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Bruno Gazzotti : « Nous avons remâché les films et lectures de notre jeunesse pour en faire la série "Seuls" »

Par Morgan Di Salvia le 24 août 2013                      Lien  
Alors que l'on découvre depuis quelques semaines les épisodes du huitième album dans le journal Spirou, Bruno Gazzotti nous parle de son travail sur la série « {Seuls} », qu'il réalise avec Fabien Vehlmann.

En sept albums, « Seuls » est devenue une série de référence dans le catalogue des éditions Dupuis. Alors, j’imagine qu’à une époque où le spin-off est roi, ce doit être gratifiant de créer une nouvelle série, qui a du succès sans être le prolongement d’une autre.

Peut-être qu’un jour il y aura des séries dérivées de « Seuls » ! On n’en est pas encore là. Quand j’ai commencé à discuter de ce projet avec Fabien Vehlmann, ce devait être en 2003, on était en pleine explosion des séries à gags comme « Titeuf » ou « Le Petit Spirou », tout le monde ne faisait que ça. Moi, j’avais envie d’aventures, comme ce que je lisais étant petit : « Bruno Brazil » ou « Comanche ». Je voulais retrouver ce souffle d’aventure qui manquait dans le magazine Spirou. J’étais ravi que Fabien me propose cela, car son scénario répondait à mon envie.

Bruno Gazzotti : « Nous avons remâché les films et lectures de notre jeunesse pour en faire la série "Seuls" »
Le 8ème épisode est prépublié dans Spirou
depuis le n°3930 du 7 août 2013

Vous faites quelque chose d’assez rare pour un auteur de votre génération, en vous consacrant à des séries au long cours, alors que la tendance actuelle est plutôt aux cycles courts ou aux albums indépendants. Dix « Soda », huit « Seuls »,…

Je ne me consacre qu’à des séries à long terme. C’est une question de goût, je crois. Les séries qui sont les best sellers aujourd’hui sont des séries d’aventure qui ont débuté il y a trente ans. Aujourd’hui, il y a une pénurie. Je vois deux raisons. D’une part, les auteurs d’aujourd’hui n’ont plus envie d’endosser un costume comme ceux de Tibet, Lambil ou Morris, qui ont consacré leur vie entière à une ou deux séries. Pour ces grands anciens, c’était le plaisir du feuilleton et une manière de vivre leur carrière ! D’autre part, les éditeurs sont peut-être plus frilleux pour les séries longue durée. Donc il y a des modes : séries concept, triptyques, etc. Dans ces cas-là, le dessinateur devient plutôt petite main, alors que le scénariste devient chef de projet. Je crois qu’il n’est pas évident de tenir la cadence d’une bonne série tout public et le manque de supports de presse empêche peut-être les séries de se développer.

En 2013, il y a tout de même l’essor de revues numériques.

Mais vous remarquerez que ce sont des initiatives d’auteurs. C’est dommage que les éditeurs ne soient pas mouillés. On entre dans une logique d’investisseurs à court-terme. Peu de risque et rentrée rapide. Comme auteur, je suis forcément partisan de la réflexion à long terme. Moi, j’ai la chance de continuer à travailler pour Spirou, qui est un journal qui perdure et conserve son niveau.

« Seuls » est une des séries les plus populaires du journal. Vous vendez environ 80.000 albums à la nouveauté. C’est une situation privilégiée.

Il y a également « Les Nombrils » !

D’accord, mais les best sellers se comptent sur les doigts de la main. On parle de trois ou quatre séries.

Oui, c’est une situation agréable, mais d’un autre côté, c’est inquiétant de ne pas voir la relève arriver. On a le sentiment d’être les derniers dinosaures de l’école de Marcinelle. Même si je ne suis pas très vieux, j’ai parfois l’impression d’être le dernier à faire ce genre de BD dans Spirou et chez Dupuis, alors que les autres séries sont d’influence japonaise, américaine ou nouvelle bande dessinée. C’est peut-être une question de cycle.

Un extrait des "Arènes"

C’est presque étonnant qu’un type aussi doué que Janry n’ait pas plus fait école auprès des jeunes dessinateurs dans le sillon de l’école de Marcinelle...

Je crois qu’il est tellement fort, qu’on ne peut pas le copier. Il est de la trempe d’Uderzo, son dessin a tellement de personnalité qu’on n’arrive pas à le suivre. Ceci dit, je remarque surtout que les nouveaux auteurs, quelle que soit leur manière de dessiner, n’ont pas l’envie de s’embarquer dans des séries longue durée. Alors que les chiffres de vente le montrent : ce sont les séries qui réunissent le plus de lecteurs. Donc, il me semble que si on pense au long terme, mieux vaut s’atteler à une série.

« Seuls » est une des premières séries tout public qui joue autant avec les codes et références de la science fiction. Est-ce que vous pensez que votre succès vient du fait que vous avez osé aborder de front le genre ?

Au contraire, je dirais plutôt qu’on l’a abordé de façon biaisée. Au début, c’était une idée fantastique, un filon exploré très lentement jusqu’à la fin du premier cycle. Le but était de bien faire comprendre aux lecteurs dans quel monde on racontait notre histoire. Je pense que le filtre qu’on a appliqué est lié à ce que Fabien et moi on a vu comme films dans notre jeunesse. On a tout remâché pour en faire la série « Seuls ».

Détail d’une case du prochain album
à paraître en novembre 2013

Derrière l’action, il y a beaucoup d’émotion. Vous parlez de la peur des enfants, de leurs émois, de la mort. Est-ce qu’il subsiste des tabous dans « Seuls » ?

Inconsciemment peut-être. On laisse souvent le lecteur imaginer plutôt que de tout montrer. Quand on montre Dodji mort, chaque enfant peut y glisser ses propres peurs et angoisses, puisqu’on reste quasiment hors champ. On incite à l’imagination, c’est pour cela qu’on est aussi une série pour les jeunes enfants. Mais, pour répondre à votre question, on ne s’interdit rien, puisqu’on a envie de tout raconter. Notre défi est de trouver le bon angle.

Chaque album montre Fortville, où se déroule l’histoire, sous un angle légèrement différent, notamment parce qu’il y a des modifications de la structure de la ville à cause des événements surnaturels. Est-ce que ça signifie qu’à l’étape du scénario, vous devez établir une carte de la ville ?

Oui, je l’ai fait, mais de manière très simple. Il y a deux quartiers, le fleuve passe au milieu, donc je sais plus ou moins dans quel sens vont les personnages. C’est pour cela que dans le septième album, j’ai fait en sorte que les personnages aillent de la droite vers la gauche quand ils vont vers le musée. C’est contraire au sens de l’action qu’on t’apprend quand tu débutes en BD, mais c’est logique dans ma manière de raconter cet épisode. J’ai joué un jeu plutôt cinématographique pour une fois. J’ai eu cette idée en regardant un documentaire sur la Bataille de Stalingrad. On y voyait les Russes aller de la gauche vers la droite. J’ai trouvé ça confus, puisque les Allemands étaient à l’Ouest et les Russes à l’Est. Les repères géographiques sont importants, le lecteur les garde à l’esprit…

L’inquiétant et tourmenté Saul

Le découpage, c’est votre travail ?

C’est à dire que Fabien me livre une répartition des cases par page, il est le chef d’orchestre, je suis le réalisateur. Je choisis des sens de lecture et des décors, mais c’est lui qui guide l’histoire.

Le personnage de Saul est troublant, notamment par sa fascination pour le fascisme. Comment fait-on pour mettre en scène un personnage si complexe en s’adressant à des enfants ?

C’est un des personnages préférés des enfants. C’est peut-être le fantasme d’être le vrai chef. Quand tu observes des enfants jouer, il y a en toujours un qui a une aura plus forte que les autres et qui prend cette place de leader.

Ce serait la véritable nature humaine ?

Je ne sais pas, mais dans la construction d’une personnalité, ça fait partie des questions qu’on se pose. Il y a peut-être une question de virilité aussi. Saul représente tout ça. Il est considéré par beaucoup de nos lecteurs comme un véritable héros, alors que l’on montre certaines facettes peu reluisantes de sa personnalité…

La fin du tome 7, où l’on voit arriver des cohortes d’enfants soldats à genoux devant lui, c’est presque du Leni Riefenstahl…

Oui, bien sûr, il y a des références récurrentes. Ceux qui ne les voient pas ne connaissent pas l’Histoire. Il y a de la violence, des morts, mais les enfants se posent des questions sur ces sujets !

Le bestiaire de Seuls : impressionnant et majestueux

Parlons du bestiaire. Il est majestueux et inquiétant. Quelle est votre recette, votre méthode pour dessiner les animaux ?

Oh ! C’est un clou dans mon cercueil ! Je n’ai jamais autant dessiné d’animaux depuis que je travaille sur « Seuls » ! Je transpire beaucoup, parce que je ne me sens pas très fort. Je ne suis pas Frank Pé. Dans le tome 8, j’ai du dessiner plein de chevaux, et j’étais très mal à l’aise… Je pense qu’on ne peut pas tricher avec le dessin animalier, c’est ce qu’il y a de plus difficile.

"The Sensorium", une toile du peintre naturaliste anglais Walton Ford
(réalisée en 2003).

Connaissez-vous le peintre Walton Ford ? Certaines de ses toiles pourraient trouver place dans « Seuls »

Je ne connais pas, mais effectivement, ce que vous me montrez est proche de nos atmosphères. Je préfère cependant me documenter en photographies, plutôt que d’autres dessinateurs, ou peintres, même si comme ce sont de super boulots.

Les singes de "Seuls"

On a beaucoup parlé de l’esprit de suspens de « Seuls » qui pouvait ressembler à celui entretenu dans « Lost ». Vous jouez beaucoup avec le mystère et les points d’interrogations de votre scénario. Est-ce qu’il n’est pas difficile et usant pour un auteur de vivre avec ce suspens ? A chaque rencontre avec un journaliste ou un lecteur, invariablement on vous dit : alors la suite ? alors on va connaître le fin mot ?

Je ne peux pas tout raconter. Je connais l’histoire jusqu’au bout dans ses grandes lignes. C’est plutôt un jeu, donc ça ne me dérange pas. Parfois les questions et réflexions des lecteurs modifient notre approche d’un épisode ! Il nous est arrivé de changer le scénario suite à une remarque.

Bruno Gazzotti à Bruxelles
en février 2013

Est-ce que quelqu’un à déjà deviné la fin de « Seuls » ?

Oui, c’est déjà arrivé ! Mais je ne dirai rien.

"La Ribambelle en Ecosse"
© Roba - Vicq - Dupuis (1966)

La question rituelle pour conclure : quel est l’album qui vous a donné l’envie de faire ce métier ?

C’est très simple. Après une opération quand j’étais petit, on est allé m’enlever des points de suture à l’hôpital. Comme j’avais été courageux, mon père m’a emmené à la librairie du coin et m’a offert un album. Et j’ai choisi « La Ribambelle en Ecosse ». Ce moment m’est revenu lorsque j’ai commencé « Seuls » ! Ma ribambelle à moi en quelque sorte.

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

"Les Arènes", huitième album de la série "Seuls" paraîtra le 8 novembre 2013.

Photos © M. Di Salvia

Illustrations © Gazzotti - Vehlmann - Dupuis, sauf mention contraire.

 
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9 Messages :
  • ce doit être gratifiant de créer une nouvelle série, qui a du succès sans être le prolongement d’une autre.

    Au début j’avais cru que c’était une spinoff du Petit Spirou, le dessin était pareil.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Norbert le 25 août 2013 à  11:26 :

      Peut-être trouverez-vous un bon oculiste dans votre quartier ? En tout cas n’attendez pas, on ne plaisante pas avec les yeux.

      Répondre à ce message

      • Répondu le 26 août 2013 à  01:19 :

        Les enfants dans Seul on dirait les copains du Petit Spirou qui auraient grandis.

        Répondre à ce message

    • Répondu par Fred le 25 août 2013 à  16:14 :

      Normal que ça ressemble, Gazotti était l’assistant de Janry, il a lui-même dessiné le Petit Spirou, alors la parenté est évidente.

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      • Répondu par Oncle Francois le 25 août 2013 à  19:01 :

        Norbert et Fred ne semblent pas du tout partager le même avis. Kari pourra t’il arbitrer ?

        En tout cas, je me félicite du la réussite de cette série....

        Répondre à ce message

        • Répondu par OW le 25 août 2013 à  22:23 :

          En tout cas, je me félicite du la réussite de cette série....

          Pourquoi vous félicitez vous ? Êtes-vous à l’initiative de cette série ? Avez-vous partie prenante avec cette série ? Qu’avez-vous à voir avec cette série dont il faut vous féliciter ?

          (sinon Gazzotti était bien l’assistant de Janry, d’où la parenté graphique évidente)

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          • Répondu par Pierre le 26 août 2013 à  10:45 :

            Pour Ow : se féliciter : S’estimer satisfait de quelque chose ; se réjouir. (il faut lire autre chose que de la BD pour acquérir un petit peu de vocabulaire, ah ah ah !)
            Donc Oncle Francois se réjouit, ce qui est son droit. Pour ma part, je pense que Seuls aurait dû s’arrêter à la fin du 1er cycle.

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            • Répondu par Raphael le 26 août 2013 à  21:15 :

              Vous devez être du genre à utiliser Supporter à la place de Soutenir et Solutionner à la place de Résoudre, mais les mots ont un sens, vous semblez l’ignorer. Si vous lisiez des bd bien écrites (il en existe plein, lisez autre chose que du Cauvin,VanHamme ou Bamboo), vous sauriez faire la différence.

              il faut lire autre chose que de la BD pour acquérir un petit peu de vocabulaire

              Lamentable de lire ce genre de chose sur ce site.

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          • Répondu par joel le 26 août 2013 à  11:40 :

            OVV ne serait il pas le redac chef de spirou lorsque la série a commencé ?

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