C’était un homme sans prétention, issu d’un milieu modeste et qui, malgré une certaine réussite, l’était resté. La BD, il l’avait connue alors qu’elle était qualifiée avec mépris d’ « illustré », que les auteurs étaient considérés comme de la piétaille, et que les médias ne s’intéressaient pas à elle.
Durant toute sa longue carrière, près de 60 ans, il avait rencontré et cultivé l’amitié des plus grands : Hergé, Goscinny, Franquin, Peyo, Morris, Roba… Je ne reviendrai pas sur son parcours dont on a beaucoup parlé déjà par ailleurs.
Ce qui frappait dans l’énorme foule venue l’accompagner au crématorium de l’avenue du silence, à Uccle (Bruxelles) en dépit d’une tempête de neige, c’était l’unanimité autour de cet homme éminemment amical : On reconnaissait, outre ses éditeurs Claude de Saint-Vincent et François Pernot, ses amis proches : André-Paul Duchateau, Salvatore Adamo, Dany, Bob De Groot, mais aussi un scénariste venu de loin comme Christophe Arleston, sans compter le ban et l’arrière-ban de la bande dessinée belge, de Jean Van Hamme à Hermann,, de Jean Dufaux à René Hausman, de Frédéric Jannin à Isabelle Franquin.
L’auteur idéal
Les discours égrenaient les anecdotes, notamment celle du directeur-général du Lombard fraîchement arrivé dans les années 1980, François Pernot, gêné par le titre du dernier Chick Bill, que l’auteur lui révélait, les yeux piquant de malice, en route vers Angoulême et dont les calembours vaseux étaient légendaires : L’homme qui a tempêté. L’éditeur devait notamment souligner combien il a maintenu le catalogue du Lombard vivant, soutenant l’entreprise alors qu’elle était sur le point de défaillir, faisant remarquer que « par sa fidélité et sa productivité, il était pour un éditeur l’auteur idéal »
Il y eut Dany, à son chevet à la suite de son deuxième infarctus (Tibet en collectionna quatre), et à qui le dessinateur de Ric Hochet disait un peu dépité : « Je n’ai rien trouvé à dire comme « mot de la fin. ». Tel était Tibet, toujours à rire de tout et qui appliquait à la lettre cette sentence de Paul Léautaud : « Au-dessus du devoir, il y a le bonheur. »
Dans les hommages qui lui ont été rendus, j’ai retenu celui du Tagesblatt qui titrait, en faisant référence à la philosophie de vie heureuse qui était la sienne : "Disparition du Dalaï-Lama de la BD".
Comment j’ai rencontré Tibet
J’ai notamment pu raconter auprès de quelques personnes présentes comment j’ai rencontré Tibet pour la première fois.
Nous avions 13 ou 14 ans. Mon frère et moi avions repéré dans un épisode de Chick Bill (je crois bien que c’était Route d’acier, mais je n’ai pas l’exemplaire sous la main) que Kid Ordinn et Dog Bull portaient un numéro de matricule étrangement long. On soupçonna que c’était un numéro de téléphone. Avec la candeur de la jeunesse, nous avons entrepris de le former : « - Allo, vous êtes Monsieur Tibet ? –Oui. – Nous avons lu votre numéro de téléphone dans Chick Bill, est-ce qu’on peut passer vous voir ? – Oui. » Nous avons appris en le rencontrant que nous étions les premiers à l’appeler et que l’autre numéro de téléphone était celui d’Albert Weinberg.
Grâce à Tibet, mon frère et moi-même sommes entrés dans le petit monde de la BD, c’est dire si nous lui devions beaucoup. Il nous présenta ses amis : André Franquin, Paul Cuvelier,… Vous imaginez ?
Plus tard, quand nous avons lancé notre librairie spécialisée au boulevard Maurice Lemonnier à Bruxelles, nous l’avons tout naturellement intitulée Chic Bull. Il nous fit l’honneur d’en dessiner le logo. Parmi les premiers albums de Magic-Strip, la maison d’édition que mon frère et moi avions fondée en 1979, Tibet figurait au catalogue avec Globul et Mouminet & Alphonse (cosignés par Greg et Goscinny). Nous étions fiers comme des paons.
C’est pourquoi je n’oublierai jamais Tibet, mon ami. Je suis heureux d’avoir pu grandir à la lumière de sa bonne humeur rayonnante.
Un maillon essentiel
Je reviens sur l’intitulé de mon article qui rappelle que Tibet ne prétendait pas au génie, surtout quand il se comparaît à ses amis proches comme Franquin, Uderzo, Peyo ou Goscinny. Il n’a peut-être n’a pas fait, historiquement parlant, « école », puisqu’il se revendiquait lui-même de la tradition d’Hergé et de Disney, mais il joua néanmoins un rôle essentiel dans le paysage de la BD franco-belge. Avec sa production abondante et régulière, il nourrissait le catalogue de l’éditeur de l’avenue Paul-Spaak avec constance. Sa participation à toutes les aventures collectives de la BD belge, notamment sa présence aux côtés du Centre Belge de la BD comme nous le rappelait encore vendredi son directeur Jean Aucquier, toutes ses actions, ont été déterminantes.
Mieux : il lui conservait un public fidèle, toujours ravi de recevoir un nouveau Tintin et un nouveau Blake & Mortimer, mais qui avec le temps avaient appris à attendre les « divas ». Tibet ne faisait jamais la diva. Ses albums étaient chaque année à l’heure, de qualité égale, certains un peu fades, d’autres touchant à ce que l’on pouvait lire de meilleur dans la BD franco-belge. C’était un homme « de troupe », un de ces grognards indispensables qui font gagner les batailles, qui savaient bâtir avec un public nombreux un lien privilégié.
Il était en clair l’un des auteurs éminents de cette « bande dessinée commerciale et populaire » qui nourrit, par sa régularité et par son volume, un réseau de points de vente qui permet encore aujourd’hui à « l’autre bande dessinée », celle dite « d’auteur », d’assurer tout simplement son existence.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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