Dans la France des années 1790, déstabilisée par la Révolution et assombrie par les violences de la Terreur, chacun s’efforce de tirer son épingle du jeu, et tous les coups semblent permis. Les coups de canne en particulier !
En effet, en cette fin de 18e siècle, alors que la canne est sur le point de s’imposer en tant qu’accessoire indispensable de la garde-robe masculine, plusieurs commencent à l’utiliser en tant qu’arme, et le combat de canne, aujourd’hui pratiquement sombré dans l’oubli, devient peu à peu un art martial très prisé.
C’est dans ce contexte que se déroulent les aventures du jeune Gaston Martin et de son petit chien Ledraoulec, un basset fauve de Bretagne qui, comme son maître le répète volontiers, sait dire ti amo. Sans famille, sans ami et sans passé, comme surgi de nulle part, le précoce Gaston Martin, partout où il va, attire l’attention aussi bien par ses merveilleux et inexplicables dons de canniste que par l’extraordinaire débonnaireté qui l’empêche d’en faire un usage offensif. Au grand dam de ses détestables compagnons de fortune, qui sauraient tirer profit d’un tel talent si seulement ils parvenaient à persuader l’adolescent de frapper.
Avec Canne de Fer et Lucifer, Léon Maret nous livre un récit picaresque qui, selon la loi du genre qui a eu tellement de succès au 18e siècle, essouffle assez rapidement le lecteur. Un peu comme dans les romans de Lesage (Histoire de Gil blas de Santillane) ou de Raspe (Les truculentes aventures du Baron de Münchhausen), le fil de l’histoire est un peu mince et manque de cohérence. Nous avons ici affaire à un auteur bien conscient de sa puissance créatrice, et qui en jouit visiblement !
Rétif à toute exigence de vraisemblance et à toute logique narrative, Léon Maret n’hésite pas, par exemple, à abandonner ou à faire mourir précipitamment ses personnages à mesure qu’il les crée, même lorsqu’ils paraissaient destinés à jouer un rôle clef dans le récit. Il consacre parfois des dizaines de pages à peindre certains événements qui se révèlent finalement sans importance par rapport au dénouement, alors qu’il règle en deux cases certaines questions cruciales (d’où Gaston Martin tient-il ses formidables dons de canniste ?).
Mais ces maladresses, commises délibérément afin de rehausser l’effet comique sur lequel table l’ensemble de la narration, lui importent peu de toute évidence. Au fond, l’histoire n’est ici qu’un prétexte tout d’abord pour rigoler ‒ et c’est vrai qu’on se marre bien dans l’ensemble, même si les blagues ne volent pas toujours bien haut ‒, mais surtout pour s’éclater dans le dessin, et notamment dans les scènes de baston ‒ qui, comme l’indique le titre de l’ouvrage, constituent tout de même ici l’essentiel ! Et là, on peut dire que Léon Maret, qui s’est tapé un boulot de dingue, nous fait plaisir.
Canne de Fer, c’est près de 300 pages de dessins finement exécutés, entièrement réalisés à la plume et au lavis gris. Les paysages, en particulier, sont souvent magnifiques. D’un point de vue esthétique, l’ouvrage est donc superbe, d’autant que Simon Liberman et Olivier Bron, les fondateurs de 2024, ont encore une fois accompli un travail d’édition exceptionnel, qui rivalise avec celui des éditeurs de l’obsessionnel Chris Ware : livre cousu, couverture rigide, dos en toile, joli signet (révolutionnaire !) bleu-blanc-rouge, tranchefile assorti, impression sur papier Munken Print White, etc.
Un bel objet, comme on en voit peu dans le monde de la bande dessinée.
(par Manuel Roy)
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