On approche un cap symbolique. Au prochain album, il existera plus d’albums des « Aventures de Blake et Mortimer, d’après les personnages de Edgar P. Jacobs » que d’albums du créateur. C’est un corollaire au succès phénoménal généré par la relance de la série au milieu des années 1990. Blake et Mortimer sont devenus un best-seller et donc un enjeu économique de premier ordre pour les Éditions Dargaud, qui publient leurs aventures sous la marque ombrelle Les Éditions Blake et Mortimer. Plus question de laisser les héros en jachère, il faut produire.
A l’origine, un tandem : Ted Benoit & Jean Van Hamme. A leur crédit, deux albums de grande qualité : « L’Affaire Francis Blake », puis « L’Étrange Rendez-Vous ». Problème, cinq ans et demi s’écoulent entre les deux parutions. Un rythme très jacobsien, certes, mais qui ne satisfait pas à la demande de régularité de l’éditeur. Pour « L’Étrange Rendez-Vous », Ted Benoit est pris au piège de son perfectionnisme. Le dessinateur français est tétanisé et recommence sans cesse des planches pourtant extrêmement convaincantes. Pour le sortir de l’impasse, Yves Schlirf, directeur éditorial de Dargaud Benelux, a une idée. Il lui adjoint les services d’un dessinateur qui restera dans l’ombre (pour cette fois [1]) : Étienne Schréder. La réflexion de Schlirf est logique, l’homme qui a réussi à débloquer Bernard Yslaire en plein doute sur « Sambre » est capable de jouer le passe-partout sur « Blake et Mortimer ».
Cependant, le ver est dans le fruit. Ted Benoit ne pouvant suivre la cadence exigée, l’éditeur a composé une autre équipe, qui travaillera en alternance. C’est ainsi qu’entre en jeu la paire composée d’André Juillard, que l’on n’associait pas forcément à la Ligne Claire, et d’Yves Sente, directeur éditorial des Editions du Lombard qui débute ainsi son chemin dans les pas de Jean Van Hamme.
Depuis, le duo Juillard - Sente s’est révélé le plus régulier et le plus assidu avec « La Machination Voronov », « Les Sarcophages du Sixième Continent » et « Le Sanctuaire du Gondwana », soit trois histoires en quatre albums parus entre 2000 et 2008. Avec application et un certain savoir-faire, ils ont fait du Blake et Mortimer tel qu’on leur demandait, avec les passages obligés de la série, assortis de quelques clins d’œils parfois un peu patauds [2], recueillant un beau succès populaire. Mais jamais on ne les avait senti libres d’essayer autre chose, dans le cadre il est vrai très balisé de ces reprises où l’album étalon reste « La Marque Jaune ».
Avec « Le Serment des Cinq Lords », pour la première fois, on voit André Juillard et Yves Sente s’éloigner légèrement de l’ombre tutélaire de Jacobs. Exit la science-fiction, les souterrains claustrophobes et l’adversaire récurrent. Le moteur de l’album n’est autre qu’une véritable enquête policière, un whodunit où cinq notables liés par un serment de jeunesse, sont assassinés les uns après les autres, à moins qu’ils ne soient victimes d’une malédiction. On pense aux « Dix petits nègres » d’Agatha Christie ou à l’expédition Sanders-Hartmut des « Sept boules de cristal ». A cela, Sente et Juillard ajoutent des touches hitchcockiennes : tension dramatique lors de poursuites automobiles, agents doubles, ... Ce n’est certainement pas un hasard, si l’on se souvient que « L’Affaire Francis Blake », considéré comme le meilleur Blake et Mortimer de l’après-Jacobs s’inspirait largement du scénario des « Trente-neuf marches », film référence de la période anglaise d’Alfred Hitchcock.
Enfin, l’ancrage dans la réalité se fait par le biais de l’admiration sincère de Francis Blake pour Lawrence d’Arabie, « un modèle » dit-il même au cours de l’album. Le capitaine Blake, amené à croiser son idole, est soumis à des états d’âmes liés à sa fonction au MI-5. Ce qui étonne dans « Le Serment des Cinq Lords », c’est que Mortimer et Blake arpentent les environs d’Oxford et autres lieux de l’intrigue, sans véritablement donner l’impression d’avoir un coup d’avance. Plus vulnérables, les héros sont aussi plus intéressants et gagnent en substance, une qualité qui avait trop souvent fait défaut aux albums précédents.
Pour préserver la sève de cette série mythique, il apparaît essentiel de donner un peu de latitude aux auteurs-repreneurs, quitte à s’éloigner parfois des canons jacobsien. Sous peine de finir par tourner la série en pastiche d’elle-même. Ce que « Le Serment des Cinq Lords » évite bien heureusement.
(par Morgan Di Salvia)
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« Le Serment des Cinq Lords ».
Par André Juillard & Yves Sente, d’après les personnages d’Edgar P. Jacobs. Editions Blake et Mortimer.
A paraître le 16 novembre 2012.
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A propos des aventures de Blake et Mortimer, sur ActuaBD :
> L’affaire des Trente Deniers
> La Malédiction des Trente Deniers, l’album maudit
> La malédiction de Blake et Mortimer
> Les Sarcophages du 6ème Continent : Un « huis clos international » passionnant.
[1] Seule une discrète dédicace en début d’album accréditera son intervention sur l’album. Appelé une seconde fois à la rescousse pour le tome 2 de « La Malédiction des Trente Deniers », il sera crédité en bonne et due forme.
[2] Le concert des Quarrymen dans « La Machination Voronov » ou l’envolée patriotique du Roi Baudoin dans le final des « Sarcophages du Sixième Continent »
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