Après un chemin assez classique pour les grands politiciens (échevin, bourgmestre, député, puis ministre), Charles Picqué a surtout dirigé la région de Bruxelles-Capitale pendant 15 ans : de 1989 à 99, puis de 2004 à 2009 !
Comme nous vous l’annoncions, c’est notre premier invité dans cette série de quatre interviews.
Vous déclarez concilier au mieux travail et loisirs, et pour cela, vous avouez vous adonner à 1h30 de lecture par jour !
Et en dehors de ce que je lis pour mon travail durant la journée ! Cela reprend beaucoup de périodiques abordant des articles de fond, des livres, etc. Ces moments passent d’ailleurs très vite ! La lecture me permet de prendre de la distance par rapport aux préoccupations du jour ou du lendemain. Si c’est un excellent moyen d’évasion, de délassement, c’est aussi une mine d’informations car contrairement à la télévision qui aborde d’ailleurs rarement le fond des problèmes, vous choisissez ce que vous allez lire, et je place donc ce que je fais dans le quotidien dans un contexte de réflexion plus large. Selon moi, la culture est la capacité d’associer toute une série d’évènements, qui convergent éventuellement vers un ou plusieurs constats sur l’évolution de la société.
Vous êtes un fervent défenseur de la Foire du Livre de Bruxelles !
Oui, car la lecture a entre autres deux avantages majeurs par rapport à la télévision : ce dernier média ne laisse pas de répit, d’arrêt sur image pour permettre d’entamer ou de prolonger la réflexion, ce qui n’est bien entendu pas le cas du livre, avec lequel vous êtes acteur, pouvant vous interrompre, voire reprendre un passage. De plus, selon vos centres d’intérêt, vous allez dans une librairie et choisissez ce qui vous plaît et vous intéresse. Avec la télévision, vous pouvez bien entendu être tenté par un sujet, mais vous êtes dans une position plus attentiste.
Je suppose que la bande dessinée intervient plus dans l’évasion que dans votre réflexion sur les grandes infrastructures urbaines comme Bruxelles. Quel a été votre parcours de lecture BD ?
J’ai eu une période de lecture d’albums assez assidue pendant ma jeunesse jusqu’à la fin de mes études universitaires : Jacobs, Tillieux, Sirius, Macherot, Charlier avec Blueberry, Johan et Pirlouit de Peyo, Greg, Eddy Paape et entre autres Valhardi [1], Tif & Tondu, en particulier Choc, etc. J’aime bien les mauvais en bande dessinée. D’un autre côté, je n’ai jamais été un tintinophile convaincu. Je préférais Franquin avec Spirou et Fantasio, légèrement plus subversif. L’après-blocus [2] était d’ailleurs un moment privilégié pendant lequel j’allais acheter une série d’albums pour me délasser. Puis je suis passé à divers mensuels de la nouvelle BD : Pilote, A suivre, l’Écho des Savanes, Métal Hurlant, etc.
Vous avez alors traversé une période très riche en innovation ?
Mes années soixante ont effectivement coïncidé avec une créativité exceptionnelle en matière de la narration et du graphisme ! Mais j’ai aussi parfois été trop bousculé par certains dessins, comme ceux par exemple de Druillet qui modifiait profondément les arcanes de la BD. Le type de lecture était plus éclaté, et je préférais une narration plus fluide. Pour moi, la BD est un scénario habillé de belles images, dans cet ordre de priorité. J’ai alors été attiré par la lecture des Comics qui débarquaient en force. Comme j’ai toujours été un fan de science-fiction, j’ai plongé dans les Marvel, Strange et autres. J’ai aussi découvert tout ce qui était plus adulte, comme que ce produisait Elvifrance.
Puis, tout en suivant certains auteurs comme Sokal et Yslaire, j’ai tout doucement arrêté ma frénésie BD jusqu’à en relire maintenant avec mes enfants, ce qui m’a redonné envie de plonger dans mes premières lectures. Bien sûr, je reste attentif à ce qui sort, on m’a d’ailleurs dernièrement conseillé le Journal d’un Ingénu, le Spirou d’Émile Bravo que j’ai fort apprécié pour son scénario, son aspect historique, et le cadre bruxellois bien entendu. Je suis aussi des auteurs plus adultes et plus virulent comme Vuillemin. Pour vous dire comme la BD marque profondément les esprits, une récente ballade en Bretagne m’a fait penser à Gil Jourdan : La Voiture immergée. Ces ambiances glauques me plaisent particulièrement, car j’aime le fantastique et la science-fiction, en particulier au cinéma. Enfin, je fais donc les bouquinistes pour compléter ma collection.
A mi-parcours de Bruxelles BD 2009, peut-on déjà en tirer un premier bilan ? Allons-nous prolonger ce thème par une réelle implication de Bruxelles dans la bande dessinée ?
Il est trop tôt pour un bilan, mais mes premières impressions sont très bonnes, mais pour faire (re-) coïncider Bruxelles avec l’image de la BD, ce n’est pas avec ce feu d’artifice qu’est Bruxelles BD 2009 que nous pourrons y arriver ! Bien entendu, c’était important qu’une belle exposition ait pris place au musée des Beaux Arts, amusant de de fêter la plus grande planche de BD sur la Grand-Place (bien que j’aurais personnellement préféré une autre représentation), mais à la fin de l’année, il faudra rassembler tous les acteurs autour de la même table, et voir quel évènement récurrent on peut organiser pour pérenniser cette association Bruxelles et bande dessinée. Ce sera donc un effort de longue durée !
Bruxelles est effectivement un peu boudée par les grands circuits internationaux de visite. Bien entendu, la récente ouverture du Musée Magritte va sans doute changer doucement la donne …
Cette année de la BD a effectivement révélé l’insuffisance, l’incompétence et le manque de qualité du Centre Belge de la Bande Dessinée. Étrangement, c’est d’ailleurs une visite que je ne pense pas à conseiller aux visiteurs de Bruxelles. Il faudra donc rassembler les pouvoirs subsidiants et l’ensemble des niveaux de pouvoirs impliqués, pour continuer à mettre la BD en avant. Proposer la visite du CBBD dans un plan global de visite BD de Bruxelles est à limite anti-productif, vu l’image renvoyée !
Est-ce que le florilège de petits festivals de Bruxelles et environs ne dessert-il pas non plus l’image culturelle de la capitale ?
Nous n’arrivons effectivement pas à atteindre une masse critique de notoriété et de qualité pour imaginer une récurrence dans cette stratégie BD. Il vaut mieux avoir sept ou huit fleurons plutôt qu’une vingtaine de brols [3] ! Un des grands constats positifs de Bruxelles BD 2009 est d’avoir pu trouver toutes ces potentialités. Mais il ne faut pas rêver, la BD belge n’est plus ce qu’elle a été. Je pense entre autres aux grandes maisons d’éditions qui ne sont plus belges !
Mais il reste bien entendu de grands auteurs, déjà reconnus ou en passe de le devenir ! À ce titre, comme pour Magritte et pour Jean Roba plus proche de nous, la famille des artistes est souvent obligée de vendre des originaux pour payer des droits de succession importants. Quand on voit les marchands d’arts qui sont en train de se ruer sur la bande dessinée, ne serait-il pas intéressant de mettre sur pied une fondation pour éviter que ce patrimoine ne quitte la Belgique ?
On pourrait imaginer, pour la BD et d’autres formes artistiques, des donations défiscalisées pour maintenir ce patrimoine. Il faut pouvoir reconnaître nos artistes. En me baladant dans les rayons des libraires, je suis également dépassé et impressionné par la production actuelle. Je me dis donc qu’en plus de soutenir les auteurs, et il faut aider les promoteurs de nos auteurs, afin que leur travail ne soit pas perdu dans la masse. On dit souvent que le goût du public fera un jour émerger les futures locomotives, mais je pense qu’on doit pour cela soutenir les organisateurs d’évènements, et les responsables du marketing. C’est dans cette dimension que pourra s’organiser le potentiel futur centre de promotion des éditeurs bruxellois.
Dans cette idée de reconnaissance, la France a élevé la semaine dernière six grands auteurs belges ç la dignité de Chevalier des Arts et des Lettres...
C’est évident, les auteurs de BD sont des artistes, et cette reconnaissance de statut est légitime. Ils sont aussi des promoteurs d’activité économique, ne l’oublions pas ! Nous manquons pourtant d’une stratégie globale à l’heure actuelle, et cette année de la BD a permis, intuitivement et avec une part d’improvisation, de mettre le doigt sur toutes ces choses qu’il faut réorganiser ou promouvoir. À Bruxelles et en Belgique, il y a énormément de promoteurs d’activités. Nous pouvons débloquer des moyens, mais à la condition que toutes ces personnes puissent se mettre autour d’une table pour coopérer, chacun apportant sa spécificité ! Toute aide ultérieure serait donc subordonnée à l’inscription dans le projet collectif. On pourrait donc avoir un effort perpétuel, avec tous les dix ans par exemple un événement exceptionnel ! J’ai ainsi envie que les visiteurs de Bruxelles sachent qu’il y a des volets d’activité à ne pas manquer, comme la gastronomie, l’architecture, et j’espère bientôt la bande dessinée.
Et si le Musée Hergé s’ouvre en dehors de Bruxelles, je pense que Philippe Geluck est toujours en recherche d’un lieu pour l’accueillir…
Nous avons déjeuné dernièrement, et nous sommes en train de poser des jalons intéressants pour ce projet, qui serait entre autres un centre d’initiation, de création, d’accompagnement des jeunes artistes. Nous ne voulons quelque chose de vivant, pas un musée à la gloire du Chat ! Bien entendu, il y a aussi la Fondation Marc Sleen qui devrait prochainement être inaugurée. La bande dessinée est populaire (et doit le rester), tout en intéressant des milieux très pointus artistiquement parlant. C’est cette carte que nous voulons jouer, en créant par exemple ce centre de référence, qui pourrait analyser, accompagner et soutenir les différents projets et auteurs, que cela soit pratiquement parlant, ou en terme de reconnaissance. Cela évitera les aventures sans lendemain, qui décourage les initiatives, comme cela a été le cas pour le Musée Jijé.
(par Charles-Louis Detournay)
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Photos : © CL Detournay.
[1] Que les fans de Jijé n’hurlent pas à la Lune, si Charles Picqué apprécie son travail, c’est surtout le Château Maudit qui l’a marqué, comme tous les albums empreints d’une ambiance plus sombre.
[2] Le "blocus" est le terme qu’utilisent les étudiants belges pour désigner la période intensive de travail qui précède les examens. NDLR.
[3] Terme bruxellois désignant une « chose dérisoire ou de mauvaise qualité ». NDLR.
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