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Christophe Bec : « La fidélité des lecteurs m’a permis de réaliser la série fleuve Prométhée,en dépit du climat ambiant de l’édition »

Par Charles-Louis Detournay le 11 août 2015                      Lien  
Soleil vient de publier le douzième et "dernier" tome de Prométhée, ce qui est actuellement le plus dense et longue série de Christophe Bec. Bien des événements sont venus bousculer ce projet dont l’auteur assumait d'abord lui-même le dessin, avant de le confier à Alessandro Boci, d'y accueillir des artistes invités et de passer définitivement la main à Stefano Raffaele. Le résultat est l'une des plus grandes séries de SF consacrées aux rencontres du troisième type.

Malgré les différents intervenants sur Prométhée, avez-vous pu maintenir votre projet initial, sans finalement l’abréger comme vous aviez pu le craindre ?

L’abréger, certainement pas. Certains lecteurs m’accusent même plutôt d’avoir inconsidérément rallongé la sauce. J’ai eu la chance, grâce à l’efficacité et la rapidité de Stefano Raffaele, d’avoir pu aller jusqu’au bout de mes envies sur cette série. On a toujours quelques petits remords à la fin ou en cours de route, des choses qu’on aurait pu faire mieux ou différemment, mais la fidélité des lecteurs m’a vraiment permis de creuser et pousser les choses comme je le voulais et de réaliser cette série-fleuve qui était de toute façon l’ambition originelle. Même si je n’y croyais pas trop, vu le climat ambiant de l’édition BD, où il est parfois même difficile de faire un deuxième album d’une série.

Je mesure vraiment la chance que j’ai eue. Le seul petit accroc a été la collaboration avec Alessandro Bocci : il faisait du bon travail mais il était un peu lent. La rupture est venue d’un élément extérieur à la série Prométhée, mais cela a eu des répercussions… Au final, cela a été un mal pour un bien, car Raffaele a pris le relais en allant beaucoup plus vite, et c’est ce qui m’a permis de me projeter sur 12 tomes. Avec Bocci, j’aurais dû revoir mes ambitions à la baisse ou multiplier les albums collectifs comme pour le tome 5 (ou le tome 13 à venir).

Un des principaux leviers de la réussite de Prométhée tenait dans le fait que vous rassemblez un faisceau d’éléments liés aux extra-terrestres. Nous avons l’impression que c’est finalement le créneau où vous paraissez le plus solide.

Peut-être. C’est vrai qu’on me parle souvent de Pandémonium comme étant ma meilleure série jusque-là, et elle est également basée sur un socle solide et extrêmement documenté pour aller ensuite vers un récit très éloigné de l’historique traditionnel. Pour Prométhée c’est plus complexe, mais il faudra que s’écoule encore quelques années, une décennie au moins sans doute, pour avoir un peu de recul et savoir vraiment si c’est une série qui peut se relire par exemple. Je pense y avoir mis les ingrédients nécessaires. Si les lecteurs font l’effort de relire l’ensemble, ils réviseront sans doute complètement leur jugement sur la série, j’en suis même persuadé.

J’ai lu certains reproches selon lesquels les deux derniers tomes seraient un peu creux et que je ne sais pas finir mes séries ! Je le réfute complètement, je suis très fier de certaines fins de mes séries, comme celle de Pandémonium que j’évoquais précédemment : je l’ai relue récemment et je la trouve parfaite, je ne changerais pas une seule virgule ! Je pourrais aussi parler de Carême, de Bunker, ou de fins assez culottées comme pour Under et Sarah, ou les one-shots Diamond et Sunlight.

Mais ces reproches concernant Prométhée viennent de lecteurs qui n’ont pas pris la peine de relire l’ensemble, même si la parution des tomes est rapprochée, six mois, ça laisse largement la place d’oublier plein de choses. D’autant que, dans le cas de Prométhée, cela peut provenir peut être des informations implantées six ou sept tomes auparavant, et là on parle de plusieurs années en amont…

Je sais bien qu’il est difficile d’exiger cela des lecteurs sur une série aussi longue et feuilletonnante, pourtant certains l’ont fait et leur retour était très positif. Il n’y a que comme cela, en dehors même des qualités ou non intrinsèques à la série, que l’on peut se rendre réellement compte du travail accompli, qui a été énorme, le plus gros que j’ai pu fournir jusqu’alors sur une de mes séries. D’ailleurs, je ne prends en compte que le jugement de ceux qui me disent avoir lu ou relu les douze tomes sur une courte période. Pour les autres, ça ne compte pas pour moi, ce n’est pas valable.

Christophe Bec : « La fidélité des lecteurs m'a permis de réaliser la série fleuve Prométhée,en dépit du climat ambiant de l'édition »
Prométhée T11 & 12 – Par Christophe Bec & Stefano Raffaele – Soleil

Justement, la grande question qui tient en haleine pendant la lecture de douze tomes de Prométhée aboutit à la conclusion que vous donnez à la série. Vous semblez avoir privilégié le choc de la confrontation. Après un tel suspense, l’impact visuel de cette conclusion devait-il passer au premier plan ?

Les choses étaient annoncées dès la première scène (je reviens au fait de devoir tout relire avant de donner une opinion). Souvenez-vous : des conquistadors découvrent les restes d’un gigantesque vaisseau extraterrestre ! L’invasion à venir était implantée dès les trois premières pages de la série, et le fait aussi qu’ils observaient l’humanité depuis très longtemps.

Dès le départ c’est ce que je voulais faire, avec une originalité dont on n’a jamais fait état dans des critiques, visiblement elle a échappé à tout le monde. Dans les films ou séries d’invasion extraterrestre, l’invasion est généralement un fait acquis dès le début, ou bien la phase préparatoire dure, disons, un premier tiers, ou au maximum la première moitié du récit. Moi je voulais que cette préparation se déroule sur 90% de l’histoire !

Et ensuite effectivement, créer un choc visuel en prenant de la place pour décrire l’invasion à proprement parler. Le tome 11 est quasiment entièrement consacré à cela.J’avais été profondément marqué par la destruction de Neo-Tokyo chez Otomo : il y avait dédié un fascicule entier. À mon modeste niveau, j’ai voulu faire un peu la même chose.

Un autre grand pilier de la réussite de Prométhée tient dans la collaboration que vous avez tissée avec Stefano Raffaele. Le fait d’avoir pu aligner deux tomes par an était-il nécessaire pour imposer votre récit dans un marché qui privilégie l’annualité ?

Cette alchimie entre nous remonte bien avant Prométhée ! Notre première série ensemble était Pandémonium, et on s’est tout de suite parfaitement entendu artistiquement. Depuis, on ne s’est plus lâchés, et je ne compte pas le lâcher de sitôt ! Que mes collègues scénaristes soient prévenus ! (rires) En effet, le rythme de deux albums par an a permis d’installer durablement la série en librairie, et à chaque tome publié de gagner de nouveaux lecteurs. Lors de la parution du premier tome, ça a été un petit échec…

Prométhée T11 & 12 – Par Christophe Bec & Stefano Raffaele – Soleil

À quel point de vue ? Les ventes n’étaient pas au rendez-vous ?

Je vais parler un peu chiffres car la série aurait pu tourner court : nous n’avions vendu que 6 000 exemplaires du premier tome. J’ai mis les bouchées doubles sur le tome 2 pour qu’il sorte tout juste six mois après le premier afin d’éviter les retours librairie, d’autant que l’accueil était plutôt bon : ceux qui l’avaient lu avaient aimé. La mise en place du tome 2 a été la même que celle du tome 1, au lieu d’avoir l’effet mécanique de baisse habituel qui là, pour le coup, aurait tué la série. Le tome 2 s’est vendu à presque 8 000 exemplaires et on a revendu 3 000 du tome 1.

Cette mécanique n’a jamais cessé, avec le bouche à oreille, à chaque parution d‘un nouveau tome, on gagnait 2 ou 3 000 lecteurs par an. Aujourd’hui, si je compte les intégrales, le tome 1 est à plus de 30 000 exemplaires et on vend 15 000 à la nouveauté, ce qui, sans être extraordinaire, est plutôt très correct dans le paysage actuel, d’autant qu’il y a un certain nombre de traductions à l’étranger où ça marche très fort, comme en Allemagne ou en Italie, les USA aussi récemment, et une grosse option prise pour une série TV internationale.

On revient de loin, la série aurait pu se casser la gueule au tome 2. À ce moment-là, si on m’avait dit que je ferais 13 tomes, que la série serait traduite en cinq ou six langues et que peut-être ça allait finir en série TV, je ne l’aurais franchement pas cru !

En dépit de ce rythme de production haletant, il semble que vous n’ayez pas fait de compromis graphique, en multipliant les grands paysages et les grandes scènes de destruction comme vous l’évoquiez précédemment. N’avez-vous parfois eu peur d’en demander trop à votre partenaire dessinateur, et de devoir repousser les délais de parution pour accomplir votre mise en scène ?

Tout le mérite en revient à Stefano. Tout comme moi, il n’a jamais perdu la foi en ce que nous faisions et c’est un grand professionnel. Il est vrai que son dessin aurait pu s’émousser au fil des tomes à cause d’une certaine lassitude qui se serait installée, mais ça n’a jamais été le cas. Je me faisais aussi un malin plaisir à lui proposer des challenges forts, et la série permettait de faire des choses très variées et souvent spectaculaires.

Prométhée T11 & 12 – Par Christophe Bec & Stefano Raffaele – Soleil

On peut également remarquer que vous avez varié de plus en plus le rythme au sein de chaque album. Dans les derniers tomes de Prométhée, vous privilégiez les séquences d’actions dans différents lieux, que vous alternez avec des pages composées de dialogues très denses.

Quand je pense que certains disent que c’est une facilité… J’aimerais qu’ils essaient, qu’ils voient quel casse-tête c’est d’écrire un récit chorale et puzzle à la fois, triplé d’une narration en « cathédrale » ! Chaque tome de Prométhée était plus long et difficile à écrire que le précèdent, ne serait-ce qu’à cause du nombre d’informations à vérifier dans les tomes précédents pour essayer d’éviter les erreurs. Certes, cela fait partie du métier de scénariste, mais il y a des types d’histoires plus reposantes, je vous le garantis ! Mais par contre, c’est un pied intégral, car égoïstement, on a l’impression d‘avoir créé un petit monde cohérent avec ses règles propres et y naviguer devient un jeu de plus en plus passionnant. C’est clairement ma plus grande expérience professionnelle sur le plan de la technique du scénario.

Vous avez joué avec beaucoup de personnages principaux. Arrivé à la fin de cette aventure, avez-vous eu le sentiment d’avoir pu profiter pleinement de chacun d’entre eux ?

Globalement, oui. Je parlais des remords en cours d’écriture, il y en a forcément. J’aurais pu creuser plus tel ou tel aspect de tel ou tel personnage, soigner davantage le background, la psychologie…

Mais bon, ce n’était pas non plus le propos, on est dans du blockbuster, pas dans une comédie dramatique intimiste. Je suis content de certains personnages, moins d’autres. J’aime bien la petite Kellie Lambert, la journaliste stagiaire : au départ, je ne pensais pas qu’elle pourrait prendre une telle importance, puis je me suis aperçu que confronter sa naïveté à tous ces évènements était assez plaisant.

Spaulding était mon vecteur principal, c’est par lui que je pouvais faire passer beaucoup d’informations et faire progresser l’enquête. Il est sans doute trop monolithique, mais c’est comme ça : j’ai toujours eu cette influence très forte de Sergio Leone et le refus de la psychologie de ses personnages. Ça a créé un truc brut. Je sais que certains me reprochent ça, ce manque de caractère chez mes personnages, mais il ne faut pas confondre caractère et caractérisation, et pour cette dernière, je la travaille toujours beaucoup. Après, c’est réussi ou pas, mais j’y porte soin, j’ai bien retenu les leçons de Robert McKee.

J’ai lu aussi que je décanillais trop et trop vite certains personnages sur la fin : c’est une analyse trop rapide, 99, 99% de l’humanité y passe, je ne vois pas pourquoi une bonne partie de mes personnages y échapperait et survivrait. Il est logique qu’un bon paquet ne s’en sorte pas, et qui plus est de façon expéditive, vu le processus radical de mort suite à la confrontation directe avec les extraterrestres.

En introduction de ce 12e tome, vous en évoquez un 13e, qui va de nouveau être un collectif de dessinateurs, mais ici évoquant le passé des précédents contacts entre humains et extra-terrestres. Était-ce pour conclure la série sur un nombre fatidique (13), ou n’est-ce qu’un trait d’union pour mieux redémarrer par la suite ?

C’est pour aller au treizième, clairement ! Je ne voulais pas faire un album de plus en étirant trop pour finir au 13. Du coup, ce sera une sorte de hors-série avec une brochette de dessinateurs sacrément talentueux : Bajram, Roudier, Servain, Gnoni, Démarez, Alberti, Bonetti, Toulhoat, et bien-sûr Raffaele. C’est moi qui ai fait le casting : que des dessinateurs dont j’apprécie le travail.

S’agit-il là d’un trait d’union pour une suite ? Je ne l’exclus pas totalement, mais seulement si je trouve quelque chose d’aussi fort pour redémarrer, ce qui paraît très compliqué vu la façon dont la série se termine au tome 12. Ce serait un challenge, j’y bosse depuis un an, j’ai écrit un document de 200 pages rassemblant idées et documentations. Pour l’instant c’est un gros bazar, est-ce qu’il en sortira quelque chose ?

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

Demain, la suite de cette interview avec les nouvelles séries d’Eternum et de Sanctuaire Genesis

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo en médaillon : © Christophe Bec

 
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