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Crepax (2/2) : un recueil de récits rares et inédits !

Par Charles-Louis Detournay le 3 août 2015                      Lien  
Ce second volume des adaptations littéraires de Crepax publié Actes Sud BD est l'un des albums patrimoniaux les plus intéressants de cet été : par la qualité et l'innovation du travail réalisé par Crepax, cela va de soi, mais aussi parce que ces œuvres étaient soit introuvables en français, soit tout simplement inédites.

La contribution de Guido Crepax à la bande dessinée ne se limite pas, on s’en doute, à son héroïne fétiche Valentina, dont nous nous félicitions voici quelques jours de la nouvelle édition, pour la première fois complète, que L’An2 et Actes Sud publiaient ces temps-ci. Une bonne part de l’œuvre de Crepax, en effet, est consacrée à l’adaptation en bande dessinée d’œuvres littéraires pour lesquelles Crepax nourrissait une véritable passion. On pense spontanément à quelques romans sulfureux d’Emmanuelle Arsan, du Marquis de Sade ou de Sacher-Masoch, mais l’auteur ne s’y est pas cantonné, il aborda également des classiques du fantastique et du roman policier.

Pour adapter ces morceaux d’anthologie, Crepax n’a pas choisi une approche classique. Pour chacun d’entre eux, il s’appuie sur les codes de la bande dessinée pour en tirer des atmosphères spécifiques au roman et les transcrire au mieux dans son album. Nous avions pu étudier son style et son évolution dans le premier épais album broché paru l’année dernière chez Actes Sud, Le Comte Dracula et Frankenstein : « Il reste à espérer qu’Actes Sud ou d’autres éditeurs francophones s’engouffrent dans la voie de la redécouverte des œuvres du maître milanais encore restées inédites en français. Son adaptation du Procès de Kafka, ou son Casanova resté inédit depuis 1981 chez Glénat, ne sont que quelques exemples de ces titres qui manquent à nos bibliothèques. »

Ces vœux sont en passe d’être exaucés, car en plus de lancer la réédition de Valentina, Actes Sud a publié le mois dernier un nouveau recueil des adaptations,littéraires de Crepax dans le même format que le précédent. On y trouve Dr. Jekyll et Mr. Hyde d’après Robert L. Stevenson, Le Tour d’écrou d’Henry James, Trois enquêtes du Chevalier Dupin d’après Edgar Allan Poe et d’Histoire de ma vie d’après Giacomo Casanova. Une compilation aussi dense qu’hétéroclite !

Docteur Jekyll et Mister Hyde préalablement publié en Français par Albin Michel en 1988, indisponible depuis des années, mériterait à lui seul une analyse très poussée, car l’auteur a mis l’accent sur l’ambiance victorienne du récit, la psychologie des différents personnages et en particulier sur la schizophrénie de Jekyll/Hyde qui fonde le récit, dans une atmosphère fantastique qui monte crescendo avec un sens consommé de la mise en scène.

Crepax (2/2) : un recueil de récits rares et inédits !

La marque de fabrique de Crepax s’imprime dans la transformation physique des personnages avec ce double central à la fois dissemblant et semblable qui permet de de donner de la crédibilité à la mystification opérée par les deux personnalités. La planche de la transformation du visage en particulier est une petite merveille qu’on ne se lasse pas d’étudier.

La couverture de l’édition originale italienne du "Tour d’écrou"

Outre le découpage qui lui est propre, la seconde caractéristique de l’adaptation de Crepax réside dans ces scènes muettes dans lesquelles il imagine les perversions auxquelles se livre Hyde, amateur de luxure. Avec une élégance au pinceau rarement atteinte, Crepax décrit la bourgeoisie anglaise avec sarcasme.

Page après page, Crepax fait monter la pression, présentant la frontière qui s’amenuise entre Hyde et Jekyll, tout en jouant sur la multiplication des cases et des gros plans sur des visages sidérés ou terrifiés.À elle seule, cette nouvelle publication justifie l’intérêt que pourrait lui porter le lecteur, si le recueil ne comportait pas, en prime, des récits inédits en français !

C’est le cas du Tour d’écrou, un récit publié en 1989 par Olympia en Italie, mais qui n’avait pas encore franchi les Alpes

Dans cette adaptation du roman d’Henry James [1], Crepax analyse la part de fantastique, mais surtout l’importance des convenances et de l’éducation dans notre société. Face à l’apparente candeur de ces enfants, la progressive lascivité de leur gouvernante prend des tournures étonnantes. On note également l’utilisation de l’architecture moderne, des meubles, des tableaux et de la décoration d’intérieur utilisée par Crepax.

Une publication en solitaire du Tour d’écrou n’aurait pas permis d’adresser ce récit au plus grand nombre. En le rapprochant du précédent Jekyll/Hyde, l’éditeur permet également au lecteur de faire le lien avec le glissement de la personnalité. Le rêve et les contes prennent également une place importante, ce qui permet à Crepax d’aborder ces fantasmes qui peuvent effleurer chaque être (ce que certains nomment « perversion »).

Une planche du "Giro di Vite" (Le Tour d’écrou)

Tout aussi inédit en français et en album, la compilation des trois des enquêtes du Chevalier Dupin réserve son lot de surprises. Certainement réalisées pour des publications indépendantes dans des magazines, l’auteur avait lui-même réalisé une page introductrice à ces trois enquêtes parmi les plus célèbres écrites par Edgar Allan Poe : Double Assassinat dans la Rue Morgue, Le Mystère Marie Rogêt et La Lettre volée.

Pour pouvoir adapter ces récits en parfois seulement sept pages, Crepax multiplie parfois les cases sans jamais cependant sacrifier à la lisibilité. Certes, ses raccourcis présentent l’œuvre sous une forme parfois légèrement différente, mais l’ensemble est également sublimé par son style. Un véritable tour de force qui confond par sa maîtrise !

Crepax ne demeure pourtant pas neutre par rapport au récit (le pouvait-il ?). Il alterne des plans classiques, joue avec les aplats et la vibration de son trait, pour organiser l’éclatement de son découpage dans une folle séquence muette de poursuite dans Double Assassinat dans la Rue Morgue, un découpage audacieux pour les odieux faits du Mystère Marie Rogêt, ainsi qu’une éloquente mais longue scène muette de La Lettre volée, dans laquelle il imagine le contenu de ladite lettre avec l’imagination érotique qu’on lui connaît.

Un Casanova embrouillé mais humain

Profitons de cette transition pour aborder l’un des plus grands personnages historiques reconnus pour ses conquêtes amoureuses : Giacomo Casanova. Crepax avait choisi une partie de ses mémoires dans laquelle il décrit son amour pour un tendron de quinze ans envoyée dans un couvent de religieuses à Murano. Dans son espoir de la reconquérir, le bourreau des cœurs fait la connaissance d’une mère supérieure bien moins prude qu’il n’y paraît.

Ce récit de vingt-cinq pages fut publié dans le volume collectif Casanova publié par Jacques Glénat. Pour les collectionneurs, ce livre de 1981 est presque introuvable et on salue donc sa nouvelle publication en fin de ce nouveau recueil. Actes Sud a augmenté le contraste des planches, ce qui permet de mieux profiter de la finesse du dessin de l’auteur.

Pourtant, ce récit de Casanova est peut-être une des moins bonnes adaptations de Crepax. Voilés ou masqués, les personnages féminins se croisent et s’échangent... Tant et si bien qu’il faut redoubler d’attention pour saisir la portée du récit à la première lecture. Cela ne retire rien du formidable découpage du maître italien, que cela soit dans le jeu des regards, des caresses sensuelles en guise de préliminaires, ou de la passion évoquée lors d’ébats mouvementés. La diversité du style des planches présentées franchit tellement de frontières en matière de découpage qu’elle prend le pas sur la compréhension complète du récit. La maestria reste résolument graphique !

En guise de conclusion, quelques mots sur l’introduction...

Pour introduire ce recueil, Actes Sud commence avec "Une préface qui ne sera jamais écrite". À mots couverts, on comprend que l’éditeur aurait voulu demander à Wolinski de l’écrire. Cette page reprend donc un texte qui met en avant des citations d’édito du directeur de Charlie de 1970 à 1981. Actes Sud explique que les lecteurs francophones doivent la découverte de Crepax à Wolinski. Dans ces citations, Wolinski soulignait les points forts de l’auteur italien : son art de l’érotisme, sa déconstruction, son amour de littérature, et son goût immodéré pour le dessin.

Cette exploration des inédits de Crepax chez Actes Sud ne doit pas faire oublier le travail des éditions Delcourt depuis six ans qui propose au lecteur de redécouvrir les œuvres érotiques les plus audacieuses du maître italien. Il vient d’ailleurs de publier le tome 2 d’Emmanuelle, un récit resté inédit en français jusqu’ici.

Bien d’autres récits inédits de Crepax attendent encore quelques éditeurs attentionnés pour prolonger cette redécouverte, comme Le Procès de Kafka qui sera peut-être inclus dans un troisième volume chez Actes Sud. En attendant, le recueil qui vient d’être publié est certainement une des plus intéressantes et enthousiasmantes publications consacrées à Guido Crepax ces dernières années. À consommer à la faveur de cette douceur estivale.

Emmanuelle T2 : l’anti-vierge - Par Guido Crepax d’après Emmanuelle Arsan - Delcourt

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN :

Dr. Jekyll et Mr. Hyde, suivi du Tour d’écrou, des trois enquêtes du Chevalier Dupin et d’Histoire de ma vie d’après Giacomo Casanova – Par Crepax – Actes Sud/l’An 2. Préface composée à partir des écrits de Wolinski.

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À propos de Crepax, lire :
- Crepax (1/2) : enfin, une nouvelle édition de Valentina !
- Emmanuelle T2 : l’anti-vierge - Par Guido Crepax d’après Emmanuelle Arsan – Delcourt
-  Le Comte Dracula et Frankenstein servis par l’élégance fantastique de Guido Crepax
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-  La Vénus à la fourrure - Par Guido Crepax, d’après Sacher-Masoch (traduction Luca Staletti) – Delcourt
-  Glénat et Delcourt, les duellistes de l’érotisme chic
-  2009, année érotique...
-  "Sexties" : La révolution sexuelle de la bande dessinée, selon Cuvelier, Crepax, Forest et Peellaert
-  Disparition de Guido Crepax

[1Notons qu’une autre adaptation du Tour d’écrou a été réalisée en 2009 par Hervé Duphot pour la collection Ex-Libris de Delcourt.

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3 Messages :
  • Il y a un problème avec vos scans des pages, on dirait que ça a été pris de biais, ils ont des têtes aplatis, pourtant les cases ont l’air droite, mais les dessins ont l’air trafiqués.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Oncle Francois le 5 août 2015 à  13:02 :

      Votre navigateur doit être à la rame, moi je n’ai aucun problème d’appréciation visuelle des magnifiques pages qu’actuabd vous offre de contempler, cela de façon gratuite et désinteréssée. Maintenant, Crepax a toujours adoré les mises en page sophistiquées, les perspectives aussi perdues que ses filles de papier au corps androgyne mais très attirantes pour autant, du moins pour un homme de goût comme moi-même.

      Répondre à ce message

      • Répondu par Yo le 6 août 2015 à  13:04 :

        Oncle François qui se fait troller !
        Que du bonheur...

        Répondre à ce message

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