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Chauzy & Lindingre (« À qui le tour ? ») : « Même les pires des assassins ont peut-être un petit talent, un talent de clown. »

Par Morgan Di Salvia le 1er octobre 2013                      Lien  
Formidable collection de bandes qui élèvent le fait divers au rang d'art, « À qui le tour ? » donne l’occasion à Jean-Christophe Chauzy et Yan Lindingre d’explorer la bêtise humaine en profondeur. Faites entrer les accusés...

« À qui le tour ? » est un sacré catalogue des horreurs. Qui a eu l’idée de cette course à l’échalote du fait divers sordide ?

Yan Lindingre : Notre première collaboration pour « Petite Nature » était un peu dans ce registre…

Jean-Christophe Chauzy : C’était moins sordide. Puisque c’était moi qu’on mettait en scène, il n’était pas question de me faire mourir à l’issue de l’histoire ! Quand la première histoire a été proposée, Yan n’était pas encore certain de la direction que nous allions suivre.

YL : Oh, je savais quand même que notre créneau, c’était l’humour noir, un style complètement vacant dans Fluide Glacial. Je trouvais ça pas mal de m’y attaquer avec Jean-Christophe qui aime bien les scènes de castagne, de dépeçage ! (Rires). Ceci dit, quand on entame une série dans le journal, on ne sait jamais si ce sera pour trois épisodes, un album ou dix ans. On a finalement eu beaucoup de matériel en peu de temps.

Les premières planches datent de 2012 et l’album paraît en septembre 2013. Rapide donc.

JCC : C’est passé comme un rêve !

Chauzy & Lindingre (« À qui le tour ? ») : « Même les pires des assassins ont peut-être un petit talent, un talent de clown. »
"À qui le tour ?"
Paru chez Fluide Glacial

Si on connaît bien vos parcours respectifs, « À qui le tour ? » apparaît comme une conjonction logique de vos talents. Une sorte de rencontre entre « Gaston Lagaffe » et Reiser. Une alchimie qui vous convient ?

JCC : Oui, j’avais aussi en tête un croisement entre Vuillemin et Dubout.

YL : « Titine »et « Petite Nature » se rencontrent, avec une nuance : on est plus proches de la réalité, il y a des morts. Il s’est passé à peu près la même chose qu’avec « Chez Francisque », c’est à dire que ce n’était pas ma voie principale, mais plutôt des choses que je nourrissais petit à petit, à gauche et à droite. Je ne suis pas monomaniaque, j’aime bien faire des choses différentes. Avec cet album, ma passion cachée pour les faits divers refait surface, même si certaines histoires de « Titine » venaient de bouts de réalité étirés…

Ça veut dire que vous faites une revue de presse de faits divers ?

YL : Non, ce sont des choses qu’on m’a racontées, que j’ai lues dans le journal et que j’extrapole.

Croquis de Jean-Christophe Chauzy
pour la couverture de l’album

Et graphiquement, pour trouver les trognes incroyables qu’on croise dans l’album , c’est de l’observation ?

JCC : C’est un projet parfait pour moi. Il me permet de sortir des contraintes de mes albums plus réalistes. J’ai deux veines : une où je me moque de moi, l’autre où je suis plus sérieux. Quand je suis dans un registre sérieux, mon rapport à la documentation est assez précis et exigeant. La représentation réaliste est plus lourde, mais je l’accepte. Ici, à chaque histoire courte, le casting des personnages est différent. C’est « Affreux, sales et méchants » ! La bande dessinée joue pas mal sur la morphopsychologie, donc c’est bien d’y aller à fond ! C’est le plaisir d’une telle galerie de personnages, je me suis bien amusé à les triturer : menton proéminent, grandes oreilles, nez pointu, nez rond… C’était une pâte à modeler graphique.

YL : Le dessin de Jean-Christophe qui fait la couverture du Fluide de ce mois est l’extrapolation de la fameuse blague « avec une gueule comme ça, tu ne lui demandes pas l’heure le soir au coin d’une rue sombre ». En un dessin, tout est dit ! L’album est rempli de tronches de ce type. Un bonheur.

JCC : Les gens dans la réalité ont encore plus d’imagination que notre brochette de cinglés.

Un univers comme celui de « Groland » est proche du vôtre ?

YL : En partie. Eux vont parfois pasticher des faits divers. Nous on propose des choses possibles. Dans « À qui le tour ? », il n’y a pas de chute humoristique comme dans « Groland ».

JCC : Dans « Groland », il y a beaucoup de nonsense.

YL : Nos chutes sont tout à fait probables ! On essaie de faire rire avec les tronches et les situations. Dans les faits divers, il y a du sordide, mais ce qu’on aime et qu’on recherche c’est le fait divers très con. Une histoire de meurtre avec des personnages qui ne calculent rien, qui s’improvisent tueurs, c’est la catastrophe et c’est magnifique ! L’enchaînement de conneries est élevé au rang d’art.

JCC : Ah oui, ce sont de sacrés amateurs !

YL : Plein de faits divers sont comme ça. Un mec se dit : « je ne sais pas ce qui m’a pris, j’étais un peu bourré, j’ai décidé de l’étrangler. Puis j’ai voulu brûler le cadavre et ça ne prenait pas feu, alors j’ai découpé en petits morceaux, il y avait du sang partout, j’ai dû nettoyer, ça commençait à sentir… ». C’est magique et ça existe ! Ce côté « pied nickelé » m’intéressait beaucoup !

Un extrait de "À qui le tour ?"

Votre préfacier de prestige, Pierre Bellemare, met le doigt sur un sujet actuel : le relent raciste en France et en Europe. Est-ce que vous pensez que l’humour noir est une forme de résistance à ces discours puants ?

YL : Louis-Ferdinand Céline pratiquait l’humour noir et ça l’empêchait pas d’aboyer avec les loups ! Donc non. L’humour noir est employé par pas mal d’anars de droite, il ne garantit pas quoi que ce soit politiquement. Mais oui, les histoires actuelles de violences verbales faciles envers les minorités sont des pulsions animales. Il est question de la même chose dans notre album : ça ne va pas, on n’a pas les mots, alors on cogne.

Un livre comme le vôtre peut tout de même faire du bien à une époque où le racisme latent est devenue la norme, non ?

YL : Bien, c’est sûr que quand les politiques en fonction donnent un feu vert haineux vis-à-vis des Roms, des Arabes,… et que quinze jours après on incendie un camp de Roms, on voit le rapport cause à effet !

JCC : On peut quand même constater que notre panégyrique ne concerne que des petits blancs !

YL : Et non, il y a quelques beurs dans notre histoire carnivore ! Il n’y a pas qu’un côté France profonde . Ce peut-être la Belgique profonde, je suis un Européen et je m’intéresse aux crimes outre-Ardennes !

C’est vrai qu’en Belgique, on a beaucoup donné dans ce registre…

YL : Oui, pour moi c’est une Internationale du Crime Francophone ! Entre les Ardennes, Charleroi, le dépeceur de Mons,… Je pense que les faits divers unissent les peuples. Il n’y a pas de frontières, d’ailleurs Michel Fourniret passait la frontière sans problème…

JCC : En fait, l’horreur qui nous constitue fait rire ! Quand je reçois un scénario, je souffle en disant quelle horreur et puis je prends plaisir à mettre en scène, à trouver le bon angle… Il y a un plaisir sadique, presque infantile.

"Shining" de Stephen King
Paru en 1977

YL : On exorcise gentiment. C’est comme le sport vis-à-vis de la guerre : il vaut mieux jouer au football ou au rugby plutôt que s’entretuer. Sans prétention, je pense que la lecture de bouquins comme «  À qui le tour ? » est salutaire, comme celle de romans noirs. D’ailleurs, Stephen King disait que l’écriture de « Shining » a commencé quand il a voulu étrangler son gamin qui venait de déchirer un manuscrit. L’histoire commence ainsi : King rentre chez lui et découvre que son fils a complètement détruit un exemplaire unique de manuscrit, il sent monter en lui l’envie de l’étrangler et c’est le point de départ du roman ! L’instinct de meurtre tout le monde l’a, mais par chance, la plupart d’entre nous a eu accès au surmoi, une éducation qui refrène nos pulsions… Mais elles existent ! Les personnages de notre album n’ont pas forcément eu accès aux remords, à l’interdiction, donc ils y vont : « tu m’emmerdes ? je te tue ! ».

JCC : C’est amusant de constater que des gens sont choqués par nos planches !

YL : On n’est pas les premiers à parler de violence ! Dans la littérature ou le cinéma : « Dupont Lajoie », « Affreux, sales et méchants », « Faîtes entre l’accusé »…

Etude de personnage au crayon
par Jean-Christophe Chauzy

Comment l’illustre Pierre Bellemare est-il arrivé dans cette belle aventure ?

YL : Vincent Solé, le directeur éditorial, a eu l’idée de s’adresser à lui car ses « Histoires extraordinaires » ont marqué beaucoup de gens, moi compris. La plupart des histoires étaient des bidonnages ou des légendes urbaines. Mais c’était super bien raconté. Je me souviens aussi d’Hitchcock, « Sueurs froides », des trucs comme ça. En fait, en s’inscrivant dans cette tradition, on joue sur la corde raide du bon goût, c’est jouissif.

Un coup de fil a donc suffi pour convaincre Bellemare ?

YL : Solé l’a appelé. Sa secrétaire nous l’a passé et il a embrayé directement sur ses excellents souvenirs de Fluide, avec Marcel Gotlib. Il est parti d’emblée dans une longue tirade sur le crime : Pierre Bellemare tel qu’on l’imagine. Deux jours après, il nous envoyait sa préface.

Est-ce que vous avez envoyé un exemplaire de l’album à Jean-Pierre Pernault. Votre focus sur les régions de France est assez différent du sien, ça n’est pas tout à fait raccord !

YL : On ne communique pas avec Jean-Pierre Pernault

JCC : C’est plutôt de l’anti-Pernault.

YL : Tu veux dire qu’on est plutôt Ricard que Pernault ? (Rires)

JCC : Pas mal pour le bandeau de la réédition, une fois que l’album sera « coup de cœur de TF1 » !

YL : Disons qu’on s’intéresse quand même à tous les acteurs d’une histoire. Pernault vient juste faire le juge, il condamne. Nous, finalement, on ne condamne pas, on relate, on fait un travail journalistique fantasmé ! Pernault est dans une morale, nous pas du tout, au contraire !

JCC : Nous sommes des farceurs misanthropes.

YL : En gros, on dit que même les pires des assassins ont peut-être un petit talent, un talent de clown. Je pense qu’à partir du moment où l’on commet un crime très brouillon, on mérite presque une médaille !

Chauzy assassiné par Lindingre à Bruxelles
en septembre 2013

Il reste des tabous dans un album comme « À qui le tour ? »

YL : Les infanticides et les viols d’enfants, il n’en n’est pas question.

JCC : Moi, j’ai essayé de ne pas dessiner trop de bites par exemple ! Ce qui n’est pas simple dans une histoire comme « Colchiques dans les prés », où il est question d’onanisme avec une trayeuse automatique. Pas évident !

YL : Histoire vraie et récurrente !

JCC : Ma position de dessinateur est parfois difficile quand le scénario dit que « l’assassin sodomise un tracteur en plastique gonflé »… C’est pour cela que je parlais de Dubout tout à l’heure, mon dessin n’a rien à voir, mais j’essaie de trouver un équilibre pareil au sien : à la fois attendri et misanthrope. C’est fascinant d’avoir à disposition des personnages aussi cons, ça en devient charmant.

YL : C’est ce qui est passionnant dans les faits divers ! On a un intérêt empathique pour ces tueurs foireux. Leurs œuvres. Il ne faut pas confondre l’œuvre et l’auteur ! (Rires)

Nouvel formule pour Fluide Glacial

Dans le même temps que la sortie de votre album, il y a un lifting de Fluide Glacial

YL : Alors, c’est le contraire d’un lifting : on tire et détend toute la pagination.

Un renouveau donc ?

YL : Nous avons plusieurs objectifs. D’abord, en faire un autre objet : dos carré, beau papier, quelque chose de plus consistant. Ensuite, augmenter la pagination. Il se trouve que les ventes sont bonnes, elles s’améliorent.

Ce n’est donc pas une nouvelle mouture pour éteindre un incendie ?

Le 35è album d’Edika paraît en octobre

YL : Pas du tout ! C’est le contraire. Je rassure les lecteurs d’ActuaBD, Fluide va bien, les ventes ont progressé de 4% cette année. Dans un secteur qui se casse la gueule, c’est réjouissant. Du coup, on transforme l’essai. Nouvelles rubriques, nouveaux auteurs, nouvelles séries… Chaque mois on consacrera des cahiers spéciaux de trente pages à des thèmes précis. Le mois prochain il y aura 30 pages d’hommages à Edika. Il n’est pas mort, hein ! Il sort un nouvel album. On lui fait sa fête avec des invités comme Philippe Geluck, Lewis Trondheim, Riad Sattouf,…

Comment vivez vous votre nouvelle fonction de rédacteur en chef ? Et le passage du statut d’auteur du journal à celui de patron du journal ?

YL : Ca se passe bien, les ventes sont au rendez-vous, j’en suis heureux. J’étais terrifié à l’idée de prendre un four… Il a fallu tester des choses en gardant une certaine ligne. Au bout d’un an, je sais désormais à peu près où je vais. Pour la première fois de l’histoire de Fluide Glacial, on a créé deux postes à la place d’un : rédacteur en chef et directeur éditorial. Ce sont deux métiers différents. Le magazine n’est désormais plus une usine à prépublier des albums, il doit fonctionner tout seul. Si on en tire des albums, tant mieux. On essaie d’être cohérent dans les deux domaines.

Et vis-à-vis des collègues dessinateurs ?

YL : Et bien, on discute différemment, c’est certain. Je dois être honnête et dire si je trouve un boulot raté, mais j’ouvre toujours des portes. Juste dire non sans argumenter, c’est stupide. Je veux être constructif, dans l’intérêt des auteurs et celui du magazine. Je donne des pistes, je ne laisse tomber personne. Il faut savoir dire non, mais le dialogue, c’est la clé.

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Illustrations © Chauzy - Lindingre - Fluide Glacial, sauf mention contraire.

Photos © M. Di Salvia

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A propos de Chauzy & Lindingre, sur ActuaBD :

>« Il n’y a que Sarkozy pour croire encore au travail ! » (Entretien en juillet 2007)

> « Marine Le Pen représente un certain danger pour la République » (Entretien en avril 2012)

> Lindingre, Titine et Francisque à Quaregnon

> Lindingre reçoit le prix Charlie Schlingo

> Business i$ Business

> Chez Francisque T1, T2, T5

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> Jeunesse de France

> Petite Nature T1, T2, T3

> Titine au bistrot T1, T3, T4

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3 Messages :
  • Je vais peut-être m’offrir ce premier numéro nouvelle formule. Il faut encourager la presse, car elle mérite notre soutien, et permet de découvrir avant parution en albums de nombreuses histoires, dont certaines sont de qualité. De plus, je rappelle que rire un bon coup est excellent pour la santé : cela détend les muscles du visage et favorise l’expiration d’air vicié de poumons parfois fatigués.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Geraud le 1er octobre 2013 à  16:23 :

      Salut,

      Sans compter que dans ce numéro se trouve un bulletin d’abo à 41 € pour 12 numéros + 4 HS + l’intégrale "Idées noires".
      Même avec quelques numéros en baisse, ça vaut le coup de suivre, me semble-t-il...

      Répondre à ce message

      • Répondu par Oncle Francois le 2 octobre 2013 à  12:58 :

        Merci pour l’info, Monsieur Geraud !
        J’achète systématiquement les premiers numéros de revues, pour pouvoir les lire et prendre ensuite la décision de les sponsoriser ou pas, en les achetant ou non de façon régulière ; ainsi je me suis offert récemment le nouveau Lui, Papier, La revue dessinée et Mon Lapin. Je dois dire que je ne suis guère enchanté par ces revues : la première est bourrée de pubs et ne comporte qu’un seul dessin de Voutch (il y avait de bons dessins d’humour dans la précédente version....), les autres sont assez ennuyeux à lire et plutôt austères. Contrairement à l’Echo, Fluide n’est pas corrompu par la pub. Et il y a moins de rédactionnel crétin que dans L’echo des sales vannes. Donc oui, je vais envisager ce projet d’abonnement.

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