Si vous demandez à un amateur de bande dessinée s’il connaît Paolo Eleuteri Serpieri, vous risquez sans doute de recevoir en réponse une moue un peu évasive. Mais en prononçant le prénom de son héroïne, Druuna, les yeux de ce lecteur vont certainement se mettre à s’éclairer !
Tout le paradoxe de la carrière de Serpieri est là : la grande majorité des lecteurs méconnaissent ses excellents récits de western peuplés de Peaux-Rouges, récemment réédités chez Mosquito, mais son héroïne Druuna a, quant à elle, fait le tour du globe. Sans doute, l’auteur lui-même n’imaginait-il pas un tel succès lorsqu’il créa ce récit post-apocalyptique et auto-conclusif il y a plus de trente ans.
Mélange détonnant de violence, de lascivité et de science-fiction, Morbus Gravis a laissé une empreinte profonde dans le souvenir des lecteurs… et de son auteur.
Serpieri n’eut alors de cesse de tourner autour de ce premier récit, et de son héroïne, en inventant sept autres histoires dans ce monde clos et labyrinthique. D’autres albums hors-séride sont également parus, soit pour mettre en valeur la plastique de Druuna, qui continue de hanter Serpieri, soit pour explorer d’autres voies sensuelles et érotiques propres à l’auteur.
Après plus de dix ans sans Druuna, nous annoncions son retour l’année dernière. Exit la collaboration avec l’éditeur Bagheera, qui finit en procès, c’est chez Lo Scarabeo que la belle devait renaître sous forme de quatre albums regroupant ses aventures, plus un cinquième album présenté comme inédit !
La diffusion confidentielle du premier tome n’a sans doute pas été à la hauteur des attentes de l’éditeur et de son auteur, car c’est maintenant Glénat qui coédite cette reprise pour le marché francophone. L’éditeur grenoblois maintient l’idée de les publier par paires d’albums, mais a pris soin, pour assurer la relance, de publier en premier l’album inédit, dans la droite ligne des albums au souffle aventureux et érotique de la muse de Serpieri.
Anima : un récit muet mais éloquent
Ce tome 0 risque sans doute de déstabiliser les amateurs. En effet, Anima met en scène une blonde, aux formes aussi plantureuses que celles de Druuna, mais dans un univers ouvert, où la faune et la flore se déploient pleinement. Ce récit est donc sensiblement éloigné des atmosphères métalliques et organiques de la série-mère, mais il est également totalement muet : une première !
« Anima est parti d’un rêve, nous a expliqué Serpieri, C’est une parenthèse dans l’univers de Druuna. J’étais alors encore en procès avec ma maison d’édition d’origine, et je ne pouvais plus dessiner mon héroïne-fétiche. Pendant toutes ces années avec Druuna, j’étais enfermé dans un monde cloisonné, avec cette sensation d’étouffement qui l’accompagnait. J’ai donc voulu m’aérer l’esprit, prendre du champ. Mais en dépit de cette première envie, je suis revenu rapidement à mes fondamentaux avec une ambiance claustrophobique dès la moitié du récit. Je tiens à préciser que, contrairement, à ce que je fais dans mes autres bandes dessinées, je n’ai pas voulu raconter une histoire, mais bien une succession d’images qui se raccordent entre elles. Je voulais laisser la place à l’imagination du lecteur. »
Le scénario n’est certes pas aussi dense que les récits de Druuna. Impossible cependant de ne pas rester en arrêt devant la beauté graphique des dessins de Serpieri : proche de ses 72 ans, l’auteur n’a rien perdu de sa dextérité. Anima joue de diverses influences, mais mélange également les genres (sensuel, violent, animalier, humoristique, cavalier, aventureux, SF, etc.), tels un condensé des différents courants qui ont traversé la carrière de l’auteur.
On remarquera d’ailleurs en lisant l’album qu’Anima et une humanoïde se présentent devant la statue d’une sorte de déesse. Les deux héroïnes de papier entrent alors à l’intérieur de la statue par son sexe et se retrouvent dans l’atelier de Paolo Serpieri, en train de dessiner une gigantesque Druuna.
« Par le passé, j’ai été influencé par Moebius, continue à nous expliquer Serpieri. J’ai ainsi voulu lui rendre hommage en dessinant une oie mécanique, qui fait allusion à son ptérodactyle d’Arzak. Quant à la statue, je ne désirais pas sacraliser la femme en elle-même, mais plutôt évoquer le vagin et de l’utérus, un endroit où il se passe des choses importantes : le plaisir, bien sûr, mais surtout l’origine de la vie ! La métaphore de la création me semblait aller de soi. »
Anima s’avère donc une curiosité qui accrochera les lecteurs de Druuna. Le cahier baptisé Les Origines les enthousiasmera tout autant. On y retrouve des crayonnés récents de Serpieri, avec également des versions encrées et en couleur.
Enfin, ce tome 0 se conclut avec une pépite : Forse… (Peut-être…), un récit réalisé en 1981 présenté comme inédit en France. Cette histoire a en réalité été publié en 1983 dans la revue 58 de Circus sous le titre Selon toute apparence. Cela n’en diminue pas l’intérêt, car elle place les bases du futur premier tome de Druuna : Morbus Gravis.
On y retrouve en effet une jeune femme sortant des eaux, vision qui a inspiré à Serpieri toute sa saga de Druuna, mais également cette idée de monstres humanoïdes, dans ce mélange de sexe et de violence. Il est d’ailleurs passionnant de comparer case à case ce récit des origines aux premières pages de Morbus Gravis.
Un premier tome qui regroupe les deux premières aventures de Druuna
La série Druuna qui comptait huit albums est donc maintenant compilée en quatre recueils, dont le premier est paru simultanément à ce tome 0 Anima – Les Origines. On retrouve ce récit fondateur qu’est Morbus Gravis, une référence pour beaucoup de lecteurs, lequel méritait amplement de retrouver sa place en librairie, surtout au prix intéressant de 19,50 € pour deux aventures complètes.
On remarque que les couleurs de Morbus Gravis sont plus contrastées que dans les premières éditions, ce qui renforce l’aspect crépusculaire de l’album, mais qui, par ailleurs, nuit parfois à la qualité des détails lors de scènes ou de dessins plus sombres. Ce choix a sans doute été dicté par les couleurs réalisées sur le tome 2 qui, pour leur part, sont conformes aux teintes originelles.
Par rapport à l’essai avorté sous le label Lo Scarabeo (dont on retrouve d’ailleurs ici le visuel de couverture), ce premier tome comporte aussi un petit cahier complémentaire qui recèle bien des merveilles ! Tout d’abord, un florilège des premières pages originales de Morbus gravis qui permet d’admirer le travail de Serpieri, en dépit de la taille modeste des reproductions.
Mais, Glénat a choisi d’ajouter des bonus complémentaires à cette publication initiale : tout d’abord, les illustrations couleurs qui ont servi pour les couvertures des premiers albums, ainsi qu’une série de superbes illustrations, principalement parues dans l’album Obsession (1990), un ouvrage épuisé depuis des lustres.
En conclusion, on ne peut donc que se féliciter de cette nouvelle collection céditée par Glénat : elle permet de remettre au devant de la scène une héroïne intemporelle et qui n’a rien perdu de ses charmes !
(par Charles-Louis Detournay)
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