Posons-là d’emblée la question de la responsabilité. Car ce qui rassemble nettement l’Orient et l’Occident dans cette affaire, c’est l’indignation. Le mouvement des indignés est comme le terrorisme : diffus, vindicatif, pourvu d’une base idéologique à géométrie variable, volatile, évoluant au gré des événements, opportuniste à tout dire, servant une "cause" qui peut être au mieux l’expression d’une souffrance, d’une frustration ou d’une aigreur, mais qui est malheureusement presque toujours au service d’intérêts hypocrites et cyniques.
La bronca faite autour du film "Innocence de l’Islam" qui a provoqué en France une nouvelle affaire des caricatures pour Charlie hebdo a suffisamment montré le système de manipulation des opinions qui est ici en place : voici un film réalisé par un chrétien copte d’origine égyptienne qui, dans un premier temps, s’est fait passer pour un Israélien vivant aux États-Unis, réveillant l’indignation des opinions publiques musulmanes avec quelques minutes de film poussives et navrantes. Pourquoi cet accès d’indignation pour ce film-là, et pas pour The Dictator de Sacha Baron Cohen, et pourquoi aujourd’hui alors que le trailer du film traine depuis des semaines sur Internet ?
"L’huile sur le feu"
Était-ce "responsable" de la part de Charlie Hebdo de "mettre de l’huile sur le feu" en ajoutant dans la provocation ? Une indignation en vaut bien une autre. Charlie Hebdo, journal anticlérical, ne faisait que s’indigner face à l’inflammabilité des opinions publiques musulmanes dont quelques groupuscules sont toujours prompts à mobiliser le discours anti-occidental et à brûler des ambassades.
Il n’a échappé à personne que le pape est allé au Liban au plein milieu de cette affaire, un pays où une minorité chrétienne fait face à une majorité musulmane. La chose s’est passée sans incident (tant mieux), alors que le film "Innocence de l’Islam" est le fait d’un chrétien d’Orient. Comme pour la première affaire des caricatures de 2006 Voir NOTRE DOSSIER, où il a été établi que l’on avait glissé de faux dessins dans le lot des caricatures danoises pour mieux convaincre les opinions publiques musulmanes, tout cela sent la manipulation à plein nez. Et on voudrait que Charlie Hebdo ne s’en moque pas ? On voudrait que le journal le plus anticlérical de France ne pouffe pas devant la tartufferie d’une telle situation ?
La Une qu’on leur reproche montre un juif orthodoxe poussant un musulman fondamentalisme et se moquait du caractère "intouchable" des religions. On a bien vu le défilé des hypocrites : un Premier Ministre de la France qui invite à porter plainte, une Le Pen en embuscade pour en rajouter dans la stigmatisation des Musulmans et des Juifs. Et bizarre, aucun juif, pourtant pareillement "insulté" par cette Une, n’a menacé Charb de décapitation...
Liberté d’opinion et liberté de la presse
On a beaucoup parlé de "Liberté de la Presse". Il faut arrêter le délire : la presse n’est pas libre dans ce pays où Closer est assigné en justice pour avoir exhibé le topless d’une princesse. La loi de 1881 est même plutôt stricte dans l’encadrement de cette "liberté".
Ce que l’on défend ici, c’est la liberté d’opinion, et en particulier celle de pouvoir débattre des religions sans avoir à subir la loi de 1822 sur le blasphème que la Loi de 1881 avait justement abrogée. Les couvertures de Charlie Hebdo ont souvent été provocantes (nous vous reproduisons ici un joli exemple de Wolinski datant de 1978). Un "respect" nouveau de l’Islam devrait l’empêcher d’en produire de nouvelles ? Charlie Hebdo ne s’y résigne pas qui publie en kiosque aujourd’hui DEUX numéros destinés à être comparés : l’un "responsable", donc sans humour, l’autre "irresponsable" avec de l’humour dedans.
D’autant que, les voix de France et d’ailleurs qui sont "choquées" par la Une de Charlie Hebdo nous semblent ressortir le plus souvent d’une réaction cléricale rampante où le goupillon s’allie au keffieh pour prôner un retour à la théocratie. Une perspective qui ne soulève curieusement aucune indignation en France alors que personnes innocentes et des enfants sont tombés sous les balles d’un Mohamed Merah, que des gens ont été condamnés en Tunisie pour avoir diffusé le film Persépolis de Marjane Satrapi, que des dessinateurs tunisiens, algériens ou turcs sont inquiétés ou emprisonnés pour avoir osé critiquer la religion...
Il faut arrêter de croire que quelques excités qui manipulent les informations au 20 heures sont représentatifs de l’opinion arabe et musulmane. Elle est, comme nous, atterrée par ces déchaînements de haine stupide et improductive, par ces excès de la revendication religieuse. Sauf que pour eux, l’enjeu est bien plus important que le nôtre : ils sont en train de construire leur démocratie, leur espace de liberté, dans la dignité de leur croyance ou de leur agnosticisme, dans la volonté d’une expression paisible et responsable de leurs opinions. Que cela leur donne à réfléchir et qu’ils se rappellent de la "check list" de Gambetta dans son Programme de Belleville prônant la liberté de réunion "sans entraves et sans pièges avec la faculté de discuter toute matière religieuse, philosophique, politique ou sociale. " Quand cette liberté-là, qui a été notre combat il y a un siècle, sera accomplie dans les pays où défilent les foules en délire, la responsabilité sera mieux partagée.
Frank Miller, égal à lui-même
On a vu ces jours-ci quelques médias spécialisés se saisir de l’excellent album de Frank Miller, Terreur Sainte (Éditions Delcourt) pour jouer à bon compte les donneurs de leçon. En voilà encore un qui "jette de l’huile sur le feu".
C’est méconnaître Frank Miller dont l’univers ultra-violent n’a jamais fait dans la dentelle. Sin City ou Batman Year One, c’est quand même l’Inspecteur Harry au pays des super-héros. Fort de la légitimité de la loi américaine sur les armes à feu, les héros de Miller tirent d’abord et réfléchissent après. Un discours très américain, somme toute, comme il s’en diffuse à longueur d’année dans les séries US de la TV.
C’est oublier l’historique de cet album qui était la réponse de Miller aux attentats du 11 septembre. En gestation depuis de longues années, ce récit avait été conçu pour les personnages de Batman et Robin chez DC Comics et devait porter le titre de Holy Horror, Batman. Miller le voyait comme "un acte de propagande", une production patriotique comme au bon vieux temps de Captain America contre les nazis, destiné à "botter le cul à Al Quaïda".
"Pour la première fois de ma vie, j’eus à faire face à une menace existentielle, déclara Miller à la presse américaine en septembre 2006. Ils ont voulu nous tuer. J’ai soudain réalisé de quoi mes parents voulaient me parler [à propos de la guerre]. Le patriotisme n’est plus, je le crois, un concept sentimental, désuet. C’est une question de survie. Le patriotisme est un élément central dans la survie d’une nation."
Ces déclarations provoquèrent une levée de boucliers et notamment de la part du scénariste britannique Grant Morrison : "Pourquoi pas Ben Laden contre King kong, tant qu’on y est !" avait-il proféré. Miller avait reçu l’objection 5 sur 5, profitant du départ de son éditeur historique chez DC Comics, Bob Schreck, pour un nouveau label, Legendary Comics, pour transformer son histoire de Batman & Robin en un duo entre une héroïne Chat-Pardeuse (un patronyme à la Siné) dont le super-héros justicier L’Arrangeur est vaguement amoureux.
L’art de Miller est brillant, éclatant serait le mot juste. Chaque trait est tranchant comme un lame de Wolverine, chaque dialogue est susurré dans le souffle de l’effort. Les terroristes -on s’en doute- dégustent... Nous ne sommes pas dans l’intelligence, juste dans la testostérone. De l’action hollywoodienne à la Kill Bill, avec une pointe d’humour, consciente de son ambigüité.
Rien qui mérite que l’on s’indigne outre mesure.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion