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Dino Attanasio : « J’ai travaillé avec Charlier, Hubinon, Franquin, Goscinny et Henri Vernes »

Par Nicolas Anspach le 21 août 2008                      Lien  
La collection Millésime des éditions du Lombard publie une intégrale de {Spaghetti} regroupant quatre récits inventés par {{René Goscinny}}. {{Dino Attanasio}} avait eu l’idée de mettre en scène un sympathique chercheur d’emploi, immigré italien, qui est accompagné, malgré lui, par son cousin Prosciutto, un gaffeur exubérant.

Dino Attanasio se souvient avec nous de la création de ce personnage, et de sa carrière riche et intense qui lui a valu d’être le premier à faire vivre Bob Morane en bande dessinée ou encore de reprendre des mains de Franquin la série Modeste & Pompon. puis de créer son propre personnage, Spaghetti, scénarisé par René Goscinny.

Vous avez quitté l’Italie en 1948 pour Bruxelles. Était-ce la création récente du journal de Tintin qui vous attirait ?

Cela va sans doute vous décevoir, mais ma venue en Belgique est le fruit du hasard. Mon père était musicien et, cette année-là, il a travaillé pendant quelques semaines dans un café-concert à Bruxelles. Je l’ai rejoint pour sortir de l’atmosphère pesante de l’après-guerre qui régnait en Italie. C’était aussi une possibilité de voyager. Pendant la Seconde Guerre mondiale, nous n’avions pas l’opportunité de sortir de l’Italie.
J’ai donc logé quelques mois chez des amis pour m’acclimater à la Belgique. Et surtout pour trouver du travail. À l’époque, il suffisait de pousser les portes d’un éditeur ou d’un publicitaire pour en trouver. C’était le temps des contacts faciles : le directeur venait lui-même rencontrer les personnes qui se présentaient. Il ne fallait pas passer par différents échelons comme aujourd’hui. C’est ainsi que j’ai débuté dans le dessin animé publicitaire.

Dino Attanasio : « J'ai travaillé avec Charlier, Hubinon, Franquin, Goscinny et Henri Vernes »Vous avez assez rapidement été en contact avec Georges Troisfontaines, le patron de la World Press.

Oui. J’avais rencontré une étudiante dans un café situé près de la Grand Place à Bruxelles. Elle m’a montré une revue qui contenait des pages réalisées par la World Press. J’étais évidement intéressé par ces bandes dessinées. La fille connaissait Georges Troisfontaines, et m’a donné l’adresse d’un lieu où il avait ses habitudes. Je suis allé, dans ce bar, l’après-midi, et j’ai rencontré Troisfontaines qui discutait avec Jean-Michel Charlier,Victor Hubinon et Eddy Paape. Il s’inquiétait de savoir combien de pages j’étais capable de dessiner par mois. J’ai tenu l’engagement d’en produire une par jour. Quelques temps après, en 1950, il m’a demandé d’illustrer un récit pour le quotidien belge La Libre Belgique sur un scénario de Charlier. Fanfan et Polo est paru en 1950 et a été repris à la troisième histoire par René Goscinny. Cette période fut intense en rencontres. En quelques années, j’ai fait la connaissance d’Edgar Pierre Jacobs, d’Henri Vernes ou encore d’Albert Uderzo.

Où avez-vous rencontré Goscinny ?

À la World Press. Il débarquait de temps en temps avec Albert Uderzo et d’autres dessinateurs parisiens pour y montrer leurs planches. Je dessinais à une table, près de Victor Hubinon, Eddy Paape, Jean Graton, etc.

Il reprend donc Fanfan et Polo au troisième épisode …

L’histoire s’appelait Gentleman Farmer. Dupuis en a racheté les droits, et le récit a été remis en couleur par Vittorio. Ils auraient dû le publier, mais j’ignore pourquoi cela traîne …

Contrairement à d’autres auteurs de votre génération, vous n’avez jamais eu de série au long cours, comprenant un nombre impressionnant d’albums.

J’ai quand même signé cinq Bob Morane et une vingtaine de Spaghetti. Sans compter les autres albums et les séries réalisées pour des éditeurs italiens ou hollandais. J’ai publié une centaine de titres. Mais c’est vrai, ils sont dispersés.

Parlez nous de votre collaboration avec Henri Vernes, sur Bob Morane

J’ai été le premier dessinateur de la série. L’arrêt de cette collaboration est de mon fait, et c’était une erreur ! Je devais choisir entre mes séries aux Lombard et Bob Morane qui était à l’époque publié par Marabout. J’ai regretté de ne pas pouvoir donner un caractère, une forme au personnage de Bob Morane. Regardez Corto Maltese. Cette série a une identité graphique. Pratt n’a eu de cesse de s’améliorer dans cette série. On reconnaît Corto du premier coup d’œil. Bob Morane est passé par tellement de mains différentes que, finalement, vous ne connaissez pas sa silhouette. Le lecteur en a une idée approximative. C’était une erreur de ne pas avoir de dessinateur fixe pour cette série.

Parlez-nous de Modeste et Pompon...

J’ai repris Modeste et Pompon, que j’ai dessiné pendant près de dix ans [1] ! Cela a été un succès. Mais … quel boulot ingrat ! Vous ne pouvez pas améliorer une série qui a été créée par un grand auteur tel que André Franquin. Les lecteurs s’étaient pris d’affection pour mon travail, mais je ne pouvais difficilement égaler ou faire mieux que Franquin ! Modeste et Pompon était un chef-d’œuvre balisé, pas une série médiocre ou mal faite qui ne demandait que des améliorations. Lorsque vous dessinez un personnage des milliers de fois, le style de l’auteur devient, sans le vouloir, beaucoup plus rond. Au fil du temps, le dessinateur fait une synthèse de ses personnages. Ceux-ci se modifient sans que les lecteurs ne s’en aperçoivent. C’est ce qui m’était arrivé avec Modeste et Pompon. Et cela arrivait même à Franquin. Regardez son Gaston Lagaffe. Il était grand et filiforme à sa création, puis il est devenu peu à peu plus rond et ramassé.
Comme je n’étais pas l’auteur de Modeste et Pompon et que je devais suivre les marques laissées par un maître, je me laissais parfois aller, et du coup je déformais parfois un peu les personnages. Franquin m’avait demandé lui-même de reprendre sa création. Je l’ai fait par défi, puis j’ai continué malgré ces difficultés car il était de bon ton d’avoir des séries. Et c’est vrai : je gagnais bien ma vie avec Modeste et Pompon.

Pourquoi l’avez-vous arrêtée ? La série a été reprise par Mitteï, puis par de nombreux autres auteurs.

Les personnages étaient devenus usés. Ils ne m’intéressaient plus. Et puis, à l’époque, j’avais eu quelques problèmes avec mon éditeur. Mais c’est de l’histoire ancienne !

Revenons à Spaghetti. En 1957, vous montrez au rédacteur en chef de Tintin, André Fernez, un dossier présentant ce personnage. Il a alors l’idée de vous marier, à nouveau, avec René Goscinny. Ce dernier réalisant les scénarios de cette série.

Oui. J’avais réalisé un vague synopsis et de nombreux dessins. J’ai alors donné à René Goscinny la carte d’un restaurant italien, afin qu’il puisse y piquer quelques noms pour les personnages. Il avait un réel sens du gag. Il était capable de faire passer une chose aussi éculée que le gag de la tarte à la crème d’une manière telle que le lecteur avait l’impression qu’il s’agissait d’une nouveauté…

Extrait de Spaghetti
(c) Attanasio, Goscinny et le Lombard.

Pourquoi avez-vous fait de Spaghetti un héros sans emploi ?

À cette époque, tous les héros de BD étaient très typés : Policier, Cow-boy, etc. Certains auteurs, comme Morris par exemple, n’aimaient pas qu’un auteur réalise une histoire dans le même genre. J’ai donc eu l’idée d’un personnage débrouillard, qui recherche continuellement un emploi. Tant qu’à faire, autant en faire un petit étranger. J’étais bien placé pour connaître la légende (Rires), alors, autant l’assumer totalement !

Mis à part Goscinny, quel est le scénariste qui vous a le plus marqué pour Spaghetti ?

Yves Duval ! J’ai beaucoup d’estime pour ce scénariste. C’est un grand bonhomme. Il est tout le contraire d’un homme mondain. C’était plutôt un vrai courant d’air, qui ne faisait que passer chez ses dessinateurs pour leur apporter du boulot. Puis, il s’envolait pour des destinations lointaines : Japon, Afrique Noire, Canada, etc. Il travaillait pour une revue de tourisme… On sent à la lecture de sa monographie qu’il nourrit le regret de ne pas être considéré à sa juste valeur. À mon sens, il n’a pas suffisamment tapé sur le même clou. Regardez Morris, il a consacré toute sa carrière à Lucky Luke. Pour ma part, j’avais l’impression de m’atrophier lorsque je travaillais trop longtemps sur une série.

Quelle a été votre plus grande fierté dans ce métier ?

Toute ma vie a été un bon souvenir. Évidemment, comme tout le monde, j’ai eu des problèmes et des douleurs. Mais je n’ai pas traversé de grands malheurs qui auraient bouleversés ma vie privée ou professionnelle.
Mes plus grands plaisirs ? La découverte d’un nouvel album imprimé, même si aujourd’hui je fais parfois la grimace en voyant mes erreurs de dessin ou celles de l’imprimeur ! Je suis également fier d’avoir travaillé sur cinq dessins animés, dont deux adaptations de Spaghetti. L’une, intitulée Spaghetti à la Romaine, a été réalisée par la filiale audiovisuelle du Lombard, créé par Raymond Leblanc, Belvision. Yves Duval en avait scénarisé l’histoire. Et puis, j’avais produit une adaptation de Spaghetti, intitulée La Pizza Redoutable, avec Georges Dargaud. Mais ce dernier a souhaité couper court à l’expérience, préférant investir dans l’avenir audiovisuel de Lucky Luke.

Dino Attanasio au CBBD de Bruxelles contemplant un celluloïd d’un dessin animé « Belvision » de Spaghetti
(c) Nicolas Anspach

Quels sont les auteurs qui vous ont le plus marqué ?

Hergé, bien sûr ! Et humainement, Edgar P. Jacobs. Ce dernier avait beaucoup de bonhommie, de présence. Il avait une prestance extraordinaire et nous parlait avec simplicité, sans aucune prétention. Jacobs commençait souvent ses phrases par le mot « Gentlemen ». Je me souviens encore du jour, où j’ai été chez Jacobs, à Lasne, en compagnie d’Evany [2]. C’était après le décès de l’épouse du créateur de Blake & Mortimer. Je le vois encore se retourner vers nous en nous disant : « Gentlemen, voulez-vous encore une part de gâteau ? ». Il en avait acheté tellement, ce jour-là, que je suis sorti de chez lui en étant malade (Rires) ! Jacobs m’a plus marqué par sa manière d’être que par son talent. J’étais plus porté sur la BD humoristique…

(par Nicolas Anspach)

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Denis Coulon et Alain De Kuyssche ont consacré une monographie à Dino Attanasio. Celle-ci est disponible à la vente sur Amazon

[1Ndlr : de 1961 à 1968

[2NDLR : Evany, alias Eugène Van Nijverseel, a été le premier directeur artistique du journal de Tintin. C’est à lui notamment que l’on doit la maquette des albums dits "à peau d’ours" ou "à damier".

 
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4 Messages :
  • S’il n’y a que 4 histoires le terme "intégrale" n’est pas approprié... La production d’Attanasio est inégale mais je me réjouis qu’on parle de lui de nouveau

    Répondre à ce message

    • Répondu le 7 décembre 2008 à  16:37 :

      M. Dino Attanasio que je connais personnellement est un monsieur très bien. J’étais depuis toujours un fan de Signor Spaghetti quand je l’ai rencontré pour la première fois. Dino est un homme d’une extrême gentillesse et d’une grande humilité. Il mérite d’être louangé et remercié pour son excellent travail et sa bonne humeur communicative.
      Mon épouse et moi l’aimons beaucoup ainsi que Madame Joanna.
      En ce qui concerne Bob Morane, j’estime toujours que le plus réussi est le sien dans l’album L’OISEAU DE FEU. Frais et enthousiasmant.
      1.000 fois merci, cher Dino.
      Pour ceux qui ne connaissent pas l’album, je ne peux que recommander la lecture de DINO ATTANASIO 60 ANS DE BD par D. Coulon, A. De Kuyssche avec les paticipations de Alexandre Attanasio et Franz Van Cauwenberg aux Editions l’AGE D’OR. C’est un merveilleux album, qui rend heureux.
      Amitiés,
      Guy Bonnardeaux

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  • J’ai eu l’ocasion de le rencontrer lors d’une expo (à AutoWorld), c’est un gars charmant et humble.
    Il a beaucoup bossé et mériterait une notoriété beaucoup plus grande. Bravo Dino !

    Répondre à ce message

  • Bonjour dino, tu te souviens peut-être de moi lorsque j’ai quelque peu collaboré aux coloriages du dessin animé Jonnhy Goodbye (il y a plus de trente ans de cela)en collaboration avec ton fils Dino et Patrick de Froidmont. Pour moi, ce fut une expérience inoubliable. J’ai été très impressionné par ta patience et ta gentillesse.
    Bruno Carbonnelle

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