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Coloriser les Soviets : hommage ou hérésie ?

Par Charles-Louis Detournay le 10 janvier 2017                      Lien  
Ca y est ! Après des mois de teasing, de communiqués et de réactions enflammées de la part des hergéologues les plus pointus, nous voici à quelques heures de la délivrance. Une bien longue gestation pour un album finalement sans surprise…

C’est ce mercredi 11 janvier, que l’album colorisé de Tintin au Pays des Soviets sera donc mis en vente dans toutes les « bonnes » librairies. Un album qui aura finalement fait couler plus d’encre que de couleurs. Était-ce bien nécessaire !?

Moulinsart abat sa dernière carte

Coloriser les Soviets : hommage ou hérésie ?Le débat qui agite encore la sphère des amateurs de Tintin tourne autour de la volonté de republier ce péché de jeunesse… et surtout de le mettre en couleurs ! Hergé l’aurait-il voulu ? Ou voulait-il plutôt mettre cet album de côté et est-ce alors pour cela qu’il n’a jamais souhaité qu’on le retravaille comme pour les titres qui ont suivi (Tintin au Congo, en Amérique, etc.) ? Produisant des documents ou multipliant les analyses, les avis s’opposent… Mais pourquoi tant de rage ?

Sans doute parce qu’Hergé est l’un des rares grands maîtres de la bande dessinée à s’être exprimé sur l’avenir de sa création. « Tintin, c’est moi », expliquait-il. Et donc sans Hergé, plus de Tintin ! En tout cas, plus de nouveaux album de Tintin ! Et même si Moulinsart tente de se réinventer perpétuellement autour de cet héritage de papier, via le cinéma, les objets de luxe, les fac-similés, les figurines, et les autres produits marketing, les albums pirates mettant en scène des aventures non-autorisées du reporter continuent d’attirer des lecteurs.

Pour maintenir vivant une série qui ne propose plus de nouveautés, il faut donc parfois abattre un atout, pour redonner de la jeunesse à la série et éviter la sclérose. Lors de ces dernières années, Moulinsart a donc réalisé quelques coups d’envergure, afin de faire revivre le héros auprès du grand public, sans trahir cependant le testament moral d’Hergé. Ce fut le cas par exemple avec Tintin et l’Alph-Art, un album posthume dans lequel Hergé s’était dévoilé plus que de coutume.

Colored or not colored ?

Restait alors à savoir comment exploiter au mieux la première des aventures du jeune reporter ? Il serait faux de croire que l’album est longtemps resté indisponible : en dix ans, il a encore connu une demi-douzaine d’éditions, chez Casterman et Moulinsart bien entendu, mais aussi chez France Loisirs ou aux Éditions du Centenaire. Mais on le sait, le noir et blanc ne fait plus recette auprès du large public… Et puis le graphisme en devenir d’Hergé réserve cette aventure, pouvait-on penser, aux plus initiés de ses lecteurs.

On comprend dès lors cette volonté marketing de coloriser cette aventure : que l’on apprécie ou non le choix des couleurs, on doit se rendre à l’évidence : cette colorisation va considérablement augmenter le nombre de lecteurs qui vont (enfin) découvrir cette aventure. De ce point de vue, l’objectif est donc atteint ! Et la campagne promotionnelle réalisée par Moulinsart/Casterman a très efficacement porté ses fruits : s’assurer que cette dernière carte abattue entre les fêtes et Angoulême marque pour un temps l’imaginaire des lecteurs, et ravive l’image poussiéreuse de cet album.

Tintin colorisé ou politisé ?

À nos yeux, le vrai trauma ne se cache pas dans le choix de la colorisation, mais justement dans l’accès plus large que cette colorisation va engendrer. En effet, lorsque le nouveau lecteur va découvrir ces aventures réalisées il y a 88 ans, va-t-il les lire au premier degré ou sera-t-il à même de contextualiser le moment de leur création ?

Dès la première double page, les clichés se multiplient (complots bolchéviques contre le gentil reporter désirant dévoiler la vérité à la face du monde), puis passent de la caricature du vol de grain pour nourrir la propagande internationale à la tartufferie des fausses usines pour gruger les journalistes anglais. Bien entendu, Tintin au Pays des Soviets n’est pas qu’un pamphlet contre la révolution communiste -qui fête cette année son centième centenaire- et le régime qui s’appliqua dans les années qui suivirent. Les scènes cocasses dans les plaines désertiques ou les poursuites endiablées de l’album ne parviennent pas effacer la propagande anticommuniste simpliste par Hergé dans un journal qu’il qualifia lui-même par la suite "d’extrême-droite" et dont le directeur était un admirateur affiché du régime fasciste de Mussolini.

Ce qui choque donc finalement dans le traitement qu’en fait Moulinsart, c’est , comme pour Tintin au Congo, l’absence totale d’avertissement ou de contextualisation de l’œuvre pour ce tirage visant le grand public. Comment le lecteur qui a apprécié l’émotion de Tintin au Tibet ou l’aspect théâtral des Bijoux de la Castafiore va-t-il interpréter cette vision politique qui relève de la propagande ? Quand bien même le quotidien communiste L’Humanité en avait-il conclu que cette dénonciation du régime stalinien avait finalement un fond de vérité, un minimum de contextualisation historique est-elle impossible ?

Qu’elle soit en couleurs ou en noir et blanc, la lecture de Tintin au Pays des Soviets devrait donc s’accompagner de celle de la monographie de Philippe Goddin Hergé : Tintin et les Soviets : Naissance d’une Œuvre, qui permet de comprendre non seulement les égarements d’Hergé, mais aussi le laboratoire graphique et scénaristique que représente ce magnifique péché de jeunesse.

Le luxe pour seule réponse

L’occasion ne nous a malheureusement pas été donnée de découvrir l’édition limitée de 50.000 exemplaires de cette nouvelle édition en couleurs. Pourtant, s’il en est une à conseiller, c’est bien celle-ci !

Elle arbore la couverture de l’album de 1930 et s’enrichit d’une planche « oubliée ». Mais elle comprend surtout un cahier de seize pages réalisé par le même Philippe Goddin qui contextualise à bon escient cette lecture d’un autre âge... C’est elle qui lui donne ses vraies couleurs !

Une édition au tirage limité, certes, mais qui réflète certainement le mieux le contexte de création de ce récit fondateur

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782203136809

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Toutes les illustrations sont © Hergé / Moulinsart / Casteman

 
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8 Messages :
  • Coloriser les Soviets : hommage ou hérésie ?
    10 janvier 2017 17:39, par Nicolas Anspach

    Charles-Louis,
    Tu oublies de préciser que Hergé ne voulait pas que d’autres touchent à ses personnages, à son œuvre et à ses albums. Souvenons-nous de la fameuse planche bidon réalisée par Jacques Martin et Bob De Moor lorsque Hergé était en vacances. Hergé était furibard lorsqu’il a découvert la planche dessinée par ces potaches d’assistants !
    Hergé ne voulait pas qu’un dessin sorte de son studio sans qu’il l’ait avalisé ; ou tout du moins donné ses indications. Excepté peut-être pour certains travaux publicitaires, pour lesquels il donnait sa confiance à Bob De Moor.
    Oui, coloriser les Soviets est une hérésie. Seul le nom de Hergé est mentionné sur la couverture. On ne connaît pas les intentions d’Hergé par rapport à une colorisation. Or, ici, on touche à l’aspect artistique...
    Il aurait mieux valu à mon sens un nouveau Tintin où ce serait clairement établi qu’Hergé n’aurait rien à voir dans cette œuvre...

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    • Répondu le 11 janvier 2017 à  08:09 :

      Pas rien avoir mais clairement préciser que c’est une " La version colorisée par…"
      Quoiqu’il en soit, la démarche est opportuniste. Après, on peut toujours l’emballer d’un discours pour faire croire que c’est pour connaître l’œuvre a un large et jeune public incapable de lire une Bd en N&B tellement le jeune est devenu bête avec ses écrans et tout… des arguments foireux du marketing. Juste pour faire vendre en faisant du neuf avec du vieux.

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      • Répondu par Frédéric HOJLO le 11 janvier 2017 à  09:36 :

        on peut toujours l’emballer d’un discours pour faire croire que c’est pour faire connaître l’œuvre à un large et jeune public incapable de lire une Bd en N&B

        Il est vrai que cet "argument" commercial est douteux. Je fais parfois lire des extraits de Persépolis et de Maus à des jeunes de 14-15 ans. Non seulement cela "fonctionne", mais je n’ai pas le souvenir d’avoir eu de leur part la moindre remarque sur le noir & blanc.

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  • "qui fête cette année son centième centenaire" ?!

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    • Répondu par Liaan le 11 janvier 2017 à  08:58 :

      Ha ha ha ! Excellent !
      Le temps passe si vite.
      Bien vu !

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      • Répondu par jean-pierre le 11 janvier 2017 à  21:14 :

        ..il n’empêche que la colorisation est d’un très bel effet et rend l’album particulièrement attractif malgré son âge....je ne m’attendais pas à celà.!..evidemment on peut toujours en discuter l’opportunité !

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  • A propos de la couverture
    18 janvier 2017 19:36, par Jacques Langlois

    Non, l’édition de luxe ne reprend pas la couverture de l’album de 1930 mais un projet d’Hergé, il est vrai très proche du résultat final, ...avec du reste un titre légérement différent du titre définitif.
    C’est bien ce dessin d’Hergé qui a été utilisé ici, ...y compris avec le titre approchant, ce qui est un peu bizarre.
    A titre personnel, je préfère cette présentation au visuel retenu pour l’édition couleurs courante.
    Et globalement je trouve cette colorisation très réussie !

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  • Incroyable !Après Tintin au pays des soviets,c’est maintenant au tour des Idées noires de Franquin de passer à la colorisation ,annonce sans vergogne la fille du célèbre dessinateur belge qui cite pour se justifier une des dernières volontés de son défunt père :https://www.facebook.com/janninetnous/videos/1247666171995612/

    Décidément on ne respecte plus rien en ce bas monde qui part à vau-l’eau,qu’on se le dise.

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