On a oublié ces moments cruciaux de la vie des artistes, ceux où, poussés par la nécessité, ils travaillent comme des galériens jusqu’aux petites heures de la nuit, multipliant les travaux de commande, publicitaires ou autres, mal considérés par leurs commanditaires, mal payés, inconnus du grand public. Et pourtant, ces années-là sont déterminantes : ce sont des années d’apprentissage, de mise en place d’un indéfectible complicité et d’une puissance de travail qui, au-delà du génie, fera quelques années plus tard la différence avec tous les autres créateurs de la place. Albert Uderzo abat ses vingt planches par mois tandis que René Goscinny scénarise parfois jusqu’à quinze histoires en même temps !
La série Benjamin et Benjamine avait été créée par Christian Godard, le talentueux créateur de Martin Milan que l’on retrouvera plus tard dans Pilote, pour l’hebdomadaire Benjamin, une vénérable publication de la « Presse des jeunes » fondée en 1929 par Jaboune, alias Maurice Étienne Legrand, alias Jean Nohain, chansonnier (on lui doit le fameux « Couché dans le foin » de Mireille), grand résistant et célébrité de Radio-Londres.
Pour l’heure, c’est un magazine qui se survit et qui engage des débutants comme le jeune Godard qui doit bientôt abandonner la série pour aller faire 18 mois de service militaire. Comme la Wells Fargo n’attend pas, on confie au déjà réputé duo Uderzo & Goscinny le soin d’en assurer la suite. Une commande qui tombe à pic car ils venaient de se faire lourder pour syndicalisme aggravé par la World Press où ils s’étaient connus avec Jean-Michel Charlier et où ils dessinaient entre autres la série Luc Junior, un « Family Strip » créé pour le quotidien La Libre Belgique.
Il y a évidemment du Luc Junior dans cette série de quatre aventures débridées et fantaisistes où nos jeunes auteurs fourbissent leurs armes en attendant la création d’Astérix. Tout est déjà au point : l’énergie, le rythme, la virtuosité du dessin, l’invention des situations et la faconde des dialogues. On peut s’amuser au jeu des comparaisons avec les productions qui vont suivre.
Il manquait à ces récits un « petit quelque chose » qui allait faire la différence quelques années plus tard : un double niveau de lecture enfants-adultes et une verve parodique qui ne leur feront plus jamais défaut par la suite.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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