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Derib : "Si Dupuis pensait qu’on ne pouvait pas en vendre 25 000, on ne faisait pas d’album."

Par Thierry Lemaire le 2 juin 2014                      Lien  
Interrogé pendant [le Festival d'Aubenas->art16505], Derib nous livre ses impressions sur cinquante ans ans de métier. Un entretien qui entre en résonance avec les récentes sorties, au sens propre comme au figuré, d'auteurs confirmés comme Bruno Maïorana et Philippe Bonifay.

Avec 50 ans de carrière au compteur, comment voyez-vous le métier aujourd’hui ?

Le métier a totalement changé. Il y a d’abord un problème de support. Aujourd’hui, un jeune auteur doit passer de 0 à 46 pages sans avoir fait une période d’essai. Moi, j’ai fait des histoires en 3 planches, 6 planches, j’ai fait des Oncle Paul. Tout ça donne une confiance progressive. Je me souviens quand j’ai commencé Attila, 44 planches – c’était 44 à l’époque – ça me paraissait monstrueux. Maintenant, quand je commence un album de 64 pages, ça me paraît normal. Et l’autre problème, c’est que les jeunes auteurs sont payés en à-valoir de droits et très peu touchent des droits d’auteur.

Au tout début en 1964, en travaillant pour Peyo, vous étiez payés au dessin réussi.

Au dessin publiable, oui. Tout était très clair dès le départ. On travaillait pour lui, en s’adaptant à son style. Et il y avait la signature Peyo en bas du dessin.

Et c’était payé au dessin.

Pour moi, oui, en tout cas – on n’en parlait pas beaucoup entre nous. Après, ça a évolué. Quand je travaillais sur le Schtroumpfissime, je devais avoir un prix à la planche. En fait, les toutes premières choses pour lesquelles j’ai été payées, c’était les pubs Corn Flakes avec les Schtroumpfs. À l’époque, sur le paquet, il y avait la photo d’un petit garçon. Comme je dessinais du réalisme, Peyo m’a donné ce visuel à dessiner. Et puis le deuxième travail pour lequel j’ai été payé, c’était un calendrier scout. D’ailleurs, dans le livre Peyo l’enchanteur, ils montrent ce calendrier scout, mais en réalité, c’est moi qui l’ai dessiné (rires).

Pour les Schtroumpfs, il faisait évidemment les crayonnés.

Oui, bien sûr, pour les personnages, et puis il ébauchait les décors. Mais à la longue, je prenais en charge les décors et je prenais de plus en plus de responsabilités. Mais je n’ai jamais dessiné de Schtroumpfs, sauf des personnages secondaires très en arrière-plan. Pour les produits dérivés, il était beaucoup moins présent.

Derib : "Si Dupuis pensait qu'on ne pouvait pas en vendre 25 000, on ne faisait pas d'album."
Derib en dédicace à Aubenas sous les yeux du Démon blanc.

Ensuite, votre première BD, cela a été Attila.

Et Arnaud de Casteloup, en même temps. À l’époque, on était payés à la planche. Et puis, s’il y avait un album, mais pas toujours -ça n’a d’ailleurs pas été le cas avec Dupuis pour Arnaud de Casteloup- on touchait des droits d’auteur.

Pour Attila, quel était le tirage ?

25 000 exemplaires. C’était la condition de base. Si Dupuis pensait qu’on ne pouvait pas en vendre 25 000, on ne faisait pas d’album. C’était le tirage minimum. Et il n’y avait pas de retours, ce qui est quand même extraordinaire. Aujourd’hui, le tirage moyen c’est 3 ou 4000 et il y a 30% de retours. Il y a des albums qui se vendent à 500 exemplaires, c’est terrifiant.

Tout ça faisait dès le premier album un pécule intéressant.

On pouvait vivre de ce métier. J’ai eu la chance de ne jamais avoir de problèmes financiers, ce qui est un privilège.

Et pour Arnaud de Casteloup ?

Alors, il n’y a pas eu d’albums chez Dupuis, mais il y en a eu chez Albin Michel et Bédéscope. Mais je ne sais pas ce que ça a donné. Chez Bédéscope, ils ne m’ont pas envoyé un seul album. Je n’ai récupéré ni les couvertures, ni les originaux.

Et donc, à 22/23 ans, vous pouvez vivre de la BD.

Comme tout le monde à cette époque là.

Ça fait rêver.

Aujourd’hui, oui. l’époque, ça nous paraissait naturel. On n’avait besoin de faire un autre métier à côté, publicité ou autre.

Mais vous aussi, aujourd’hui, vous devez vous adapter.

Autrefois, 90% des revenus venaient de la vente d’albums. Aujourd’hui, pour moi, 60% viennent des produits dérivés. Toutes les séries ont perdu entre 30 et 50% de ventes en librairie.

Pour Yakari aussi ?

Bien sûr. On est passé de 80 000 ex. par nouveauté à 45 000.

Derib interrogé par Laurent Turpin sous les originaux exposés à Aubenas.

Et pour Buddy Longway ?

Mais depuis le 20e et dernier album, Buddy n’existe plus. Avec les intégrales, ça se chiffre en quelques centaines d’exemplaires par an. Le tirage moyen d’une intégrale, c’est entre 3 et 5000 ex. Là, on réimprime le premier volume, sur les cinq. Mais ça fait trois ou quatre ans que c’est sorti. C’est une survie, mais c’est incomparable avec la sortie d’un album. À la grande période, au 15e album, Buddy était tiré à 60 000 ex. Quand j’ai repris la série 15 ans après, on est arrivé à 30 000, ce qui était déjà très bien à l’époque. Il faut être très clair, je ne me plains pas. J’ai réussi à maintenir un niveau financier très correct pendant ces 50 années. On a pu élever trois enfants, maintenir une maison en état, etc. On est des privilégiés. Quand on en parle avec Cosey, Hermann ou Dany, on en est bien conscients.

Pour revenir au passé, il y avait une pratique intéressante chez Pilote à un moment.

Oui, le journal avait une liste de dessinateurs, pas forcément très connus d’ailleurs puisque, pour ma part je n’avais publié qu’Attila et Pythagore, et quand ils en avaient besoin, ils téléphonaient pour proposer une histoire de six pages à faire en urgence. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais j’en ai fait trois. Deux pour Fred et une pour Reiser. Derib et Reiser, on ne peut pas dire que ce soit le même monde (rires). C’était une histoire d’autoroutes qui se dépliaient à l’arrivée de l’été. Je me souviens l’avoir faite avec difficulté parce que ça ne me correspondait pas. En revanche, avec Fred, je me souviens avoir fait une histoire de bûcherons attaquant un chêne qui se mettait à se plaindre. Et ça, ça me plaisait bien. Il y avait une poésie qui était en parallèle avec ce que je vivais. Fred, je l’ai rencontré six ans plus tard, mais Reiser jamais.

À partir du moment où Pilote est devenu plus politique et franco-français, ça ne correspondait plus à mon idée de la bande dessinée d’aventure, "qui fait du bien" comme on disait à l’époque. Pareil pour (A suivre). Quand c’était Didier Platteau le responsable d’(A suivre), le but c’était de laisser les dessinateurs s’exprimer d’une manière plus directe, plus libre. Celui qui est né deux fois était prévu pour (A suivre). Quand Jean-Paul Mougin est arrivé et qu’il est devenu rédacteur en chef, il a refusé le projet parce qu’il ne supportait pas le côté spirituel de l’histoire. Il disait « si ton homme-médecine est un mec qui domine les autres par son intelligence, il n’y a pas de problèmes. Mais l’idée du pouvoir par les visions, je n’en veux pas. » Avec Claude Auclair, il a eu de grands problèmes aussi. Ils se sont même battus physiquement. À la recherche de Peter Pan de Cosey devait aussi passer dans (A suivre). Ça a été refusé. Mougin nous traitait d’idéalistes et de gnangnans.

Les vaches du Val d’Hérens en exposition à Aubenas.

Passons maintenant à aujourd’hui. Car face à des tirages qui diminuent, vous ne restez pas les bras croisés et vous cherchez des solutions alternatives. Comme par exemple la publication de Tu seras reine avec le concours de la région du Valais.

Oui, à la condition d’être en adéquation avec ces régions. L’histoire sur les vaches me tient à cœur. J’ai gardé des vaches quand j’étais petit. Le Valais est ma seconde patrie. J’ai passé plus de 30 ans de ma vie là haut. Donc, j’étais le seul à même de pouvoir le faire. D’ailleurs, au tout départ, je voulais faire ça juste pour me faire plaisir et faire plaisir au Valais. J’ai une petite maison d’édition et je me disais au début, si on en sort 3000 et qu’on fait une opération blanche, je serais déjà bien content. Je l’ai proposée au Lombard et ils y ont cru moyennement. Ma femme a fait un bouquin sur le Valais, que j’ai édité. Et pendant qu’on vendait l’album pour la région, j’ai discuté avec un président de communes, je lui ai dit que j’avais un projet sur les vaches du Val d’Hérens. Ça l’a intéressé et il m’a proposé de venir à la réunion des présidents de communes. Je les ai rencontrés et ils ont eu l’exclusivité du truc sur le Valais, pendant un mois. Ils ont été d’accord de financer la création. Alors, ça a pris une ampleur totalement différente. A la place de 2 ou 3 000 ex. c’était 10 000. Ensuite, le Lombard s’est chargé de publier une nouvelle édition. Donc, on en est maintenant à 20 000 ex. Pour un one-shot aujourd’hui, c’est déjà quelque chose.

Et un prochain projet en perspective sur les chevaux.

Oui, je l’avais même avant, parce que je suis plus chevaux que vaches. Les vaches, on ne peut pas les monter en principe, alors que j’ai eu des chevaux pendant 30 ans. Un responsable d’élevage de chevaux dans le Jura a reçu Tu seras reine. Il s’est dit « c’est ce qu’il nous faut pour valoriser l’élevage ». L’aventure a démarré avec ce monsieur. On a le soutien de la région et de différents organismes. C’est bien d’avoir ces soutiens officiels. Pour les vaches, je n’en avais pas autant. Et puis, les chevaux, c’est plus universel. Je pense qu’on aura un tirage plus important sur la France et la Belgique. Parce que le but aussi de cet élevage est de s’exporter. Et ce sera directement traduit en allemand parce que Saignelégier est tout près de la Suisse allemande.

Parallèlement à tout ça, de l’auto-édition avec L’Aventure d’un crayon.

Avec mon fils et ma société As création, on va lancer cet art book qui est un panorama de mes 50 ans de carrière. Il y a beaucoup de portraits de vaches, de chats, de chevaux, plus les premières recherches de Yakari, plus ce que je faisais quand j’avais 15/16 ans sur les vedettes de cinéma et de la chanson, bref 240 pages de dessins inédits qui pourront amuser ceux qui aiment ce que je fais. Au moins une quarantaine de dessins ont été faits spécialement pour cet album. Ça va sortir en septembre.

Avec le fameux crayon.

Oui, que mon papa, artiste peintre, m’a offert quand je devais avoir six ou sept ans, et que j’ai toujours. Je lui cède la parole au début du bouquin et après, c’est lui qui fait les commentaires, avec un petit décalage et un peu d’humour. J’ai fait pas mal de pubs aussi et on n’a pas voulu les mettre là-dedans. Et si L’Aventure d’un crayon fonctionne, on refera un bouquin avec tout ce que j’ai fait à côté, des affiches, etc. Et là, ce serait les Ahlalàààs, les petits personnages qui parleraient de ça. J’ai fait beaucoup de pubs avec les Ahlalàààs.

Le fameux Critérium offert par son père.

Et dernier projet avec encore une autre maison d’édition, le livre-disque sur Jean Ferrat.

Oui, 12 pages d’illustrations sur quelques chansons de Ferrat. À la base, je devais le faire quand il était encore vivant, mais les droits étaient trop élevés. On a oublié le truc. Et puis trois ans après - après sa mort - on m’a dit que c’était faisable. Et je l’ai fait. Et la cerise sur le gâteau c’est qu’hier j’ai été rencontrer sa veuve, Colette. J’ai pu lui montrer mes dessins avec ma tablette. Et je crois que ça a collé. J’avais rencontré Jean Ferrat il y a 50 ans à L’Ancienne Belgique. Toutes les grandes vedettes de l’époque y venaient avant de faire l’Olympia ou autre. J’y ai vu Sacha Distel, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Jacques Brel, etc. C’était génial. Chaque week-end, je savais que j’avais quelqu’un d’important à aller voir.

Et donc il y a eu Jean Ferrat, avec Isabelle Aubret en première partie. J’ai été le voir avant son tour de chant, c’était assez rare. Il m’a accordé cinq minutes. Je ne savais pas quoi lui dire à part « j’aime beaucoup ce que vous faites ». Et il ne savait pas quoi me répondre, à part « merci, vous êtes gentil ». (rires) Ça a été rapide, mais émouvant pour moi. D’autant plus émouvant que 50 ans plus tard, la boucle se boucle d’une certaine manière.

Je voulais l’utiliser comme personnage de BD, et à un moment donné, Jean-Michel Charlier demandait à des auteurs qui avaient un léger impact de créer une série originale. J’avais fait une histoire qui s’appelait Le troupeau, avec des chevaux qui étaient amenés d’un endroit à un autre, et Jean Ferrat était un conducteur de troupeau. J’en ai dessiné trois pages, mais le projet a été abandonné. Je n’ai donc pas pu utiliser mon Jean Ferrat, donc j’étais ravi de faire ces petits dessins.

L’album BDMUSIC sur Jean Ferrat sortira à la rentrée prochaine.

Oui, avec un lancement pendant la Fête de l’Huma. Et puis certainement une exposition des dessins, ici, à Aubenas. Et peut-être à Antraigues aussi, chez lui.

Ça fait plein de projets tout ça.

Tout à fait. Je viens de fêter mes 50 ans de carrière, mais j’aimerais bien doubler la mise ! (rires)

Encore les vaches.

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Dupuis
 
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