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David Basler (Edition Moderne) : « Il y a une grande différence de culture BD entre la France et l’Allemagne »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 21 octobre 2008                      Lien  
Né au début des années 1980, « Edition Moderne » est un éditeur de langue allemande qui publie quelques-uns des grands auteurs de la bande dessinée d’aujourd’hui : Tardi ou Marjane Satrapi… Un travail qui n’a pas toujours été de tout repos ! Alors que la 60ème Foire internationale du livre de Francfort ferme ses portes, nous l’avons rencontré pour vous
David Basler (Edition Moderne) : « Il y a une grande différence de culture BD entre la France et l'Allemagne »
Persepolis de Marjane Satrapi en allemand
Edition Moderne

David Basler, quel est votre parcours dans l’édition ?

Ma mère est originaire de la Suisse francophone, ce qui fait que nous parlions le français à la maison, tout en habitant en Suisse alémanique. Il y a une grande différence de culture BD entre la France et l’Allemagne. Avant ma naissance, elle n’existe pour ainsi dire pas dans ce pays. Lorsque j’ai grandi dans les années soixante, nous étions abonnés à Spirou. Grâce à cela, l’univers de la BD française m’était ouvert. Dans les années 70, j’ai découvert la BD adulte avec Pilote, Hara Kiri et Charlie Mensuel dont pratiquement rien n’était traduit en langue allemande. J’ai donc commencé comme lecteur de bande dessinée et l’une de mes premières motivations a été de traduire des bandes dessinées pour que mes copains puissent les lire. J’ai été d’abord instituteur puis, en 1981, j’ai commencé l’édition en amateur.

Adèle Blanc-Sec de Tardi en allemand
Edition Moderne

C’est une entreprise que vous menez seul ?

Non. J’avais deux associés qui voulaient éditer de la littérature, des professionnels qui travaillaient déjà dans le métier du livre. Richard Bhend était représentant en librairie ; Wolgang Bortlik était libraire. Ça nous a aidé au début, surtout à éviter de faire des bêtises !

Votre maison d’édition s’appelle « Edition Moderne », pourquoi ?

C’était une époque où l’on parlait de « post-modernisme ». On a pris ce nom là parce que ça sonnait bien.

Quel est le paysage de la bande dessinée au moment où vous commencez ?

En Allemagne, dans les années 80, on trouvait des bandes dessinées en kiosque, pas en librairie. En revanche, la BD en France dans les années 80 était extraordinaire. À ce moment-là, j’aimais beaucoup Charlie Mensuel, À Suivre, Magic-Strip que vous connaissez bien [1]… Je l’avais découverte quand j’ai habité à Paris en 1978-1979. C’était très motivant de la traduire ce que je voulais avec des moyens bien modestes, car je finançais tout de ma propre poche : entre les associés, on partageait les frais communs mais chacun devait financer ses projets lui-même.

La version allemande du Photographe de Lefèvre, Guibert et Lemercier
Edition Moderne

J’ai commencé avec Gérald Poussin et Aloÿs, puis avec Le Bar à Joe de Muňoz & Sampayo, Traité d’humour con de Kamagurka, Zenata Plage de Loustal -le premier Loustal traduit en allemand-, Willem… Fin des années 80, Carlsen arrêta de publier Tardi. Depuis, je suis l’éditeur de Tardi en allemand. C’est un auteur majeur de mon catalogue. J’ai publié Persepolis de Marjane Satrapi, David B, un bon nombre d’auteurs de L’Association…

Comment a évolué la BD entre ces années 80 si extraordinaires et celle d’aujourd’hui ?

À la fin des années 80, la BD francophone ne s’était pas renouvelée. Elle était très « nationaliste ». Il y avait très peu de traductions parce que personne ne lisait de la BD étrangère. Le marché était très renfermé, autarcique, axé sur un format unique, sur des séries avec le même personnage, excessivement formatées. Il a commencé seulement plus tard à s’ouvrir à la BD japonaise. Peut-être qu’avec la montée de l’apprentissage de l’anglais, les Français ont commencé à regarder ce qui se faisait ailleurs. Des éditeurs comme Fantagraphics, Drawn & Quaterly. L’Association a fait des traductions dès le début, repris le format des graphic novels américains, cassant la règle des séries…

David Basler, éditeur suisse-allemand de Edition Moderne
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

En même temps, on trouve une avant-garde internationale dans la revue que vous publiez dans ces années-là, Strapazin

Strapazin a été fondée par un Luxembourgeois, Pierre Thomé, qui habitait Zurich à l’époque et qui a créé ce magazine entre Zurich et Munich. Elle en est actuellement à son 92ème numéro avec un tirage de 3.000 exemplaires et 1.500 abonnés. Mais elle est rentable grâce aux annonces que nous y publions et qui sont imprimées en même temps que des autocollants promotionnels. Sans cette idée commerciale, le journal n’existerait plus depuis longtemps. Cette revue a joué un rôle dans le développement de notre catalogue. Avant, nous faisions majoritairement des traductions mais aujourd’hui, sur les douze titres que nous publions chaque année, huit sont des créations de langue allemande. Avec les années, une bande dessinée de langue allemande s’est développée avec un style que l’on reconnaît.

Un auteur allemend publié par David Basler : Martin tom Dieck
Edition Moderne

Un style assez noir, avec des auteurs comme Thomas Ott ou Martin tom Dieck, inspiré par l’expressionnisme, le Bauhaus.

Oui, je dirais qu’elle est plus illustrative que narrative. Elle regarde davantage vers la peinture que vers la littérature comme c’est le cas en France. L’Association a publié des tas d’auteurs sans arrière-pensée commerciale, comme d’autres éditeurs français à l’époque : Vertige Graphic, Rackham avec Alain David, Amok avec Yvan Alagbé, Olivier Marboeuf et Fréon en Belgique… On a eu tout de suite des contacts avec tous ces éditeurs.

Il s’est formé une sorte d’internationale des petits éditeurs.

Exactement. Contrairement à celle qui l’avait précédée, cette génération regardait ce qui se passait à l’extérieur. Amok publiait des Finlandais, des Américains. Je me rappelle que Menu était venu à Berlin et en Suisse. Avant, personne n’y venait. Il y a aujourd’hui une internationale d’auteurs et de petits éditeurs indépendants qui se retrouvent dans des festivals comme Fumetto à Luzern, à Oslo en Norvège, à Helsinki en Finlande, en Italie, à Angoulême…

Strapazin, le fer de lance de la nouvelle BD allemande

Ce sont souvent des livres imprimés en noir et blanc, ce qui permet une créativité à faible coût qui, en même temps, traverse plus facilement les frontières.

Au début des années 90, on se retrouvait surtout sur les festivals. Depuis, l’Internet nous aide pour la communication. En Allemagne, le marché avait explosé au début des années 80. On y publiait beaucoup de titres, plus de mille par an, ce qui est beaucoup pour l’Allemagne. Puis, ça s’est écrasé. Quelques petits labels ont été rachetés par les « gros », Carlsen et Ehapa. C’est remonté depuis, grâce aux mangas. Du point de vue de la création, ce qui est intéressant, c’est que dans les écoles des Beaux-Arts, il y a plein d’auteurs qui présentent leurs diplômes avec une bande dessinée, ce qui était impossible il y a quinze ans. Je pense que Strapazin a joué un rôle. C’est un magazine qui n’a jamais vraiment touché les fans de BD. Nous avons, par exemple, un grand nombre d’abonnés féminins. Or, la BD est un univers normalement très masculin. Dans le domaine de l’illustration, en revanche, il y a beaucoup de femmes. Du point de vue de la créativité, l’Allemagne a bien changé.

Est-ce que les échanges ont marché dans l’autre sens ? Des éditeurs français vous traduisaient aussi ?

Non. Il y a un problème de base : il n’y a pas un éditeur français qui sache lire l’allemand. Si c’est visuel, ça fonctionne. Mais si ce sont des romans graphiques où il y a beaucoup à lire, il y a aucune chance. De ce point de vue, les éditeurs anglophones ont clairement un avantage. En plus, les Américains ont de bons agents, ils savent vendre leurs droits… On a vendu des droits en France finalement, mais il a fallu beaucoup de patience, ce n’est pas évident. Le problème doit être le même pour les Finlandais ou les Norvégiens : si ce n’est pas promu par l’état, avec une aide pour que la traduction soit financée à l’avance, on n’arrive pas à présenter des ouvrages qui dépendent du texte.

La version allemande de L’Ascension du Haut Mal de David B
Edition Moderne

Quelle est votre ligne éditoriale aujourd’hui ?

Nous avons une centaine de titres au catalogue sur plus de 300 publiés pendant toutes ces années. Nous ne sommes pas les seuls éditeurs indépendants en Allemagne. Il y en a trois autres avec lesquels nous partageons un site Internet : Graphic-Novel.info, Reprodukt qui est très actif et qui produit le double de notre production annuelle, Avant Comics qui édite Joann Sfar et Edition 52. C’est peu comparé aux 1500 nouveautés qui sortent chaque année, dont 1000 mangas environ. Ce qui est en train de changer, c’est que dans la foulée de Persepolis, les éditeurs de littérature se mettent aussi à la bande dessinée. Fun Home d’Alison Bechdel a été publié chez un éditeur comparable à Gallimard.

C’est une menace pour vous ?

Non, au contraire, cela ouvre le marché. Ces éditeurs arrivent à mobiliser la presse, la télé… C’est bien pour nous. Nous vendons en moyenne entre 1500 et 3000 exemplaires. Tardi fait entre 2000 et 3000 ex. Il faut compter un dixième du tirage français.

Le gros succès de Edition Moderne : Zurich by Mike
Edition Moderne

Comment peut-on gagner sa vie avec des ventes aussi modestes ?

Ah, mais on ne gagne pas d’argent, on rentre dans nos frais, c’est tout ! Ce qui fait vivre Edition Moderne, c’est une bande dessinée d’un auteur suisse, Mike, très populaire à Zurich, écrite dans le patois local : Zurich by Mike. Elle se vend quasi uniquement sur la Suisse alémanique. On vend chaque nouveauté entre 6.000 et 10.000 exemplaires, plus le fond. Persépolis a très bien marché aussi : nous en avons vendu 30.000 en cartonné en deux volumes et 50.000 en livre de poche. Le film a très bien marché et ces ventes sont un énorme succès en Allemagne. C’est ce qui a attiré vers la BD les éditeurs de romans. Mais à la base, la BD n’a pas de tradition populaire. Les grands tirages sont très rares : seuls Mickey Mouse, Astérix ou Bessy vendaient des millions d’exemplaires, mais c’était en kiosque et c’était mal vu par les adultes, comme les jeux vidéo aujourd’hui. Mon oncle, qui était Suisse romand, classait au contraire ses Tintin à côté des œuvres de Molière.

Quel est l’avenir de la bande dessinée en Allemagne ?

Il nous manque un « Marjane Satrapi allemand », un auteur qui s’investisse dans une œuvre narrative qui, par le sujet, touche des gens qui, normalement ne s’intéressent pas à la bande dessinée. Il y a deux choses qui sont une réalité aujourd’hui : 1/ Le genre de la bande dessinée n’est plus un obstacle pour les gens cultivés comme pour le grand public ; 2/ Comme éditeur, j’ai commencé comme un amateur, après j’étais semi-professionnel et maintenant, je vis de mon édition. Il faut beaucoup de patience et de persévérance mais il est possible que tout à coup, nous tombions sur un titre ou un auteur, qui offre de grandes possibilités. C’est un bilan plutôt positif.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN :

Le site de Edition Moderne

Le site de Strapazin

[1NDLR : Daniel et Didier Pasamonik avaient fondé cette maison bruxelloise en 1979.

 
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