Cicéron avait mis le doigt dessus depuis bien longtemps : « Ce qu’il y a de plus insensé, c’est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. »
Il n’y a pas d’ « Affaire Jacobs » -comme il y aurait une « Affaire du collier », mais il y a bien une « affaire Biermé » qui, s’appuyant sur la loi, a fait ce qu’il a voulu d’une Fondation souhaitée par le créateur de Blake et Mortimer. Il a trouvé les moyens d’en être le seul possesseur des clés, précisément parce que tout cela était logé dans une entité juridique.
Techniquement, vu qu’il est le seul maître à bord, on peut imaginer que Philippe Biermé peut en faire ce qu’il veut, en changeant les statuts de la Fondation par exemple. Elle aurait vendu des planches de Jacobs, et alors ? Techniquement, rien n’empêche une fondation de le faire, à ce que l’on sache, cela arrive tous les jours. Jusqu’à preuve du contraire, Biermé est chez lui, il fait donc ce qu’il veut. Beaucoup de grosses successions pilotées par un ayant droit (Picasso, Vasarely, Giacometti…) ont souffert de situations comparables…
Pour le débusquer, il faudrait qu’il y ait plainte, qu’un préjudice soit constaté… Y en a-t-il un ? Le Groupe Média-Participations, propriétaire des éditions Blake et Mortimer, prendrait l’initiative d’une action en justice, dit-on. Comme dirait Philip Mortimer : Wait and See !
Des intérêts bien compris
Edgar P. Jacobs avait pareillement créé un « Studio Jacobs » pour fabriquer de nouvelles aventures de Blake et Mortimer et des « éditions Blake & Mortimer » pour les publier, autres entités juridiques rachetées par… Média-Participations à leurs propriétaires (les héritiers ou les mandataires du dessinateur, dont Philippe Biermé...), ceci contre monnaie sonnante et trébuchante.
Les nouveaux propriétaires sont eux aussi les maîtres des clés et font ce qu’ils veulent. Ils ne s’en sont pas privés. L’éditeur Yves Schlirf a multiplié les produits exploitant l’œuvre : édition courante, fac-similés, éditions de luxe, produits dérivés… Cela a d’ailleurs plutôt profité à l’entreprise qu’il dirige, comme à l’œuvre qui continue à être diffusée à grande échelle avec plus ou moins de qualité. On croit savoir d’ailleurs que l’un de ces prochains « Blake et Mortimer par… » sera signé… François Schuiten dont l’interview à propos des planches "pillées" de Jacobs est publiée dans nos pages.
Il est clair que l’annonce par Philippe Biermé d’une gestion possible de ses intérêts par un certain Nick Rodwell, le patron de la société Moulinsart, n’a pas fait que des heureux, notamment chez les éditeurs des deux héros britanniques : l’homme est connu pour le caractère vétilleux de ses services juridiques. Pourtant, là encore, l’intérêt du fondateur du Musée Hergé est bien compris : Jacobs a été le plus important collaborateur du créateur de Tintin et techniquement, le fondateur de l’École de Bruxelles. Il n’y a donc rien d’aberrant ce que le Musée Hergé gère l’œuvre de l’ermite du Bois des Pauvres…
Ces méchants collectionneurs et ces méchants marchands…
Des marchands, des salles de vente auraient abusivement profité des enchères pharaoniques de l’auteur du Mystère de la Grande Pyramide ? C’est bien possible, mais où est le mal s’ils ont fait les choses dans les règles, avec des factures, en toute transparence fiscale ? Qu’ils soient justiciables pour un quelconque manquement à ces obligations, c’est autre chose. Mais là encore, les enquêtes journalistiques ne mentionnent aucune plainte, aucune enquête de police en cours, aucun fait répréhensible…
Nous considérons au contraire, avec François Schuiten sans doute, que les collectionneurs sont les vrais seuls conservateurs du patrimoine de la bande dessinée aujourd’hui puisque l’État ne le préserve pas. Les plus grands musées, du reste : Le Louvre, le Musée d’Orsay, même celui de la bande dessinée à Angoulême !, se sont constitués avec de grandes collections privées.
Que ces braves gens dépensent des sommes folles pour acquérir des pièces du patrimoine ? C’est bien la moindre des choses, ce sont des pièces de valeur et cette valeur n’existe que parce qu’il y a des porte-monnaies assez pourvus pour la payer, parfois au bout d’une ardente bataille.
« Omerta »…
Alors il y a ces journalistes qui cachent des choses... On vise peut—être le signataire de ces lignes parce qu’il écrit pour les catalogues de la Maison Christie’s quelques commentaires sur ces planches… Là encore, en toute transparence : des piges payées sur facture, par virement bancaire, à un tarif plutôt dans la fourchette basse du prix du marché, mais écrites avec le plaisir de faire découvrir ces chefs d’œuvre.
Les articles que j’ai écrits sur ActuaBD à propos de cette affaire restent prudents, précisément pour les raisons détaillées ici, et parce qu’on ne cherche pas à se faire infliger une poursuite en justice pour des propos imprudents. On a ouvert nos colonnes à Monsieur Biermé ? Elles sont ouvertes à tous les protagonistes de l’affaire. À votre bon cœur, messieurs…
J’avoue ne pas comprendre ce que l’on reproche à « certains journalistes ». De ne pas enquêter ? Certains l’ont fait avec talent, comme Daniel Couvreur du Soir de Bruxelles ou encore Jérôme Dupuis de L’Express, salariés de leurs entreprises. Nous avons lu et souvent rapporté leurs papiers qui leur ont valu quelquefois (c’est le cas pour Le Vif/L’Express), un droit de réponse de Philippe Biermé. On aimerait bien que ces grands médias nous informent si une plainte a été instruite par quelqu’un dans ce dossier. Nous sommes comme vous, dans l’attente…
Paupérisation
Revenons à l’interview de François Schuiten. Mêler cette « Affaire » au statut précaire des auteurs me semble être une maladresse. Idem pour la demande d’un contrôle sur les échanges de planches : il va rendre plus administratif et plus compliqué encore un commerce dont pas mal d’auteurs –François Schuiten le rappelle- profitent néanmoins. Cela nous semble une boîte de Pandore fiscale plus préjudiciable qu’avantageuse. Pour l’instant, ce sont les arguments qui sont pauvres.
François Schuiten n’est ni juriste, ni journaliste. C’est un enthousiaste qui aimerait surtout que l’œuvre de Jacobs soit préservée. Mais s’il comptait passer là un message subliminal à ses éditeurs pour les inviter à mieux payer les créateurs, il s’y prend mal, à notre sens. Tout cela nous semble bien loin éloigné de « L’Affaire Jacobs », puisqu’il paraît qu’il y en a une…
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Illustration d’Edgar P. Jacobs. © Éditions Blake et Mortimer
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