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Derib : "Jijé m’a un jour rappelé cette évidence : on dessine en noir et blanc et après, on utilise la couleur”

Par Christian MISSIA DIO le 22 mai 2015                      Lien  
Près de dix ans après la publication du dernier album de "Buddy Longway", la galerie Champaka Bruxelles propose de revenir sur cette série mythique à travers une exposition consacrée aux dix premiers albums de l’œuvre de Derib.
C'est dans une atmosphère détendue et bon enfant que nous avons recroisé la route de l'un des plus grands auteurs suisses de la BD franco-belge.
Derib : "Jijé m'a un jour rappelé cette évidence : on dessine en noir et blanc et après, on utilise la couleur”
Intégrale Buddy Longway T1
Derib (c) Le Lombard

Dans le cadre de cette exposition consacrée à Buddy Longway, pourquoi vous êtes vous focalisé uniquement sur les dix premier albums de la série ?

Derib : Le choix s’est porté sur ces dix albums car il y a eu beaucoup d’évolution graphique durant cette période et cela pourrait intéresser le public de découvrir ou redécouvrir mes planches. Il y a beaucoup de différences d’un album à l’autre. Le style de mes deux premiers albums est presque semi-réaliste. C’est quasiment une suite de Go West que j’avais réalisé avec Greg pour le Journal Tintin. Après, mon dessin est devenu de plus en plus réaliste. Je pense qu’à travers cette expo, on peut quand même suivre cette évolution à travers le personnage. Ceux qui ont suivi mon travail, auront suffisamment d’intérêt graphique pour ne pas avoir besoin des dix livres suivant. Je pense que c’est un choix tout à fait cohérent.

Derib chez Champaka
L’auteur de Yakari est entouré des propriétaires de la galerie Champaka, Eric Verhoest à sa droite et Thomas Spitaels à sa gauche.
Photo : Yves Declercq

Vos dessins en noir et blanc dégagent une grande puissance . Avez-vous déjà pensé à publier un album en noir et blanc ?

Oui, je l’ai fait beaucoup plus tard. Il y a une dizaine d’années, j’ai sorti les quatre derniers albums de Buddy Longway en noir et blanc.

Graphiquement parlant, j’ai été très influencé par Jijé à l’époque où il dessinait Jerry Spring. J’étais fasciné par sa capacité d’utiliser les effets de noir et blanc. Un jour, il m’a dit cette chose qui pourrait paraître aberrante mais qui est d’une logique absolue : “on dessine en noir et blanc et après, on utilise la couleur”. À l’époque, les dessinateurs n’utilisaient pas la couleur directe, c’est venu beaucoup plus tard. Donc, on ne pensait pas forcément en couleurs et on représentait après coup en noir et blanc.

Il est évident que dans une exposition, le contraste du noir et blanc est beaucoup plus efficace qu’une ligne claire exposée. Si on prend l’exemple de Tintin, vous êtes obligé de regarder le dessin d’assez près pour voir l’évolution du trait d’Hergé. Notamment, ce qui est passionnant,c’est de regarder ce qu’il faisait au crayon puis la mise à l’encre par ses collaborateurs. Tandis qu’ici, vous n’avez pas besoin d’être tout près de la page pour avoir un impact. Vous êtes attiré par l’une ou l’autre page parce qu’il y a un contraste noir et blanc évident. Et le dessin réaliste, pour moi, nécessite l’ombre et la lumière puisqu’ils sont perceptibles directement dans la vie. Vu que Jijé est ma plus grande influence dans la BD réaliste, il était évident qu’utilise le noir et blanc de cette manière.

Vos BD se lisent d’une traite...

J’ai une passion absolue pour la BD. Une bonne BD, selon moi, se lit en 20 minutes et après on la relit plusieurs fois. Et lorsque je teste un album, ce qui est un vrai boulot puisqu’on y travaille pendant un an ou un an et demi, je le fais lire par quelqu’un qui ne connaît pas forcément mon œuvre et je regarde le résultat. Et si, effectivement, la personne lit l’album d’une traite, je me dis que c’est gagné. Par contre, si cette personne ne termine pas sa lecture et qu’elle me dit qu’elle la finira plus tard, là je me dis que ça pourrait être loupé... Heureusement, j’ai eu très peu de cas où l’on m’a dit cela. Je pense que la lecture d’une BD est un moment de captation d’émotions. Il vaut mieux ne pas être interrompu et la lire en une fois car il s’agit d’un travail qui a mûri pendant une longue période. C’est une somme d’émotions qui sont retranscrites à travers des dessins et des textes.

En ce qui me concerne, lorsque je suis passionné par une histoire, j’aime la lire en une fois. Je regarde d’abord les dessins de la BD puis je la lis après car je me considère avant tout comme un dessinateur. D’autres font le contraire mais peu importe. Je pense que lorsque l’on aime une histoire, on a besoin de la lire d’un seul trait. C’est un principe chez moi, il faut que chacune des planches d’un livre soit attrayante. On ne fait bien que ce que l’on aime. Je pense que si je prends du plaisir à faire mon travail, le lecteur aura sans doute à cœur de lire mes albums.

Vous avez plus de 50 ans de carrière derrière vous, mais Buddy Longway tient une place particulière dans votre parcours puisque c’est avec cette série que vous êtes devenu un auteur complet. Pourquoi n’avez vous pas franchi ce pas avant ?

Parce que... j’ai un idéal du mariage ! Lorsque je me suis lancé dans cette aventure, j’étais seul à l’époque, mais c’est grâce à cette série que j’ai rencontré mon épouse. Nous fêterons dans deux ans nos quarante ans de mariage. Buddy Longway a donc une charge émotive très importante pour moi car il représente tout ce qui me paraît essentiel dans une relation homme-femme, mais aussi dans la famille et dans la relation avec les enfants. J’y ai mis toutes ces choses qui, pour moi, sont primordiales pour réussir sa vie.

C’est par passion de la vie que j’ai fait cette histoire. C’est une BD axée sur la famille, une nécessité de parler du couple. Pour résumer, Buddy Longway est une histoire d’amour et les conséquences d’une histoire d’amour. C’est de l’amour au sens large, j’y englobe également mon amour de la nature, ma relation avec le monde sauvage.

Vous êtes un peu un auteur écolo...

Non, je suis un auteur sensible au monde de la nature. J’adore les animaux, j’en ai toujours eu. J’ai eu des chevaux pendant trente ans. J’ai eu un chien. nous avons eu des chats depuis quarante ans. Et donc, je ne pourrais pas faire une BD sans animal, ce n’est pas possible.

D’où vient votre passion pour les Indiens d’Amérique du Nord ?

Elle est née avec ma passion pour la BD. J’ai été marqué par deux albums, Jerry Spring dans lequel il y avait le personnage d’Une seule flèche, l’Apache. Ce n’est pas un indien sioux mais il y a une noblesse qui émane de ce personnage et cela m’a beaucoup marqué lorsque j’avais dix ans.

La seconde BD c’est Corentin chez les Peaux-rouges. C’est un album dans lequel on voit des Indiens galoper derrière des bisons. Cette séquence m’a marqué à vie. Cuvelier avait un tel esthétisme dans sa représentation des Indiens et des chevaux que ça m’a impressionné. Je considère que l’Indien et le cheval sont intimement liés. Je rêvais de monter à cheval depuis tout petit et lorsque j’ai appris à dessiner, je n’ai eu qu’une seule envie c’était de représenter des cavaliers, donc des Indiens. Il y a une logique affective immédiate. Je pense que c’est plus jouissif pour un dessinateur de dessiner des Indiens que de dessiner de simples cavaliers.

Après, j’ai évolué tout au long de mes cinquante ans de carrière. J’ai aussi appris à aimer dessiner des cavaliers, comme c’est le cas actuellement avec mon prochain projet mais je ne dessine pas que des Indiens. Dans ma BD Jo, il n’y avait pas d’Indiens (rire). J’arrive à mettre ma technique et mes centres d’intérêt au service de choses différentes. Cette nécessité de dessiner des Indiens est presque assouvie aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire que je ne le referai plus.

Vous vous êtes aussi beaucoup engagé en faveur des jeunes dans votre carrière. Il y a eu notamment les albums Jo, Pour toi Sandra ou encore No Limit. Quel est votre regard sur la jeunesse en 2015 ?

Pour les jeunes d’aujourd’hui, les valeurs ne sont plus les même qu’à notre époque. Le respect de la vie n’est plus perçu de la même façon, hélas. On le voit bien à travers des faits divers terrifiants. Et donc, des sujets comme l’alcoolisme, le sida et la violence sont, malheureusement, des choses qu’ils vont encore rencontrer. Comme mon épouse et moi avons trois enfants, nous avions fait en sorte de leur donner une vie la plus structurée possible. Nous avons essayé d’être le plus ouvert au dialogue et nous avons parlé des thèmes que j’ai abordé dans mes BD car je me disais qu’un jour ils seront confrontés à ces sujets-là et je me suis interrogé sur la meilleure manière de les aborder avec eux.

Jo
Publiée en 1991, la BD "Jo" marqua son époque car elle fut l’une des premières œuvres de fiction à traiter du sida.
Derib (c) Le Lombard

J’ai aussi été très marqué par l’album de Don Bosco que Jijé avait réalisé. Don Bosco était considéré comme un Abbé Pierre avant l’heure. De ce dernier, j’avais entendu à la radio son appel durant l’Hiver 1954...

J’ai raté ça car je n’étais pas encore né mais j’ai vu le film avec Lambert Wilson... (Rires)

J’avais demandé à l’Abbé Pierre de soutenir ma BD Jo, ce qu’il a fait à travers une lettre. J’ai eu l’occasion de le rencontrer et je dois dire que je n’ai pas été déçu ! Il était toujours cet homme qui m’avait impressionné durant l’Hiver 54. Donc, dans Don Bosco, il y a un côté qui fait que c’est un homme responsable et qui s’occupe des enfants en difficulté. Sans lui, je pense que je n’aurai jamais fait Jo. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’il y a une case avec Don Bosco dans cet histoire. Je sais que la BD peut faire du bien, c’est ce que j’ai ressenti lorsque j’étais enfant. C’est aussi pour cela que j’en fait.

Revenons sur Buddy Longway, pourquoi avez-vous décidé de tuer votre personnage ?

Eh bien, c’est une décision que j’avais prise très tôt, je dirais dans les six ou sept premiers albums. Je savais qu’il n’y aurait que vingt albums et que la série se conclurait par la mort des personnages. C’était la fin la plus logique pour moi.

Pourquoi vingt ?

Parce que c’est un beau chiffre. C’est un chiffre rond et puis, c’est une décision. Je voulais réussir à structurer l’histoire en vingt albums. C’était un pari avec moi-même que j’avais décidé à l’origine et que j’ai finalement réussi à faire. Ce fut très difficile. Lorsque j’ai repris Buddy après une pause de 15 ans, j’en ai discuté avec ma famille. Mon épouse n’était pas enchantée par cette fin-là, mais mes enfants m’ont dit de foncer. Puisque c’était ma décision lorsque je me suis lancé dans cette aventure, je devais m’y tenir.

C’était terrible ! Les gens m’ont reproché de tuer Buddy. D’autres ne l’ont pas supporté mais je peux vous dire que je fus le premier à être affligé par leur mort. Dessiner la dernière case où l’on voit Buddy et Chinook vivants et ensuite faire celle où l’on voit l’indien entrer avec un poignard ne fut pas une partie de plaisir, mais c’était une nécessité par rapport à l’engagement que je m’étais fixé. Je pense que cela ne pouvait pas se terminer autrement.

Pourriez-vous nous parler de votre nouveau projet de bande dessinée ?

Depuis quelques temps, je fais des histoires avec les régions. J’ai réalisé une histoire sur les vaches du Val d’Herens. Ce sont des vaches de montagne. Lorsqu’on les monte à l’alpage, on les mets ensemble et elles se battent entre elles, sans violence excessive. Au final, une vache sortira vainqueur de cet affrontement et c’est elle qui mènera le troupeau. C’est devenu un sport régional, voir national. J’ai gardé les vaches lorsque j’étais petit et javais donc décidé de rendre hommage à toutes ces personnes qui font de l’élevage.

Tu seras Reine
Derib (c) AS Créations

Suite à cet album, une personne, qui connaît mon amour des chevaux et qui élève une race des Franches-Montagnes dans le Jura, m’a proposé de faire la même chose mais avec des animaux favoris et j’ai dit oui tout de suite parce que c’était ma première intention. J’ai terminé et l’album sortira au mois d’août. Il s’intitule Le Galop du silence parce que c’est un endroit mythique dans le Jura et je l’ai expérimenté il y a cinquante ans avec ma jument.

J’ai vraiment pris mon pied à faire cet album ! Il y a soixante-sept pages et soixante-cinq contiennent des chevaux ! C’est un nouvel hommage que je fais à ces animaux, un hommage différent de ce que j’ai fait dans les westerns. Ça ressemble un peu à ce que j’avais fait pour la marque de chocolat Poulain. J’avais une histoire qui s’intitule Poulain, mon ami mais c’est en plus structuré et en plus réaliste par rapport à une famille d’éleveurs.

J’ai aussi fait cet album avec des personnes existantes, qui ont accepté de figurer dans ma BD. J’ai obtenu les soutiens des autorités locales. C’est un album publié en auto-édition et il sera imprimé dans le Jura. C’est un album jurassien. Comme ma mère était jurassienne, j’ai encore plus de raisons d’avoir fait ce livre-là. Il sortira à l’occasion du Marché-concours de Saignelégier dans lequel il y aura plus de quatre-cents chevaux qui seront présentés au public !

J’ai vraiment adoré faire ce travail là car j’ai eu des contacts humains très touchants. J’ai aussi eu des contacts merveilleux avec mes BD Yakari, Buddy Longway ou de Celui qui est né deux fois mais il s’agissait d’un public de bédéphiles. Tandis que là, c’est différent. Ce sont des gens qui sont amateurs de la vie que je décris. C’est très émouvant et cela me convient tout à fait.

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

L’expo Buddy Longway sur le site de Champaka

En médaillon : Derib. Photo : Christian Missia Dio

À lire sur ActuaBD.com :

Le site de Derib

Exposition-vente BUDDY LONGWAY
Exposition du 14 mai au 6 juin 2015

Galerie Champaka Bruxelles
27, rue Ernest Allard
B-1000 Bruxelles

Tel : + 32 2 514 91 52
Fax : + 32 2 346 16 09
sablon@galeriechampaka.com

Horaires :
Lundi et mardi : sur rendez-vous
Mercredi à samedi : 11h00 à 18h30

 
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