Jeune étudiant, j’avais pour la première fois, en juin 2012, voulu organiser avec des camarades une rencontre autour des relations entre l’Histoire et la bande dessinée, et j’avais, insouciant, invité deux auteurs qui constituaient à mes yeux deux monstres sacrés, deux manières différentes, mais complémentaires, de produire de la bande dessinée historique : Emmanuel Guibert et Frank Giroud. À ma plus grande surprise, les deux avaient répondu présent, étaient venus jusqu’à Lyon pour se livrer au jeu d’un long entretien avec de jeunes admirateurs soucieux de décortiquer leur manière de travailler.
Ce qui m’avait alors frappé chez Frank Giroud, c’était tout d’abord son intelligence. Quand vous lui posiez une question, il prenait le temps de réfléchir, la considérait, la comprenait puis y répondait posément et précisément, ce qui n’est pas si courant, et ses analyses frappaient par leur force et leur justesse. Outre cette réflexion, il y avait chez lui une véritable gentillesse : l’homme était accessible, n’était pas avare de conseils et n’hésitait pas à transmettre sa longue expérience aux jeunes auteurs qui venaient recueillir auprès de lui la bonne parole, car il fut l’un des scénaristes phares des années 1990-2000.
Son nom est généralement associé à sa vaste fresque qui fut un immense succès de librairie (avec plus d’un million d’exemplaires vendus) : Le Décalogue, publiée entre 2001 et 2003, et qui donna lieu entre 2006 et 2013 à deux séries dérivées, Le Légataire et Les Fleury-Nadal.
Le Décalogue était composé de dix albums, scénarisés par Giroud et dessinés par dix dessinateurs différents. Le premier album débutait à Glasgow, de nos jours, et chacun des suivants remontait dans le temps, pour finir avec un dixième tome se déroulant en 652, dans les premiers temps de l’Islam. Les auteurs nous invitaient à suivre le destin d’un livre, qui porte le nom de ’’Nahik’’, qui contiendrait les dernières volontés du prophète Mahomet et qui serait susceptible de bouleverser entièrement les fondements de notre civilisation.
Ce principe d’une série d’albums publiés rapidement, conçus dès le départ comme un ensemble cohérent et confiés à un seul scénariste, peut paraître aujourd’hui assez classique, mais il était révolutionnaire pour l’époque, et Glénat, comme d’autres éditeurs, tenta de reproduire ce succès en publiant à la suite de nombreuses entreprises éditoriales similaires.
Giroud se lança lui-même dans d’autres aventures de longue haleine : ainsi il écrivit ou chapeauta 18 tomes de la série Secrets, publiée chez Dupuis, dont le principe était de confier des diptyques (ou plus rarement des triptyques) à un dessinateur autour d’un secret de famille, lié en général à un soubresaut de l’Histoire ; il orchestra également un nouveau concept narratif avec Destins, en faisant travailler treize scénaristes différents autour de la vie d’une même femme ; il développa enfin un nouveau récit choral avec Quintett, série dans laquelle il reprenait le principe du Décalogue, en confiant à cinq dessinateurs différents le soin d’illustrer la vie de cinq musiciens en 1916, en Grèce, sur fond de Première Guerre mondiale.
Ce lien entre la grande Histoire et la fabrique d’histoires fictionnelles constitue le fil rouge de la carrière de Frank Giroud, qui possède un profil particulier au sein du petit monde de la bande dessinée, non seulement parce qu’il a touché à de nombreux domaines (écrivant différents sketches, nouvelles, comédies musicales, ainsi qu’un roman et même plusieurs chansons pour la chanteuse Juliette sur l’album Assassins sans couteaux), mais aussi parce qu’il possède une solide formation d’historien. Ancien élève de l’École des Chartes, agrégé d’Histoire, ancien professeur d’Histoire dans le secondaire, Frank Giroud, né en 1956, a néanmoins voulu dès son plus jeune âge se consacrer aux fictions, et il écrivit dès l’âge de 23 ans ses premiers scénarios en 1979 pour les éditions Larousse, qui publiaient alors une Histoire du Far West en BD.
L’histoire est omniprésente dans son œuvre, qu’il s’agisse du XVIIe siècle avec Taïga et Pieter Hoorn, de la Révolution française avec Les Patriotes, du début du XXe siècle avec Louis la Guigne, sa première série ambitieuse qui le fit connaître du grand public, ou encore de la guerre d’Indochine avec Les Oubliés d’Annam, très bel album dessiné par Lax qui revient sur un pan méconnu de l’histoire française, celui d’anciens résistants engagés dans la guerre d’Indochine, et qui combattirent l’armée française au nom de leurs idéaux.
On note pourtant une évolution du traitement de cette matière historique : le jeune Frank, celui de Louis la Guigne, Louis Ferchot, Pieter Hoorn, Les Patriotes ou Le Crépuscule des braves, construisait des scénarios parfois politiquement engagés, toujours très documentés d’un point de vue historique, dans lequel chaque bouton de manchette supposait des heures de recherche en archives, cela accompagnant un penchant parfois didactique.
Le Giroud de la maturité construisit au contraire des histoires dans lesquelles la trame historique jouait un rôle généralement secondaire, l’engagement politique se faisant beaucoup moins sentir et l’aspect didactique disparaissant complètement. Frank Giroud était d’ailleurs le premier à noter cette évolution :
« Je ne suis pas certain que la formation d’historien aide en quoi que ce soit [à rédiger des récits historiques]. Au début, je ne saurais dire si c’était plus une aide ou un handicap. J’étais en effet tellement marqué par ma soif d’authenticité que je me refusais à toute approximation et me lançais dans des tas de recherches inutiles. Or, je ne suis pas historien mais raconteur d’histoires. Par contre, j’aime toujours suivre l’actualité historique. Je lis des revues comme L’Histoire, que je mets en fiches et où je pioche parfois une idée. Plus que ma formation, c’est donc ma passion pour l’histoire qui influe sur les sujets que je traite » (interrogé par Arnaud Claes).
N’éprouvant plus de plaisir à faire de longues recherches en bibliothèque, Giroud déléguait ces dernières années ce travail, pour pouvoir mieux se consacrer aux questions purement fictionnelles.
Sa bibliographie est immense : au gré de ses collaborations avec plus d’une cinquantaine de dessinateurs, il avait abordé des thématiques très différentes.
Signalons ainsi dans sa production récente un XIII Mystery consacré à Martha Shoebridge, la doctoresse qui soigne XIII au début de son amnésie ; Le Vétéran, variation autour de l’affaire Martin Guerre sous forme thriller psychologique ; Churchill et Moi, sorti il y a exactement deux semaines chez Casterman, et qui décrit les tentatives de Clementine Harper, 20 ans en 1894, pour séduire le jeune Winston Churchill ; ainsi que L’Avocat, une série scénarisée avec Laurent Galandon, qui nous plonge dans le quotidien du plus célèbre avocat du barreau de Paris, et qui reçut le prix Polar en séries 2018.
Le succès que rencontra Frank Giroud fut en effet non seulement public, mais aussi critique et son œuvre avait ainsi été couronnée en 2002 par l’obtention à Erlangen du prestigieux Prix Max und Moritz du Meilleur Scénariste International, succédant ainsi à Pierre Christin, Alan Moore et Jean Van Hamme.
Se dégage néanmoins du lot de cette énorme production un album qui est l’un des exemples de ce qu’une bande dessinée historique pourrait et devrait être : Azrayen’, dessinée par Lax et qui reçut en 1999 le prix de la critique à Angoulême.
Giroud, fils d’un appelé du contingent, y raconte la guerre d’Algérie et livre le meilleur album de bande dessinée traitant de cette thématique délicate, en évitant tout pathos. Après avoir épluché une très large documentation et s’être rendu sur place pour recueillir de nombreux témoignages, il portait dans ce récit un regard d’historien et d’humaniste sur cette période, en multipliant les points de vue, donnant à voir aussi bien les crimes du FLN que ceux de l’armée française, expliquant les rancœurs des indépendantistes comme celles des jeunes militaires et montrant la grande complexité de la situation.
Ce refus de toute approche manichéenne passe ainsi par l’évocation de très fortes dissensions au sein des forces françaises comme des forces algériennes en présence : il s’agit de réfuter l’idée de deux blocs monolithiques qui seraient opposés de manière caricaturale. Dans de nombreuses bandes dessinées, la « grande muette » est par exemple représentée comme composée uniquement de soldats réactionnaires, usant sans cesse de la torture, des viols et des massacres. Giroud met au contraire en scène des différents entre militaires : certains prônent la torture pour obtenir des informations quand d’autres refusent de justifier l’utilisation de tous les moyens.
Avec Azrayen’, Frank Giroud réussit à livrer un récit à la fois poétique et haletant, tout en évitant de reproduire les images d’Épinal de la guerre d’Algérie, et cet album est clairement sa plus grande réussite personnelle et l’un des plus beaux exemples d’album de bande dessinée historique.
À la fin de notre entretien, j’avais cité à Frank Giroud cette phrase d’Alexandre Dumas : « On peut violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants », et j’avais conclu en disant qu’il était donc l’un des plus beaux violeurs de la bande dessiné française. La formule était on ne peut plus maladroite, et elle l’avait d’ailleurs fait tiquer (avec le sourire), mais c’était en fait un véritable compliment. Dans la lignée d’Alexandre Dumas, Frank Giroud fut l’un des auteurs de fiction qui sut le mieux jouer avec l’Histoire, les enfants qu’il lui fit furent souvent magnifiques et son talent de feuilletoniste, sa rigueur d’historien et son génie de conteur d’histoires nous manquent déjà.
La rédaction d’Actuabd adresse toutes ses pensées à Virginie Greiner, sa compagne, ainsi qu’à leur fille, Thaïs.
(par Tristan MARTINE)
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