Déjà, soyons clairs : ce qu’on nous vend sur la couverture comme un album de Michel Onfray avec sa complaisante complicité, y compris sur ActuaBD sous la plume de notre collègue et ami Charles-Louis Detournay, n’est pas de lui. Il s’agit de l’adaptation d’un scénario qu’il a écrit pour un film documentaire sur Nietzsche, L’innocence du devenir - La vie de Frédéric Nietzsche . Onfray n’a pas eu l’idée (car la vie de Nietzsche, il ne l’a tout de même pas inventée), il n’a pas davantage découpé le scénario, ni rédigé ses dialogues. C’est son dessinateur Maximilen Le Roy qui s’en est chargé. Et encore, bon nombre de textes sont de Nietzsche lui-même dans une traduction dont l’auteur n’est d’ailleurs pas crédité.
Mais on ne peut pas en vouloir pour cette petite entourloupe commerciale immédiatement éventée en page de titre de l’ouvrage (il faut bien parfois succomber aux vices du consumérisme et on espère que Michel Onfray reçoit un substantiel pourcentage sur les ventes, car il l’aura bien mérité), on comprend la démarche du dessinateur et surtout de son éditeur, Le Lombard : au box-office de la lucarne, Onfray a depuis longtemps relégué BHL au statut de marionnette surannée (il faut dire que ça lui va comme un gant). Le héraut de l’athéisme militant, tel qu’on le voit à la télé, a une mine tout à fait sympathique : docteur en philosophie politique et juridique, il en impose, cultive l’impertinence en collaborateur patenté de Siné Hebdo, n’hésite pas à dire qu’il connaît ses dossiers et, habile bretteur de mots, sait mieux que quiconque prendre la pose de l’agressé. D’abord enseignant à l’Education Nationale avant d’en démissionner lorsque, dit sa biographie sur Wikipedia, « Le Pen apparut en 2002 au deuxième tour des présidentielles », il fonde une « Université populaire » qui ne désemplit pas à Caen où il enseigne de nouvelles formes de l’hédonisme et de l’athéisme, se revendiquant d’une gauche libertaire.
C’est cet homme-là que le jeune Maximilien Le Roy, 26 ans aux chanterelles, dessinateur au talent appréciable, admire et décida d’approcher à la lecture de son script. La manœuvre est payante puisque cet ouvrage très moyen ne décroche pas de la liste des best-sellers comme tout ce que signe le Midas de la philosophie populaire. Sauf que, du point de vue de la BD, on n’a pas vraiment progressé. On a reculé plutôt, depuis les Oncle Paul qui paraissaient dans Spirou à partir de 1954.
Souvenirs de l’Oncle Paul
C’était notre « université populaire » à nous. Elle commençait toujours par une question des deux neveux dessinés par Eddy Paape. La figure paternelle de l’Oncle Paul (on sait aujourd’hui qu’il s’agissait de Paul Dupuis, l’imprimeur du quatuor d’éditeurs) y répondait et leur faisait gentiment la morale en racontant une anecdote édifiante. Toute l’histoire du monde y passait : La prise de Rome par les Barbares, la protection de Saint-Malo par la Vierge, la véritable histoire du Vaisseau Fantôme, le radeau de la méduse, la bataille de Trafalgar, la résistance d’Adb-el-Kader en Algérie, etc. Une histoire aux accents de la IIIe République destinée, on le sait aujourd’hui, à complaire aux censeurs de la célèbre Commission pour la Protection de la Jeunesse, l’Anastasie de la Loi de 1949.
Le Nietzsche de Maximilien Le Roy ne fait rien d’autre que cela : de la naissance à la mort, on nous égrène les faits saillants du grand homme, aux limites du name dropping historique : sa rencontre avec Wagner, sa liaison avec Lou Andreas-Salomé, la folie due à une syphilis contractée dans sa jeunesse, ses fulgurances théoriques, sa santé fragile, sa mise à l’écart du professorat. On entrelarde tout cela de citations obscures dans le style oraculaire dont le philosophe avait le secret. Le dessin est habile, appliqué et même parfois inspiré ; il colle souvent au document. De temps en temps, surtout quand il faut évoquer les moments de délire, le trait se fait plus abstrait, voire anachroniquement expressionniste avec ses notations « giacomettiesques. »
Coffee Table Book
Charles-Louis Detournay affirme que cette BD donne envie de se replonger dans les œuvres du penseur. On peut l’espérer, mais je n’en suis pas si sûr.
Parce que je me souviens des Oncle Paul. Dans cette BD géniale, on pouvait imaginer que les neveux riaient sous cape des sentences de leur vieux barbon de tonton même si, en passant, ils avaient fini la journée moins bêtes qu’avant. Il y avait une distance par rapport au savoir ; il n’était pas, comme ici, sacralisé dans une espèce de pathos qui invoque la tragédie. Le prolifique Jean-Michel Charlier ou le jovial Octave Joly et leurs dessinateurs enlevaient, avec leur naïveté, la peur d’apprendre. La même chose se passait à la lecture des biographies de Jijé, de Paape ou d’Hubinon : Don Bosco (et Dieu sait que je n’ai pas eu une éducation religieuse), Surcouf, Mermoz, Baden Powell… Ces aventuriers, ces héros assumaient simplement le rôle d’élever ce qui était une "contre-culture", sinon une "sous-culture".
Le Nietzsche, dans sa forme-même, affirme son ambition artistique. Ici, non seulement la dérive mentale du philosophe apparaît aussi lourdement répétitive qu’indigeste et mais on ne nous apprend quasi rien sur sa pensée, sauf à la disqualifier en insistant sur ses tourments d’aliéné. Les figures secondaires de Wagner ou de Lou Salomé sont tellement elliptiques qu’il nous est impossible d’apprécier leur véritable importance. Pire : on nous fait une digression pour nous expliquer que le grand Friedrich, mort en 1900, n’est pas nazi ce qui relève d’une sorte de déterminisme historique étrange, simplement pour justifier que ce n’est pas lui, mais sa sœur, qui jeta le concept du surhomme dans la gueule de la Bête immonde.
On comprend par ce travers que cette biographie de Nietzsche est bien plus que le simple récit d’une vie exemplaire. On nous en a fait un joli Coffee Table Book pour Bobos avides de savoir et de conscience politique prémâchés qui réussit le tour de force de nous proposer une image romantique sinon saint-sulpicienne laïque (ou bouddhiste, allez savoir [1]) du bonhomme, dont le récit merveilleux nous est dispensé comme on tend une hostie à un communiant agenouillé.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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[1] Yannis Constantinidès, Nietzsche l’éveillé, avec des dessins de Damien MacDonald, Ollendorf & Desseins, Paris, 2009.
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