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Décès de Pierre Sterckx, historien et critique, amoureux du 9e Art

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 3 mai 2015                      Lien  
Il y a des disparitions qui sont irréparables. Celle de Pierre Sterckx en fait partie. Ami et spécialiste de l'œuvre d'Hergé, cet enseignant et critique d'art s'avérait être un pédagogue exceptionnel à la plume fertile et très fine qui a donné au 9e art quelques-unes de ses plus belles lettres de noblesse. Il s'est éteint hier soir, samedi 2 mai 2015, à l'âge de 79 ans.
Décès de Pierre Sterckx, historien et critique, amoureux du 9e Art
Tchang Revient !, réalisé par Pierre Sterckx et ses étudiants de l’ERG, lors de la venue de Tchang à Bruxelles en 1981.
Ed. Magic Strip

Les tintinophiles l’avaient découvert en 1979, lorsqu’il contribua à la très belle exposition Le Musée imaginaire de Tintin au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. On découvrit alors un homme qui était le conseiller d’Hergé en matière artistique, lui faisant acheter les grands peintres de l’époque, de Lichtenstein à Warhol, en passant par Pat Andréa. Il fut longtemps directeur de l’École de Recherche Graphique (ERG) de Saint-Luc, la proximité de son établissement avec l’Institut qui hébergeait la première école de bande dessinée en Belgique, fut pour beaucoup dans son influence sur la nouvelle génération de la bande dessinée belge, , "la Génération spontanée", de Schuiten à Thierry Van Hasselt ou Éric Lambé, contribuant à lui conférer une profondeur artistique qui lui manquait jusqu’alors.

Pédagogue exceptionnel, il faut l’avoir vu, dans les années 1980, accueillir Moebius dans des conférences publiques à Bruxelles qui attiraient jusqu’à 1000 spectateurs dans une ambiance enfiévrée. Sur-actif, il enseigna aussi bien en Belgique, qu’en France et ailleurs. Il fit venir Keith Harring à l’ERG et offrit un retentissement exceptionnel à la venue de Tchang en 1981 à Bruxelles. C’est avec lui et grâce à lui que les éditions Magic Strip ont pu publier Tchang revient ! (1981) un ouvrage qui mêlait ses deux passions : Hergé et la peinture.

Hergé collectionneur où il révèle la passion artistique qu’il insuffla à Hergé.
Ed. La Renaissance du Livre

La peinture, qu’il connaissait en érudit, tant dans la période classique que dans ses avant-gardes les plus en vue, il lui consacra bon nombre d’ouvrages, notamment à propos de Brueghel l’ancien, d’Holbein, de Vermeer, de Magritte, de Warhol... Des peintres de la clarté dont nous parlions souvent quand nous devisions ensemble sur la fameuse « Ligne claire ».

Hergé, à qui il consacra pas moins de quatorze ouvrages (notamment une biographie, avec Thierry Smolderen) dont le prochain à paraître, qu’il venait d’achever, et qui s’annonce magnifique : « L’Art d’Hergé  ». Il devrait sortir fin août chez Gallimard en France et chez Rizzoli aux États-Unis. On peut voir Pierre dans cette vidéo ci-dessous faire avec un brio incomparable l’analyse d’une case du Lotus bleu (pardon pour les publicités). Une lecture amoureuse de l’œuvre sans pareille.


Analyse d'une case du Lotus Bleu par quiestce88

La bande dessinée, il en fut l’un des théoriciens les plus lumineux, loin au-dessus de la plupart de ses collègues, par l’intelligence, l’érudition et la clarté de l’énoncé. On se souvient notamment de ses "Cases mémorables" dans les Cahiers de la Bande Dessinée, articles dans lesquels il parlait de la bande dessinée, du 9e Art !, comme nul autre avant lui. Il était un collaborateur régulier des hors-séries de Beaux-Arts Magazine sur la bande dessinée. Il faut le dire : Pierre Sterckx a profondément modifié notre regard et notre discours sur la bande dessinée, comme a pu le faire à une autre époque un autre érudit de l’image, l’Italien Umberto Eco.

Pierre Sterckx en 2009 à Bruxelles.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Comme commissaire d’expositions, on se souvient de son "Au Tibet avec Tintin" au Musée du Cinquantenaire en 1994, inauguré en présence du Dalaï-Lama, "Sexties" à Bozart à Bruxelles en 2009, où il mettait en parallèle Pellaert, Forest, Crepax et Cuvelier, et surtout la marquante exposition Vraoum. Bande Dessinée et Art Contemporain à la Maison rouge à Paris, également en 2009, qui fut la première en France à jeter des ponts théoriques entre la bande dessinée et l’art contemporain.

Pierre Sterckx dans l’exposition Sexties à Bruxelles en 2009.
Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

On ne saurait conclure sans parler de ses qualités d’écriture. Outre ses essais sur l’art et la bande dessinée, l’homme s’était essayé au théâtre avec un certain talent, je pense notamment à ces Petites annonces faites à Marie auxquelles j’avais assisté à Bruxelles, une pièce joyeuse et quelque peu iconoclaste, tant pour la mère du Christ que pour Paul Claudel.

"Pierre avait été un proche ami d’Hergé, nous écrit Benoît Peeters qui nous annonce la nouvelle de sa disparition aujourd’hui. ; il est celui qui a le mieux parlé de son dessin. Mais ses curiosités allaient bien au-delà, vous le savez. Il avait 79 ans, mais m’a toujours paru beaucoup plus jeune, tant il était énergique et enthousiaste. Nous nous souviendrons de lui."

C’est vrai, Pierre, nous nous souviendrons de toi. En guise de merci.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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- Lire une interview de Pierre Sterckx sur ActuaBD.com

Nous empruntons à Wikipedia cette bibliographie. N’hésitez pas à nous signaler les oublis, au besoin

Publications autour d’Hergé

• Le Musée imaginaire de Tintin (collectif), Casterman, 1979.
• Tchang revient ! (Magic Strip, 1981)
• Hergé, portrait biographique (en collaboration avec Thierry Smolderen), Casterman, 1987.
• Hergé dessinateur (en collaboration avec Benoît Peeters), Casterman, 1989.
• Au Tibet avec Tintin (collectif), Casterman, 1996.
• Tintin et les médias, le Hêtre Rouge, 1997.
• L’Archipel Tintin (collectif), Les Impressions Nouvelles, 2004.
• Hergé collectionneur d’art (en collaboration avec André Soupart), La Renaissance du Livre, 2006.
• Tintin Schizo, Les Impressions Nouvelles, 2007.

Autres publications

• Pieter Breughel, Casterman, collection « Le Jardin des peintres », 1989.
• Le Mystère Magritte, CD-Rom, Virtuo, 1996, Grand prix du CNRS.
• René Magritte, l’Empire des Images, Assouline, 2003.
• Le Chat s’expose, catalogue de l’exposition de Philippe Geluck, Casterman, 2004.
• Le Devenir-cochon de Wim Delvoye, La Lettre Volée, 2007.
• Hans Holbein, Outrages à la représentation, La Lettre Volée, 2007.
• 50 géants de l’art américain, Beaux-Arts Magazine, 2007.
• Gilles Barbier : Un Abézédaire dans le désordre, avec Marianne Le Métayer, Éditions du Regard, 2008.
• Impasses & Impostures - En art contemporain, Anabet, 2008.
• Les mondes de Vermeer, PUF, Lignes d’Art, 2009.
• Warhol, miroir du grand monde, avec Emma Lavigne, Ann Hindry, Emmanuelle Lequeux, Beaux-Arts Magazine, 2009.
• Les plus beaux textes de l’histoire de l’art, Beaux-Arts Editions, 2009.
• Vraoum. Bande Dessinée et Art Contemporain, Fage, 2009.
• The Jodelle style. The Adventures of Jodelle, Fantagraphics, 2013.

 
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6 Messages :
  • Hommage à Pierre Sterckx, éclaireur hors pair de l’œuvre et du dessin d’Hergé. Son œil d’expert averti et pédagogue nous manquera.

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    • Répondu par Alexandre Wajnberg le 4 mai 2015 à  11:00 :

      La vie de Pierre Sterckx est un roman de rencontres, d’images et de musique.
      Il a animé de sa verve le Théâtre de la Balançoire qui dans les années 75-80 a monté plusieurs spectacles joyeux et légèrement transgressifs autour de l’Art. Il faisait vivre sur scène peintres et figures par une bande d’artistes hors institutions qui s’en fichaient pas mal des académismes ; les joyeux drilles qui avaient la chance d’en être se cultivaient tout en se marrant et partageaient avec le public les fruits imprévus de leurs élucubrations. Une petite dizaine de spectacles ont ainsi vu le jour sur diverses scènes bruxelloises (théâtre de Poche, de l’Esprit frappeur, de l’Atrium, Palais des Beaux-Arts…).
      Et puis surtout, il faut parler de l’amoureux du jazz qu’il était, transmettant ses découvertes avec passion. Il était aussi à l’aise avec les grands maîtres qu’avec les petits que, tout sourire et l’œil brillant, il nous dénichait comme on sort une bouteille de derrière les fagots. Il avait l’oreille aussi fine que la vue, visant juste, nous menant au cœur du mystère de cette musique de liberté. Combien de fois ne nous a-t-il pas embarqués pour aller écouter un Tal Farlow qui passait à Liège, ou filer en "bande organisée" à Moers en Allemagne pour encaisser 3 jours de free jazz — Ray Anderson ! — et découvrir l’essence de cette musique d’énergie qui ne peut se révéler, se goûter et s’apprécier que dans l’instant où elle est jouée.
      Pierre passionné, formidable pédagogue du jazz, nous a ouvert les oreilles alors qu’on les croyait ouvertes. Ce cadeau irremplaçable reste vivant et nous le rend présent dès que teinte la note bleue, cette musique qui est la seule à être associée à la palette du peintre.

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      • Répondu par catherine neugarten le 4 mai 2015 à  13:51 :

        Texte très juste, Pierre était un passeur d’idées et un "rencontreur", il me pardonnera ce néologisme, lui qui était un grand amoureux de la langue française.
        Pierre était parfois brouillon, souvent très inspiré. Toujours éblouissants dans ses fulgurances.
        Un grand amoureux de la grande cuisine, un gourmet qui aimait aussi savourer délicieusement un bon vin.
        Parfois il faisait des blagues de potaches en se cachant derrière ses mains avec un petit air d’enfant un peu transgressif.
        Il y avait aussi son amour contagieux du jazz.
        Tu nous manqueras Pierrot

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  • Quelle joie, oui, joie, de savoir que Pierre aura pu achever ce livre sur "l’Art d’Hergé", auquel il tenait tant, lui qui fut sans doute le premier à associer sans crainte de se tromper ces deux mots :"art" et "Hergé".
    Je garde de nos rencontres depuis plus de vingt-cinq ans, de nos déjeuners et dîners à Paris ou à Bruxelles, tant de souvenirs éblouis de ses fulgurances et de son enthousiasme quand il parlait de son ami Georges, bien sûr, mais aussi, parmi tant d’autres, d’Holbein, de Peyo ou des musiciens de ce jazz, qu’il aimait tant. Face à une telle intelligence, toujours en mouvement sur tous les sujets, on n’avait pas honte de rester silencieux pour simplement l’écouter .
    Je me souviendrai toujours quel guide exceptionnel il fut en septembre 1989, quand je l’avais convié à faire visiter à une trentaine de dirigeants de mon entreprise la Fondation Maeght. L’exposition s’appelait "l’oeuvre ultime" et juxtaposait les derniers chefs d’oeuvre d’une soixantaine d’artistes : Miro, Picasso, Renoir, Modigliani, Giacometti, etc...
    Son oeuvre ultime à lui aura donc été ce beau livre à paraître, pour lequel il a jeté ses dernières forces, car il marquait son retour en majesté à Moulinsart après le chagrin d’une longue brouille.
    Adieu, l’ami, je trinquerai à toi la prochaine fois que je boirai un des vins que tu aimais dans ce petit restaurant du 5è arrondissement où nous déjeunâmes gaiement la dernière fois !

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    • Répondu par Vincent Caulier le 8 mai 2015 à  11:57 :

      Le véritable enseignant (étymologiquement, celui qui indique, fait savoir, désigne) ne délivre pas des vérités toutes faites, statiques, préfabriquées et mortes, mais livre des outils de savoir, des multiplicités mobiles, des entités pédagogiques modulables, des concepts polysémiques, plurivoques et multiformes, marqués au sceau de l’enthousiasme, de la fulgurance, de la passion et du gai savoir. Il enchante et ravit, il ouvre sans fin des pistes magnifiques et suscite des désirs féconds à l’infini : il crée et multiplie chez son auditeur des agencements inédits, des affects et des percepts neufs et intempestifs. Le véritable enseignant est à la fois passeur, ouvreur, éclaireur, agent double et agent multiple, interface infiniment virevoltant et stimulant. Il est en ce sens créateur. Pierre, esprit en mouvement, obstinément curieux, éclectique et nomade, tête chercheuse, éclairante, lumineuse et productrice, assumait toutes ces fonctions dans leur absolue splendeur. Il faisait proliférer les lignes, les déplaçait à l’infini, arpentait et connectait joyeusement les territoires de toutes sortes, hétérogènes et bigarrés, les cartographiait, sautait spontanément de l’un à l’autre, disséminait, essaimait, expérimentait, bougeait. Bref, il créait. A l’instar d’un musicien de jazz (Miles Davis qu’il admirait tant), chaque cours, chaque rencontre, chaque conversation avec Pierre était pure et brillante improvisation (et, comme toute improvisation digne de ce nom, une coupe instantanée, fusante, étonnante, sidérante et fulgurante, dans un flux-passion de longue haleine - une chorégraphie, une sculpture, une architecture, une figure ou un bricolage conceptuels déroulés au-dessus des précipices). Adepte des zigzags, catapultes, ricochets, ellipses, fusées, incursions, patchworks, bouturages, greffes, papillonnements, errances, connexions, plis et autres origamis intellectuels, il disait souvent qu’avec Barthes et Deleuze il avait tout le matériel conceptuel qu’il lui fallait. J’étais jeune adolescent lorsqu’il me souffla des noms comme ceux de Deleuze précisément (à l’époque encore confidentiel) ou Bob Wilson (souvenir impérissable d’Einstein on the Beach à la Monnaie), et bien d’autres. Il ouvrit autant de pistes en moi et dans ma vie qu’il changea. Tout cela fit et produisit, tous azimuts et à l’infini, sens. Tout cela fit et fait, encore et toujours, rhizome. Deleuze, Barthes, Sterckx, j’eus la chance de suivre leurs cours, les cours de trois immenses professeurs-créateurs. Adieu Pierre et merci, infiniment.

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      • Répondu par carroy Patrick le 11 novembre 2017 à  14:37 :

        Je suis un ancien élève de Pierre STERCKX. Il transcende l’art par une approche très personnelle ; ses mots sont choisis et à chaque fois font "mouche". Cela demande une sacrée connaissance de l’art ! je l’ai connu à l’époque de l’exposition du "chat" et j’ai dû travailler sur un sujet qu’il avait donné à ses élèves : une oeuvre de Tony CRAGG de la série des "early forms" ....
        Il et vrai que des personnes de qualité se font rares et M. STERCKX en fait partie !

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