Chantal Montellier défend depuis des années une bande dessinée engagée et militante. Depuis 1972, elle dessine pour la presse et elle a participé, comme auteure de BD notamment à Charlie Mensuel, Métal Hurlant, Ah ! Nana, (À suivre) ou Psikopat. Elle est la figure de proue et la cofondatrice du Prix Artémisia de la bande dessinée féminine accordé cette année à Sandrine Revel. Dernier ouvrage publié : La Reconstitution (L’An 2 / Actes Sud). Jeanne Puchol est auteure de BD depuis les années 1980 avec plusieurs dizaines d’albums à son actif. Dernier titre publié : Vivre à en mourir (Le Lombard, avec Laurent Galandon et Laurence Croix). Catel Muller alias Catel est surtout connue pour ses évocations de destins de femmes. Dernier album paru : Adieu Kharkov, réalisé à quatre mains avec Claire Bouilhac, à partir d’un récit autobiographique de Mylène Demongeot (Ed. Dupuis).
Que pensez-vous de l’élection de Claire Wendling au premier tour du Grand Prix d’Angoulême. D’aucuns prétendent qu’elle n’est pas légitime...
JEANNE PUCHOL : Son élection est légitime du seul fait que suffisamment de voix se sont portées sur elle ! Sinon, ça veut dire que le FIBD est une république bananière... Personnellement, je trouve son élection justifiée : une carrière ne se mesure pas à la longueur d’une bibliographie. Claire Wendling, outre un talent étonnamment précoce, a été une pionnière car elle a défriché les passerelles entre BD et dessin animé, album de BD classique et Art Book… Des domaines entre lesquels les bédéistes d’aujourd’hui trouvent normal de naviguer.
CHANTAL MONTELLIER : Je n’ai rien contre son élection, elle a beaucoup de talent mais je trouve qu’elle a produit relativement peu d’albums [Les Lumières de l’Amalou, 5 volumes, avec Christophe Gibelin, Ed. Delcourt, 1900-1996] et aucun dont elle est l’auteure unique.
Cette nouvelle mouture du scrutin résout-elle la question initiale ?
JEANNE PUCHOL : Quelle était la question initiale ? L’absence de femmes dans la sélection ? Le mode de désignation du Grand Prix ? L’existence même du Grand Prix ? L’organisation du FIBD ? L’existence même du FIBD ?
Ce n’est pas nouveau, cette affaire. Dès le milieu des années 1980, il y avait cette liste publiée dans Le Monde où ne figurait aucune femme... La situation d’aujourd’hui est-elle pire qu’avant ?
JEANNE PUCHOL : Oui, c’est pire, puisqu’on est beaucoup plus nombreuses que dans ces années 1980 où j’ai commencé moi-même à publier ! Et c’était déjà grave à l’époque, puisque c’est en fait en 1998 que Le Monde, dans une double page intitulée « 25 ans de BD en 25 albums », arrivait à ne mentionner aucun album signé par une femme, alors qu’il y avait l’embarras du choix.
CHANTAL MONTELLIER : C’est forcément pire puisqu’en une trentaine d’années, rien n’a vraiment progressé, au contraire. Au fond, les blocages sont les mêmes mais, en plus, ils sont théorisés. Il suffit d’entendre les propos de M. Bondoux dans ses interventions télévisées.
Jeanne, vous avez créé avec d’autres un Collectif des créatrices de BD contre le sexisme. Qui compose cette association et quel est son but ?
JEANNE PUCHOL : Comme son nom l’indique, le collectif n’est pas une association, mais… un collectif ! Les décisions sont collégiales, et chacune est libre de se proposer pour remplir telle ou telle tâche, à tour de rôle. Le collectif compte actuellement 200 créatrices, dont Catel et Chantal Montellier, d’ailleurs… Ce nombre est en permanente augmentation, car des consœurs étrangères nous rejoignent. L’historique du collectif est détaillé sur notre site. Son but est d’être un outil de veille contre le sexisme dans la bande dessinée –les attitudes ou propos sexistes de la part de journalistes ou d’organisateurs de salon, mais aussi les représentations misogynes des personnages féminins, ou encore les différenciations stéréotypées des lectorats- et une force de proposition, comme la demande de parité dans les comités de sélection et les jurys de festivals… Je renvoie vos lecteurs à ce récent billet à propos du Festival d’Angoulême sur notre blog.
Le "couac" du FIBD est une maladresse ou quelque chose de plus profond ?
CATEL : Les deux à mon avis . D’abord l’inconscience ( collective ) qui consiste à oublier les femmes du palmarès final, donc de les réduire à zéro pour cent de représentation. C’est vrai que malgré leur nombre exponentiellement croissant ces dernières années, elles restent minoritaire dans ce milieu (autour de 15%) ; mais ce n’est pas l’absence totale . En plus, beaucoup de celles qui s’accrochent ont une production fournie , personnelle et qualitative. Certaines ont même révolutionné le les codes de la BD , dans le fond et la forme.
CHANTAL MONTELLIER : Si j’étais psychanalyste (mais je ne suis que psychanalysée), je dirais que ce “couac” comme vous dites gentiment a été émis par les zones les plus archaïques du cerveau reptilien des trois jurés (deux hommes et une femme) choisis au débotté à ce qu’il paraît...! Ça nous renseigne sur le sérieux de la chose...
La situation a cependant évolué cependant... Il y a bien plus d’auteures qu’avant...
CATEL : Il y a de plus en plus d’auteures, de moins en moins de représentation. Angoulême, vitrine internationale du 9e art ? Comment y croire si la moitié de l’humanité n’y est pas représentée, même un petit peu ? 42 présidents, une seule présidente : Florence Cestac ! C’est là que se pose le problème politique et la volonté d’exclusion qui dépasse la maladresse.
Quand on nous "explique" publiquement que les femmes ont une œuvre trop "récente" dans la BD, mais que l’on nomme sans vergogne leurs confrères de la même génération (ayant la même somme de production ou parfois moins ) et que l’on déclare que Claire Bretécher, auteure incontestable et pionnière de cet art, n’est pas envisagée car elle a déjà eu un grand prix (pour les 10 ans d’Angoulême) alors que d’autres auteurs masculins [On parle ici de Joann Sfar, présent dans la liste des 30 noms et qui a reçu le même genre de prix hors élection que l’auteure des Frustrés. NDLR] ayant eu le même type de récompense se retrouvent régulièrement dans la liste des nommés à la présidence, il y a forcément là de la mauvaise foi du côté de Frank Bondoux , et sans doute de l’inconscience de la part de ses collaborateurs.
CHANTAL MONTELLIER : Ce n’est pas un gage de qualité, mais c’est déjà ça... Mais qu’est-ce au juste qu’un(e) auteur(e) ? Les dessinatrices de la BD girly, consacrées un peu rapidement auteures par le Marché, en sont-elles vraiment ? Je pose la question. De mon point de vue qui est très subjectif, il faut beaucoup de temps, de travail, de courage et d’audace, pour prétendre au titre d’auteur (e).
Que peut-on faire pour que la situation change ?
CATEL : Déjà prendre conscience du malaise, en parler et en faire parler (merci ActuaBD.com !) . Œuvrer en faveur de la production féminine à mettre en valeur, vive Artemisia (merci Chantal Montellier !), se regrouper entre femmes et dénoncer les injustices, vive le Collectif de filles (merci Jeanne Puchol !) . Enfin , prendre des mesures sérieuses et responsables en trouvant un système de vote à Angoulême plus juste et représentatif en dialoguant avec les concernées , c’est à dire exactement le contraire de ce qui a été fait jusqu’à présent.
CHANTAL MONTELLIER : Être HONNÊTE et JUSTE. Démocrates aussi. Oui, je sais, c’est très difficile (et douloureux).
Chantal Montellier, pourquoi avoir créé le Prix Artemisia ?
CHANTAL MONTELLIER : Pourquoi pas ? Pour faire la preuve, chaque année (depuis 9 ans), que les femmes produisent et que leur création mérite que l’on s’y intéresse d’un peu plus près que ne le font les machos cooptés de ce festival misogyne. Éclairer et honorer leur talent, leur travail, et cela sans ostracisme et quelle que soit leur origine sociale, leurs idées politiques, leur état de fortune ou d’infortune, et la sympathie ou l’antipathie qu’elles nous inspirent en tant que personnes. Et puis aussi sans tenir compte de la mode et des coteries de salon.
Quels sont les critères de sélection ?
CHANTAL MONTELLIER : La cohérence, la pertinence, l’intérêt, l’originalité du récit. La qualité plastique et graphique, l’intelligence des images, de leur organisation. Le savoir faire, la maitrise. L’inventivité et l’audace. L’honnêteté, la sincérité de la démarche. Le degré d’investissement de l’auteure, sa liberté.
Qui composait le jury ?
CHANTAL MONTELLIER : Vous trouverez la liste des membres du jury sur le blog de l’association Artémisia.
Quelles sont les qualités qui ont fait que l’album de Sandrine Revel a été choisi ?
CHANTAL MONTELLIER : Celles que j’ai énoncées plus avant.
Un homme peut-il remporter le Prix Artémisia ?
CHANTAL MONTELLIER : Non, pas pour le moment.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
Le petit mot de Théa Rojzman pour sa "mention spéciale du Prix Artémisia
"Je suis très fière d’être la « Mention spéciale » du prix Artémisia de cette année. Enfin… que mon livre le soit en tout cas ! Je savais qu’en le titrant « Mourir (ça n’existe pas) », je pouvais intéresser quelques êtres humains…
Je suis fière et honorée, d’abord parce qu’un prix est une reconnaissance du travail accompli, un signe venu d’ailleurs pour dire : « c’est bien ce que tu fais, tu peux continuer ». Ces signes sont nécessaires parce qu’on se pose tous les jours la question : continuer ou ne pas continuer ? Le doute est perpétuel. Cette fois, le signe est venu d’un jury composé de spécialistes de l’art et du livre en particulier, créateurs, créatrices ou diffuseurs et journalistes. Cela n’est pas rien comme signe. C’est peut-être même le plus important, plus important que le signe de Maman. Mais il ne faudra pas lui dire… Je tiens donc à remercier chaleureusement les membres du jury d’avoir ajouté un prix supplémentaire, une Mention spéciale pour me dire de continuer. Malgré tout et surtout malgré moi.
Je suis honorée aussi en tant que femme d’être récompensée par un prix qui souhaite mettre en lumière les auteures, avec un « e », un prix porté par l’image et le symbole d’Artémisia Gentileschi. Une femme qui avait réussi à s’imposer comme artiste peintre au 17ème siècle et qui exprimait dans ses œuvres une souffrance et une colère qu’il fallait bien exorciser puis transfigurer dans des images partagées, offertes à la conscience de tous, à leurs propres souffrances aussi.
Comme une mise en abîme, c’est le même geste qui réalisa ce livre, lui-même racontant un personnage qui exorcise et transfigure une existence pour se réparer et se donner une nouvelle chance…
Chaque signe d’encouragement est comme une nouvelle chance, alors merci, vraiment.
Merci également à mon éditeur, Vincent Henry, celui-là même qui est en train de lire ces mots. Merci à lui d’avoir tout de suite cru en ce projet de livre et de l’avoir fait naître physiquement pour qu’il se partage et se transmette.
Je tiens aussi à féliciter Sandrine Revel dont je suivais déjà le travail, lui déclarant en 2013 ma flamme après avoir vu certaines de ses peintures. Nous en avions toutes les deux conclu que nos travaux se rejoignaient sur certains points…C’est donc un honneur supplémentaire que d’être récompensée à sa suite, avec elle d’une certaine manière.
J’ajouterai juste pour finir un petit poing levé : ne lâchons rien en cette période terrifiante de régressions apeurées, le monde a besoin des femmes libres pour s’épanouir et ne pas mourir. Je souhaite donc longue vie à la recherche, la création et la vie intellectuelle des femmes !"
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Consulter aussi :
Le Blog de Chantal Montellier
Toutes les photos sont de D. Pasamonik (L’Agence BD) sauf le portrait de Claire Wendling. DR - (c) Galerie Daniel Maghen.
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