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Benoît Cerexhe : "Je voudrais qu’un musée Tintin, en forme de fusée lunaire, prenne place à Bruxelles"

Par Charles-Louis Detournay le 5 juin 2009                      Lien  
Concluant donc ce tour des politiques belges, le ministre bruxellois CDH (parti centriste) nous livre sa vision de la bande dessinée et ses futures ambitions pour la faire vivre au sein de la capitale belge.

Ainsi que nous vous l’exposions en introduction, c’est M Benoït Lutgen qui avait accepté de répondre à nos questions pour le parti centriste belge, le CDH. Son goût pour la bande dessinée, et le rôle prépondérant qu’il avait joué dans l’installation du Musée Hergé à Louvain-la-Neuve en faisait une personnalité de choix. Il a finalement été empêché.

C’est ainsi qu’à quelques jours du scrutin, nous avons demandé à M. Benoît Cerexhe, ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi, de la recherche scientifique, de la lutte contre l’incendie et de l’Aide médicale urgente, s’il pouvait trouver un moment pour nous recevoir. Malheureusement, dans un laps de temps aussi court, cela s’avéra impossible, mais il trouva le temps de répondre par écrit à nos questions.

Quels sont les premiers albums de BD que vous ayez lus ?

Comme tous les Belges de mon âge, je crois, j’ai essentiellement grandi avec Tintin et Spirou. Dans Tintin, le souvenir le plus marquant qui me revient est très clairement celui du yéti dans Tintin au Tibet : un tel monstre pouvait-il oui ou non exister ? Dans Spirou, je retiens de manière plus marquée le personnage de Zorglub et sa volonté d’utiliser la lune comme panneau publicitaire...

Étiez-vous abonné à un magazine en particulier ?

Oui, au journal de Spirou. Mes semaines étaient rythmées par les aventures des Petits Hommes, de Yoko Tsuno, et des Tuniques Bleues.

Comment vos goûts pour la lecture de BD ont-ils ensuite évolué ?

Je suis toujours resté fidèle à une certaine manière de dessiner et à une certaine manière de voir les histoires racontées. Alors que mes enfants dévorent les Lanfeust et autres BD du genre Heroïc Fantasy, j’avoue avoir du mal à entrer dans ces histoires. Par contre, j’ai un plaisir certain à suivre des séries comme Largo Winch, Wayne Shelton, Tony Corso : de l’action, une bonne intrigue, au service du plaisir de lire et de la détente.

Est-ce que vous lisez encore de la bande dessinée ?

Pas assez certes, mais un peu. Essentiellement des histoires qui se lisent en un tome : je n’ai pas le temps pour les séries où il vous faut quatre ou cinq ans avant de connaître la fin. Mais j’ai aussi dans mon entourage quelques acharnés de BD. Ceux-ci n’hésitent jamais à me faire part de leurs dernières découvertes et à témoigner de leur envier de me les faire partager. J’ai ainsi la chance d’avoir pour moi seul un « comité de lecture » bénévole qui sélectionne pour moi la crème de la crème.

Si c’est le cas, quels ont été vos derniers coups de cœur ?

J’ai bien aimé les Blacksad, et dans la même veine plus récemment Le Bois des Vierges. Ce sont là des ouvrages qui innovent, aux histoires simples mais puissantes. J’ai aussi eu l’occasion d’apprécier l’ovni qu’est Là où vont nos pères, qui raconte sans mots, ni paroles, ni bulles mais avec une justesse incroyable de sentiments, le drame de tous les émigrants.

A mi-course de l’année de Bruxelles BD 2009, pouvez-vous déjà nous donner une impression sur la réussite ou l’intérêt de ce thème ?

Mes sentiments sont partagés. Il y a d’une part la qualité des expositions présentées. La grande expo Regards croisés de la bande dessinée belge est une vraie réussite en tous points : qualité des pièces exposées, scénographie, prestige des lieux... [1] Il y aura aussi prochainement Rue des Sables, en face du Centre Belge de la Bande Dessinée, l’ouverture du Musée Marc Sleen, qui viendra nous rappeler que la Bande Dessinée dans notre pays n’est pas que francophone et que des auteurs flamands, trop peu connus des francophones, connaissent un succès énorme au nord du pays. J’apprécie également la plus large diffusion de l’image BD dans la ville, avec la réalisation de nouvelles fresques BD dans les différents quartiers de la capitale. En tant que ministre de l’économie en charge du commerce, j’ai également financé des projets de proximité visant à promouvoir les quartiers commerçants autour du thème de la bande dessinée. En promouvant ce type d’actions, mon objectif était très clairement de faire sortir la BD de ses cases et de ses cercles de passionnés pour lui assurer une dimension plus large, plus populaire au sens noble du terme. C’est sur cet aspect particulier de l’année BD que mes sentiments sont plus partagés : je ne suis pas certain que cet objectif de « vulgarisation » et de décloisonnement soit totalement rencontré jusqu’à présent.

Benoît Cerexhe : "Je voudrais qu'un musée Tintin, en forme de fusée lunaire, prenne place à Bruxelles"
Avec ses collègues ministres bruxellois, lors du lancement de Bruxelles BD 2009
© Charles-Louis Detournay

Y a-t-il déjà des enseignements pour le futur à en retirer ?

Tout d’abord, il serait erroné d’isoler l’année BD 2009 du contexte plus général de promotion et de citymarketing de la Région bruxelloise que nous développons depuis cinq ans. Notre objectif est qu’au travers des politiques menées en terme d’attractivité touristique - et les années thématiques entrent dans ce cadre - , la perception de Bruxelles par les non-Bruxellois se modifie. En mettant l’accent sur la création, l’innovation, la créativité, la contemporanéité de Bruxelles, nous avons voulu développer une image positive de Bruxelles opposable à celle, plus froide et hélas répandue à l’étranger, de capitale administrative et terriblement ennuyeuse de l’Europe. En 2006, nous avions ainsi très clairement pris option de mettre en avant les secteurs mode et design actifs dans Bruxelles. En 2009, c’est la BD. En 2012, ce sera la gastronomie. Cette politique doit donc s’évaluer dans le temps, avec tous les acteurs en charge de la promotion de la ville et de son image.
Deuxième enseignement je pense, c’est la nécessité de faire sortir la culture des murs et des musées et de davantage encore la mettre à l’honneur dans la rue. Les années thématiques doivent s’imposer à tous et non la démarche inverse, qui veut que ce soit d’abord les personnes intéressées qui s’approprient l’année thématique.

Ce thème a entre autres été bien porté par le CBBD ?

Le Centre Belge de la Bande Dessinée constitue assurément LA référence muséale en matière de BD en Belgique. Musée permanent et pérenne, le CBBD a aussi vocation d’universalité dans son domaine. C’est aussi une des attractions touristiques de Bruxelles qui a le plus haut pouvoir d’attractivité dans notre Région. Ceci dit, comme déjà décrit plus haut, j’aspire à ce que la culture en général, et la BD en particulier, sorte des murs des musées. La CBBD devrait jouer un rôle moteur, au lendemain de l’année BD 2009, pour décloisonner plus encore la Bande Dessinée et la faire entrer dans la vie quotidienne de tous.

Devant une fresque bruxelloise

Les originaux de bande dessinée sont de plus en plus demandés dans le domaine de l’art. Est-ce pour vous un juste retour des choses, ou une passade ?

Sûrement pas une passade. Pour moi, l’envolée des prix pour les originaux est avant tout une reconnaissance de ce que la BD est bel et bien un art. Certes, comme dans la peinture ou dans d’autres formes d’expression artistique, toutes les productions ne sont pas de qualité, loin s’en faut. Mais pourquoi un dessin, une planche, élaboré sur une feuille de papier auraient-ils une valeur insignifiante au regard d’un dessin peint sur toile ? Ce n’est donc que justice que l’on reconnaisse aujourd’hui la BD pour ce qu’elle est : de l’art. Évidemment, au-delà de cette reconnaissance artistique, il y a aussi un phénomène spéculatif, qui doit faire grimacer tous ceux et toutes celles que l’envolée des prix éloigne désormais de l’achat d’une planche qu’ils aiment et apprécient. Il conviendra cependant d’être extrêmement attentif à ce phénomène : la BD est et reste avant tout un art populaire. Toute dérive vers ce qui pourrait apparaître comme un luxe, financièrement et intellectuellement accessible principalement à une « élite » - et je ne parle pas uniquement des planches originales mais aussi des livres eux-mêmes qu’il n’est plus rare de payer plus de 20 euros –, sera à terme totalement contre-productive. Les mangas nous ont démontré ces dernières années que très gros tirages financièrement accessibles pour le lecteur prennent des parts de marché de plus en plus importantes en taillant des croupières à la BD franco-belge classique.

Est-ce que Bruxelles ne devrait pas prolonger son rôle de pôle culturel en développant l’attrait grandissant de la BD ? Y aurait-il des projets que vous voudriez ou pourriez soutenir lors de la prochaine législature ? Philippe Geluck cherche un lieu pour accueillir un musée ou une fondation pour le Chat ? Est-ce la méthode à suivre (créer différents lieux pour réaliser une répartition du pôle BD), ou plutôt un lieu commun pour réunir divers requêtes et courants ?

Si Philippe Geluck cherche un lieu, je suis évidemment preneur. Qu’il prenne contact avec moi et nous verrons ensemble ce qu’il est possible de faire. J’ai regretté que la Région n’ait pas pu lors de la législature précédente convaincre la Fondation Moulinsart de construire à Bruxelles son Musée Tintin. Dès le début de cette législature, avec cette même optique d’ancrer la BD à Bruxelles, j’ai souhaité que les collections du Musée Jijé puissent rester dans la capitale. C’est pourquoi je me suis personnellement investi pour que voie le jour, sur le territoire bruxellois, la Maison de la Bande Dessinée (ex-Musée Jijé).

Vous me demandez comment j’envisage l’offre muséale BD à Bruxelles : un grand lieu ou la multiplicité de lieux différents. Je suis plutôt favorable, surtout dans un domaine comme la bande dessinée, à proposer une offre diversifiée et plurielle. L’imaginaire de Geluck mérite d’avoir sa propre scénographie et son propre espace ; l’école de Marcinelle a ses propres spécificités qui demandent d’autres modes d’exposition. Il en va de même pour d’autres mondes et univers... Par ailleurs, je ne désespère d’attirer à Bruxelles, pourquoi pas dans un immeuble qui aurait la forme de la fusée d’Objectif Lune, le Musée Tintin que n’est pas le Musée Hergé de Louvain-la-Neuve. C’est la multiplicité de l’offre, pour autant que chaque offre ait les moyens nécessaires à proposer de la qualité, qui placera Bruxelles comme capitale de la BD.

Au sein du gouvernement de la Communauté Française, le CDH a contribué à la création de la Commission d’Aide à la Bande Dessinée. Après deux années, quel est le bilan qu’il faut en retirer ?

La Commission d’Aide à la Bande dessinée a pour vocation d’aider les auteurs à la création, ainsi que les éditeurs à la publication de récits qui proposent autre chose que de la bande dessinée dite « classique » qui pourrait s’épanouir dans le circuit commercial sans le soutien des pouvoirs publics. En 2009, plus de 130.000 euros sont prévus pour financer cette politique. Notre objectif est très clairement d’aider les plus jeunes talents à éclore ou encourager les talents plus confirmés à oser l’innovation. Comme on peut le faire en cinéma par exemple ou dans les arts plastiques. C’est dans la durée que l’on pourra mesurer l’efficacité de cette aide au secteur, et si des jeunes, à qui les pouvoirs publics ont donné une aide, parviennent à tirer leur épingle du jeu dans un secteur qui connaît une concurrence extrêmement féroce et où, dans un contexte de surproduction, il est particulièrement difficile pour des personnes non confirmées de se faire une place au soleil.

Les auteurs belges sont parfois confrontés à un problème complexe de droits de succession, liés à l’envolée de prix des originaux. Quel serait le meilleur moyen pour éviter la fuite de ce patrimoine, et pour en assurer la préservation ?

Je pense qu’il nous faut réfléchir de manière plus globale la législation sur les droits de succession et les régimes de dation. Le problème que vous soulevez ne concerne pas que les seuls auteurs de BD. Il y a effectivement quelque chose d’aberrant de voir les héritiers d’auteurs devoir s’acquitter de droits de succession devenus faramineux sur les innombrables planches laissées par leur parent défunt, alors que ces mêmes planches restent des éléments précieux pour assurer des rééditions de qualité. Il nous faudra nous mettre autour de la table et voir si on peut appliquer ou non à ce patrimoine les mêmes règles successorales que celles qui prévalent lorsqu’il s’agit de transmission d’une entreprise ou d’un outil de travail.

Six grands auteurs belges ont dernièrement été élevé au grade de Chevaliers des Arts et des Lettres par la ministre de la culture française. Est-ce normal d’ainsi reconnaître les auteurs de bande dessinée, au nom du grand public ? Si oui, pourquoi ne pas le faire au sein de la Communauté Française ?

Oui, il est normal, juste et légitime que des auteurs de BD soient reconnus en tant que tels, au même titre que des écrivains, des cinéastes, des plasticiens ou des musiciens. Peu importe le lieu où ils le sont, le principal est qu’il le soit. L’œuvre de Schuiten est aussi visionnaire que le fut en son temps celle de Jules Verne.

Y a-t-il d’autres aspects ou projets en lien avec la BD que vous voudriez développer ?

Oui, comme déjà dit plus haut, je ne désespère pas de convaincre la SA Moulinsart de créer, sur le territoire régional bruxellois, un vrai Musée Tintin, dans une scénographie contemporaine. N’est-ce finalement pas le Belge le plus connu de tous les étrangers, et le seul rival qu’avait en son temps le général de Gaulle ?

(par Charles-Louis Detournay)

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