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Chantal Chaillet & Didier Convard : « Pour réussir la saga de "Roma", il faut faire preuve d’humilité, afin respecter le projet de Gilles Chaillet »

Par Charles-Louis Detournay le 17 février 2015                      Lien  
L'épouse de feu Gilles Chaillet, et son ami auteur et scénariste réputé Didier Convard ("Le Triangle secret", "INRI"...), nous expliquent comment ils ont entrepris de concrétiser son dernier projet : une grande saga familiale, historique et fantastique intitulée "Roma" !

Comment est-ce que votre époux, Gilles Chaillet, a été amené à travailler une saga aussi longue de treize albums qui retracent l’Histoire de Rome au travers du destin de deux familles ?

Chantal Chaillet : Pendant les deux dernières années de sa vie, comme Gilles ne pouvait plus dessiner, il a sans doute voulu rendre un dernier hommage à la ville de Rome. Alors qu’on connaissait ses scénarios sur l’Antiquité et sur le Moyen-Âge, j’étais très étonnée de découvrir plusieurs synopsis sur la Rome moderne : Mussolini, Cinecitta, les Années de Plomb et l’Orchestre noir ! C’est d’ailleurs par cette dernière thématique qu’il avait entamé la saga !

Chantal Chaillet & Didier Convard : « Pour réussir la saga de "Roma", il faut faire preuve d'humilité, afin respecter le projet de Gilles Chaillet »Si les lecteurs connaissent la passion que votre mari avait pour l’Histoire, on est également surpris de retrouver dans le premier tome de Roma une dimension fantastique qui lui était assez étrangère ?!

Chantal Chaillet : Oui, il m’avait avoué qu’il peinait à manipuler cette dimension fantastique et qu’il craignait de tomber dans le ridicule. Par définition, le fantastique ne s’explique pas mais en l’imposant de manière trop abrupte, on prend le risque que le lecteur n’entre pas dans le jeu. Et si l’on tente de l’expliquer, il faut que cela soit très solide. C’est pour cela qu’il a fait lire ses scénarios à Didier afin de recueillir quelques conseils en cette matière. Malheureusement, il n’a pas eu le temps de les mettre à profit...

Didier Convard : En effet, j’avais initialement ressenti dans son scénario cette dimension fantastique qui n’était pas encore assez exploitée. Elle était bien présente dans la succession des événements, dans le jeu des destins, dans les rapports psychologiques entre les personnages, mais elle n’avait pas pris corps dans un élément figuratif. La statue était déjà là, ainsi qu’une silhouette sombre sensée représenter la mort ou les ténèbres. Et comme ce fantastique représentait l’originalité de son scénario, je l’avais poussé à l’exploiter d’avantage !

La difficulté de ce genre de récit qui balaie bien des époques, et surtout réalisée par un homme d’une culture colossale, est de rencontrer des écueils insurmontables, soit didactiques, soit des lenteurs dans la narration. il faut donc extraire de ces récits des événements qui vont plonger le lecteur dans un état d’excitation permanente. Sinon, n’importe qui s’appuyant sur une documentation gigantesque peut raconter l’histoire de Rome. Et Gilles avait justement fait autre chose : il avait raconté l’histoire de la Ville à travers des destins et une fatalité, afin finalement que tous les événements que l’on connaît ne soient que des conséquences de cette malédiction.

Tome 3 - dessiné par Annabel

Vous avez alors décidé de reprendre le flambeau et de mener à terme son dernier grand projet. Comment avez-vous choisi les auteurs qui devaient vous entourer ?

Chantal Chaillet : Comme Gilles avait déjà partagé sa vision avec Didier, c’est vers lui que je me suis tourné, en lui apportant la totalité de ce que Gilles nous avait laissé. Je me demandais ce qu’on pouvait en faire, et Didier m’a immédiatement convaincu qu’on pouvait porter ce projet à terme, mais pas seuls.

Didier Convard : Nous avons donc reçu des "cartes", imaginées par Gilles : le Palladium, la malédiction, les familles, etc. Nous avons donc toujours joué avec les mêmes cartes, en les mélangeant, en les présentant autrement tout en maintenant le canevas de base. Mais pour le traduire au mieux pour le lecteur, il fallait utiliser des mécanismes familiers. Le fantastique semblait le moyen le plus efficace. En jouant habilement avec le fantastique, le récit devient alors passionnant de bout en bout !

Comment avez-vous interprété le symbole du Palladium qui guide l’ensemble de la saga ?

Didier Convard : Il y avait un double intention en développant le motif central qu’est le Palladium : l’entité prisonnière de cette statue tente de se libérer de sa malédiction. La statue cherche également se nourrir du malheur et de la destruction de Rome pour pouvoir accroitre ses pouvoirs et gagner sa liberté.

Dans la période antique, le vacillement de Rome ne touchait que ses provinces proches, mais avec l’importance que la ville va prendre, que cela soit sous le règne des empereurs ou sous Mussolini, les conséquences vont devenir mondiales. Plus l’aura de Rome va grandir, plus le mal pourra toucher de monde, la statue gagnant progressivement en énergie, jusqu’à ce qu’en 2030, elle atteigne un pouvoir si colossal qu’elle pourra détruire l’univers entier. Cette statue symbolise le mal niché au cœur des hommes, Roma est donc un récit qui relate le lien entre l’homme et la barbarie qu’il est capable de générer.

Tome 4 - dessiné par Christian Gine

Le Palladium est-il finalement le symbole de la soumission que les dieux tentent d’imposer à l’homme, lequel doit conquérir sa liberté et s’affranchir de ce dictat ?

Didier Convard : Tout-à-fait, cela prend d’ailleurs une autre tournure dans les réflexions nées des derniers événements : l’obscurantisme qui renaît, ces croyances archaïques qui conduisent les hommes à être complètement décérébrés (quelles soient leur confession) ! Notre scénario va donc un peu évoluer, souligner des idées qui n’apparaissent qu’en filigrane dans les prémices du projet : "Attention, obéir aveuglément à une entité, quelle qu’elle soit, est un danger pour la lumière". Gilles Chaillet, concepteur originel de la série, est à l’origine de cette symbolique du combat classique de l’ombre contre la lumière. Rome l’a prouvé : son intelligence, sa culture, sa civilisation... n’ont empêché ni sa violence, ni ses excès.

Rome avait cette faculté d’absorber la science et la culture des autres peuples, c’est le fondement de sa civilisation.

Didier Convard : Oui, mais avec une grande qualité dans leur esprit conquérant : cette capacité d’absorber les spiritualités et les dieux des vaincus, ce qui permettait d’imposer une paix civile forte et durable.

Tome 3 - dessiné par Annabel

Outre la statue du Palladium, les deux familles sont également un des éléments majeurs de la saga. Quelles directives avez-vous données ?

Chantal Chaillet : Régis nous avait présenté ses croquis des personnages principaux. Les jumelles bien entendu, mais aussi et surtout le Palladium que les autres dessinateurs devaient maintenir tout au long de la série. Quant aux deux familles principales, il fallait trouver des signes de reconnaissance morphologique qui devaient se retrouver tout au long de la saga. La famille Aquila (qui signifie "Aigle") devenait comporter des personnages assez anguleux. Quand aux Leo, il fallait des physiques liées aux lions, plus costauds et en puissance. De manière à maintenir une cohésion d’ensemble, nous avons "choisi" deux acteurs, en demandant à chaque dessinateur de s’en inspirer pour leurs personnages. Le but n’était pas de les faire apparaître tel quels, mais bien de maintenir une cohésion le long de la saga.

Y avait-il d’autres éléments de charte graphique qu’il fallait définir ?

Didier Convard : Une autre difficulté que Régis Penet a remarquablement traversée en entamant la saga avec le premier tome, c’est de donner la coloration générale de la série. Le Palladium n’est pas le seul fil rouge ! Il en est de même avec les visions onirico-fantastiques assez sombres des servantes de la statue qui vont également revenir dans chaque tome. Il est parvenu à en donner une représentation pleine de force. Toute la série est posée sur cette pierre. Sa patte fantastique a donc été très importante pour représenter cette part sombre de la malédiction. Il nous a également apporté une idée complémentaire, qui enrichit le scénario : le fait que la statue grandisse en fonction du regard de l’interlocuteur, ou du moment où elle se déchaîne. Elle peut donc être petite et facilement transportable, mais peut devenir graphiquement beaucoup plus grande selon la gravité des événements.

Tome 1 "La Malédiction" - dessiné par Régis Penet
Tome 4 - dessiné par Christian Gine

Si le canevas de Roma vous semblait donc clair, sur quelle base scénaristiques de Gilles Chaillet êtes-vous partis ?

Chantal Chaillet : Avant de découper un récit, Gilles l’écrivait sous forme de nouvelles. Concernant Roma, il nous a laissé cinq nouvelles achevées : quatre qui se déroulaient dans l’antiquité, et une contemporaine. Pour le reste de la série, il nous a laissé des pistes claires, que nous avons suivies. On retrouvait donc les deux familles dans les différentes époques, soit complices, soit opposées, mais toujours en quête de la statue qui représente le pouvoir. De plus, cela n’a pas encore été explicité dans le premier tome, mais les élus possèdent une marque en bas des reins qui permet de les distinguer.

Didier Convard : Nous l’avons mis en scène sans encore réellement l’utiliser. C’était une trouvaille de Gilles qui permettait d’identifier graphiquement les personnages marqués par le destin. Nous n’avons pas encore trouvé comment l’intégrer plus dynamiquement aux scénarios, mais cela va venir...

Chantal Chaillet : En effet, dans la période des années 1970, une jeune fille possède la marque. Et son oncle, qui désire maintenir son emprise sur ces vierges qui servent de vecteurs avec l’entité, doit utiliser cette nièce qui comprend progressivement quel jeu se trame. Jusqu’à ce qu’un matin, une autre jeune enfant de la famille se réveille avec la marque, ce qui va entraîner de nouveaux événements tragiques...

Tome 4 - dessiné par Christian Gine

Pourquoi avoir demandé à d’autres scénaristes de vous épauler ? Comment maintenez-vous le propos en dépit de cette multiplicité de points de vue ?

Didier Convard : Gilles était d’une culture phénoménale concernant bien des sujets, et Rome en particulier. Je n’étais pas outillé pour affronter cela seul.

Chantal Chaillet : Heureusement d’ailleurs que les quatre premiers récits étaient terminés, car ils fourmillent de détails historiques que l’on aurait bien eu du mal à rassembler sans lui.

Didier Convard : J’étais d’accord pour raconter l’histoire de Roma en utilisant le travail de Gilles car j’en étais admiratif, et puis c’était mon ami ! D’un certain côté, je ressens le fait de le lui avoir un peu promis, lorsque qu’il avait eu la gentillesse de me faire lire ses moutures et de m’avoir demandé mon avis.

Mais je ne me sentais pas la force de réaliser ce scénario seul, car l’ambition de Gilles était grande, et je ne maîtrisais pas cet univers aussi bien que lui. Je me suis donc associé dans un premier temps avec Éric Adam avec qui je collabore déjà pour un tiers de mon travail. Son père est d’ailleurs archéologue, et nous avons la chance qu’il soit très cultivé concernant la Rome antique.

Puis j’avais besoin d’éviter un piège dans lequel j’aurais pu tomber : un lyrisme dans lequel le fantastique aurait pu mener, ce qui aurait affaibli le scénario. Pour éviter un théâtre à grand spectacle, j’ai demandé à Pierre Boisserie de nous rejoindre, car Pierre travaille très différemment, presque à l’opposé de mon style : il va quasiment à l’essentiel. C’est donc un combat permanent entre mon excès et son minimalisme, ce qui génère une ligne médiane dont Chantal est la garante. Le résultat est exactement à la hauteur de ce que j’espérais, car nous avons additionné nos talents en essayant de gommer nos défauts respectifs.

Tome 4 - dessiné par Christian Gine

Une belle formule pour saluer un travail d’équipe !

Didier Convard : Pour réussir ce genre de saga, il faut tout d’abord faire preuve d’humilité, car cela a été créé par Gilles, mais également travailler pour le bien de la série, et donc éviter les pièges dans lesquels on peut tomber. Surtout après 42 ans de carrière en ce qui me concerne.

Publier un album tous les six mois est un grand défi. Où en êtes-vous dans votre plan de travail ?

Didier Convard : Les tomes 2 et 3 sont donc dessinés. Christian Gine termine le tome 4, consacré à Caligula. Il lui reste cinq pages, je pense. Et Régis [Penet] est donc dans le tome 5, après avoir dessiné le premier comme vous le savez.

Tome 4 - dessiné par Christian Gine

Après les cinq albums sur l’Antiquité, quels sont les dessinateurs pressentis pour le prochain cycle de Roma ?

Didier Convard : Au départ, notre intention était de demander des dessinateurs différents pour chaque album. Mais, nous avons vraiment été très emballés par le travail réalisé par les auteurs déjà présents dans l’aventure : ils ont compris le canevas de la série, tout en apportant chacun leur propre vision, ce qui est un réel complément. Après mûre réflexion, nous nous sommes dits que c’était bien dommage de se priver de ces talents-là. Et puis, nous trouvions qu’il était injuste de leur avoir demandé de démarrer la série, d’avoir essuyé les plâtres de la mise en place, pour que d’autres dessinateurs réalisent sans doute les plus gros tirages lorsque la série sera installée. Tout cela nous a donc amené à penser qu’ils devaient continuer la saga ! Comme nous avons compris comment collaborer entre nous, cela nous permet aussi de gagner du temps et de consacrer encore plus d’énergie à l’œuvre de Gilles !

Tome 3 - dessiné par Annabel

(par Charles-Louis Detournay)

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