir la qualité de l’impression par rapport à la planche originale. C’est d’ailleurs un cheminement que beaucoup d’auteurs ont entrepris, lorsqu’on a pu abandonner le bleu et se consacrer à la couleur directe.

Avec un tel travail de couleur, on trouve alors une troisième voie de communication aux côtés du dessin et du scénario…

Jean et moi partageons cette passion du cinéma, et on peut se rendre compte, comme dans les films de Jean-Pierre Jeunet, que la couleur fait ressentir des émotions complémentaires. Pour Jeunet, l’univers coloré permet alors de raconter des récits surréalistes dans un cadre contemporain car les teintes nous informent qu’il s’agit d’une fable. La série Pushing Daisies joue sur le même tableau en présentant des couleurs très acidulés, comme peut le faire Tim Burton, afin de casser l’aspect sombre de sa thématique portée sur la mort. On peut donc raconter des choses abominables, et les faire passer presque agréablement grâce à la couleur. Dans mon travail, je peux donc dessiner des abominations et tout le monde continue de trouver cela très joli ! (rires)

(par Charles-Louis Detournay)

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Découvrez la précédente interview de Béatrice Tillier : "Mon vœu d’illustrer un conte a été exaucé !"

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Photo en médaillon : © CL Detournay

 
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